Troubles

salander

TROUBLES

 

Alice chercha sa paire de lunettes pendant une demi-heure. A l’époque où sa myopie atteignait des sommets, avant de subir l’opération au laser qui lui avait rendu une vision parfaite, elle les rangeait toujours à un endroit précis. Sinon, comment mettre la main dessus ? Un téléphone perdu dans un appartement, on peut toujours l’appeler avec un autre appareil…

Maintenant qu’elle voyait net au loin, elle posait ses lunettes n’importe où, certaine de les retrouver facilement. Aujourd’hui, elle pestait, aussi énervée qu’un essaim de guêpe par canicule, piochant entre tiroirs et placards, ouvrant et fermant des armoires. Désespérée, elle finit par appeler son amie Martha, qui vivait deux étages plus bas et monta dans les dix minutes.

Alice lui expliqua le problème. L’autre fronça les sourcils, ce qui conférait à son visage un air maussade sous un brushing éparpillé en mèches folles.

- Tu n’as plus besoin de lunettes, ma chère, observa-t-elle.

- Non, mais je dois les retrouver.

- A quoi bon ?

- Tu comprends, si tout à coup je rechute, mieux vaut les avoir à portée de main.

Martha secoua la tête. Alice remarqua ce geste de dépit. Agacée, elle fusilla son amie du regard avant de reprendre ses recherches. Les minutes s’écoulèrent, abrasives, sèches. Enfin Martha dénicha l’objet, posé sur un rayon de la bibliothèque. Mais Alice grimaça. « Ce ne sont pas les bonnes, j’utilise celles-ci pour lire ; la monture des autres est rouge. » Elle transpirait, craignait de ne jamais retrouver la bonne paire. Les deux femmes continuèrent même si, Alice le sentait bien, son amie n’y mettait pas toute la conviction nécessaire.

Une pointe d’angoisse lui piqua soudain la poitrine.

- Je ne te vois plus très nette, se plaignit-elle.

- Une poussière, tu as dû te frotter l’œil.

- Je ne me suis rien frotté du tout, je te dis que tu es floue.

Maintenant affolée, elle se rua à l’autre bout de son appartement et fouilla le moindre recoin, se tapant le genou contre une porte et s’enfonçant une écharde sous un ongle. Elle cria, s’énerva. Puis elle constata que Martha la regardait d’un air consterné.

- Ton aide passive m’est précieuse, merci, grinça-t-elle.

- Je ne comprends pas… c’est la cinquième fois que tu me fais le coup depuis ton opération, on cherche des lunettes dont tu n’as pas besoin, en plus tu me déranges chaque fois pendant mon ménage…

- Ah, ton ménage, ton sacro-saint ménage, quelle obsession ! Que je perde la vue ne t’importe pas tellement, en fait…

- Alice, tu es injuste.

Les deux amies entamèrent une nouvelle fouille. Elles regardèrent partout, même sous les tapis et derrière les radiateurs. « Il me semble que je vois double », s’inquiéta Alice. L’autre ne répondit rien mais, trente secondes plus tard, elle brandissait la fameuse paire de lunettes d’un air triomphal. Alice se sentit délestée d’un poids, une charge énorme qui avait jusqu’alors comprimé sa cage thoracique, comme un magma de lave à l’étroit dans un cratère. Elle s’empara des lunettes, les chaussa, les retira en poussant un cri.

- Ma vision est de nouveau trouble, j’avais raison, c’est affreux.

Martha parut décontenancée.

- Ces lunettes ne sont plus adaptées, Alice.

- Il faut que j’aille contrôler ma vue chez l’opticien, ça ne va pas du tout.

Un instant les deux femmes se regardèrent. Martha avait les mains dans les poches de sa robe, un modèle à impression florale qu’elle portait lorsqu’elle faisait le ménage, c'est-à-dire tous les jours. Alice eut soudain une révélation. La colère gronda en elle, pareille à une lame de fond remontant vers la surface. Elle accusa Martha d’avoir planqué les lunettes dans sa poche.

- Pourquoi aurais-je fait cela ? Ça n’a aucun sens.

- Pour obtenir l’honneur de les retrouver, bien sûr.

- Alice, tu es folle.

- Sors de chez moi, va-t-en, je ne veux plus te voir.

La porte claqua violemment derrière Martha. Elle était accablée de tristesse. Une amitié de quinze ans. Alice avait toujours été un peu spéciale, surtout depuis le départ de son mari, mais Martha aimait les personnalités complexes, pleines d’aspérités et d’ornières. Avec Alice, elle était servie. C’était néanmoins la première fois que les deux femmes entraient pareillement en conflit. Cette accusation… Cette sécheresse dans la voix…

En regagnant son appartement, Martha était aussi tendue qu’un cordage de raquette neuf. Elle sortit son aspirateur du placard, brancha la fiche, mit en marche l’appareil. Après dix minutes de nettoyage, elle se sentait déjà nettement plus décontractée.

Signaler ce texte