Une minute d'arrêt

imperium

Tous ceux qui me connaissent et se préoccupent de mon état, souci qui m’agace car les bons sentiments sont lourds à porter, me reprochent le fait que je passe le plus clair de mon temps au Café de la gare ferroviaire.

Je suis quelqu’un qui peut passer toute une journée assis dans le Café de la gare ne faisant rien à part fumer et boire du café sans arrêt. Tout ce dont j’ai besoin c’est avoir suffisamment de cigarettes dans mes poches. Le journal n’a aucune importance dans ce décor, surtout quand il s’agit d’une expérience profondément individuelle parfumée de solitude. Mais il arrive des fois, et c’est là l’un des mystères de la vie, que le parfum se métamorphose en quelque chose de solide qui réclame un espace, un lieu où s’installer et qui, à la fin, ne tarde pas à chasser l’âme de sa cage pour qu’il ne reste entre les cotes qu’un muscle goudronné alimentés de nerfs ne servant plus que rallonger le jour du jugement.

Je suis un homme solitaire, je l’avoue. C’est mon crime que j’ai dû perpétrer contre cette société que je n’ai pas choisie et que pourtant j’aime comme on aime un mythe auquel on n’a pas assisté aux rites de célébration. C’est dans la nature des hommes de n’aimer que l’absent, car le présent appelle la domination, c’est-à-dire la fuite.

Les vrais hommes fuient. Erreur de croire qu’il y a encore quelque chose à affronter. Grave erreur ! Et moi, mon malheur, c’est que j’ai toujours été élevé dans la vérité. J’ai horreur des erreurs. Je n’en ai jamais commis une, mais comme la vie puise sa médiocrité dans une certaine idée de justice redistributive, j’ai assumé les erreurs des autres. Comme devrait être tout grand homme, j’ai pris sur mes épaules avec la patience d’un messie les pires traitrises, les lâchetés les plus inouïes. Le Mal, il faut le prendre pour ce qu’il est et rien de plus : un exercice spirituel. C’est cette pensée silencieuse mais tout le temps allumée comme une bougie au cœur de la nuit qui me donne la force castratrice de sourire sincèrement dans la face de ceux qui n’ont pas hésité un seul instant de me poignarder dans le dos. Cela ne m’a pas tué. Je n’étais pas mort, pour une raison toute simple : mes os sont assez solides pour déformer tout poignard. J’ai par contre été blessé. Oui, j’étais blessé.

Pour vaincre une puissance, il faut viser sa capitale. Et bien moi, ma capitale c’est mon cœur. Il saigne encore. Hier, j’ai passé la dernière nuit d’amour avec la femme que j’ai aimée et qui a cru m’aimer. C’était la nuit d’adieu, une sorte de marche funèbre qui a commencé dans les frontières du lit et s’est achevée devant la porte de la Gare. Elle est partie pour toujours, pour ce qui est son avenir assuré : un compte bancaire et des enfants. L’amour est fait pour les gens comme moi dont le fond de commerce est leur passé et dont la production se limite à des feuilles blanches et un stylo. Elle était blanche, mon amour. Elle me manque déjà.

Le temps de la patience que les plaies se referment, je le passe en pensant. En pensant et en écrivant. Et l’écriture, c’est une question de tableaux humains. Voilà pourquoi j’aime fréquenter le Café de la gare.

Assis tout seul à côté de la vitre, laissant emporter mon regard par la fumée ininterrompue de la cigarette, je témoigne de la vie qui passe. Le temps. Ce grand minable qui a l’art de tout arranger et, à la fin, réduire les vrais hommes au silence.

Entre deux trains, un qui vient et autre qui part, il n’y a que le bruit sonore qui téléguide les corps. Entre deux quais, des visages pâles et effacés restent immobiles sur les chaises contemplant la gourmandise des pigeons. C’est triste ! Et la tristesse me tue. Je hais tout ce qui me tue. Je suis un homme né pour vivre, pour faire de la vie une œuvre d’art, une œuvre tout simplement. Cela s’appelle de l’esthétique.

Je peux passer tout ce qui reste de ma misérable vie dans le Café de la gare. Parce que les plus beaux voyageurs sont les voyageurs pressés. C’est en courant vers les escaliers de peur de rater son train qu’on peut capter la vraie beauté d’une femme. Les détails du corps deviennent extrêmement sublimes dans le mouvement. Rien n’est plus laid que la stagnation.

Je n’ai jamais pu comprendre pourquoi l’attente est si cruelle quand il ne reste plus beaucoup de temps pour partir. La sonnerie retentissante des hauts parleurs s’élève dans le vide aérien sans ne rien chasser : « Une minute d’arrêt. Les voyageurs à destination de… » Voilà, le train, mon train est arrivé. Je dois y aller. J’allume une autre cigarette. Je commande un autre café. Le train est parti. Sans moi. Ce n’est pas grave. Malgré tout, je ne dois pas perdre mon humanité. J’ai laissé mon train partir, tout comme mon amour. Un homme marche seul. Je suis déjà allé plus loin. J’ai même dépassé le terminus. La fin, c’est moi. 

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