TURBULENCES D'UN ETE

Florence Boisseau

TURBULENCES D’UN ETE

Une lettre pliée en quatre, retrouvée chez mes grands-parents à leur décès, attira mon attention. En reconnaissant mon écriture fine et régulière un flot de souvenirs m’assaillirent…

Août 1973 : j’ai 12 ans et je prends l’avion pour la première fois pour aller en Grèce. Survoler les Alpes si belles, si majestueuses est une source d’émerveillement total. Qu’elles semblent inoffensives et paisibles, vues d’en haut ! Mon cœur oscille entre excitation et assurance tranquille. Les passagers sont perdus dans leurs pensées respectives, certains le nez à la vitre, comme moi.

Soudain, sans prévenir, l’avion commence à tanguer, poussé par une ivresse qui le fait tituber. On annonce des turbulences au micro, j’ai l’estomac qui descend d’un étage et qui suit le mouvement de yo-yo qu’imprime l’absence de portée d’air. L’avion reste longtemps chahuté comme un jouet au bout d’une main d’enfant. Je retiens mon souffle. Cela fait quoi de tomber d’un avion en plein ciel ? Je ne suis pas rassurée, mais je suis trop jeune pour imaginer la mort comme une invitée surprise.

Et puis les secousses disparaissent, l’avion reprend le contrôle et se stabilise pour ronronner sur un rythme régulier et stable. Le voyage continue normalement jusqu’au terminus, à Khania en Crête. Je ne pense plus à l’avion. Le danger est resté tout là-haut, dans le ciel. La mer est si calme, si belle !

Les couleurs sont  partout : dans les fleurs, les bateaux de pêche, les grains de raisins juteux sans pépins, les murs blanchis à la chaux, les volets bleu d’azur, jusqu’aux shorts des petites vacancières. Le miel et le lait de chèvre cacaoté du matin, servis par notre logeuse tout de noir vêtue, coulent dans ma gorge d’enfant citadine. Quant à l’agneau des cérémonies festives, il tourne à la broche pendant des heures comme une toupie bien grillée, à coups de tours de manivelle. Il accompagne l’aubergine confite à l’huile d’olive dans une explosion de saveurs méditerranéennes.

La mer nous tend ses flots limpides et accueillants. Je suis la petite sirène des mers sur son radeau de fortune, un matelas pneumatique tout neuf faisant bien l’affaire. Personne ne porte attention au petit panneau d’information écrit tout en grec. Qu’importe ! Maman veille d’un œil sur la silhouette enfantine.

Insouciante et joyeuse, je m’amuse, tout est normal. Mais un jour, la mer change de ton, elle avait averti, tant pis pour moi ! Elle libère de ses entrailles une force invisible qui me pousse inexorablement  vers le large. Je ne rigole plus, je me sens happée par un courant puissant qui m’entraine, loin du sourire de maman. Mes mains lâchent le matelas, mes jambes moulinent, font la grenouille, battent l’eau dans un effort intense et se fatiguent. Je m’agrippe au vaisseau, m’efforçant de ne pas lâcher ce fil de caoutchouc qui me retient à la vie, je lutte de toutes mes faibles forces pour rejoindre la rive. Pauvre petite chose, ballotée dans la mer, au gré des turbulences sous-marines ! Cette fois, je vais peut-être mourir, dans cette eau si bleue ! Je me sens toute petite, impuissante. Vais-je ouvrir les yeux lorsque je serai au fond ?

Puis un cri retentit venant du rivage, c’est maman qui s’époumone à crier en anglais : « Ma fille, ma fille ! ». Le temps de voir approcher deux apollons grecs, fendant l’eau comme des torpilles et je sens le matelas, tiré vers le bord à grand renfort de brasses puissantes et efficaces. Je suis sauvée. Ni le ciel ni l’eau ne s’emparent de moi en ce mois d’août.

La petite fille que je suis peut grandir tranquille.

Je repliai la lettre, encore perdue dans les souvenirs de cet été-là, d’un voyage que seul le voyage ultime viendra dissoudre.

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