Son cheval zélé

clarime-de-brou

Je suis une célébrité. Il m’arrive d’être photographié pour des magazines, des bras de petites filles autour de mon cou. C'est assez doux. Je sens leur fragilité, leur tendresse craintive et leur parfum léger. Cela a le mérite de me changer des propriétaires passionnés mais vantards, presque toujours au premier plan sur les clichés. Mais un cheval peut-il faire autrement que d'appartenir ?

Je ne suis donc pas à plaindre. Pourtant, mes premiers mois déjà lointains sont incontestablement mes plus heureux et ils occupent le plus souvent mes pensées. Je vivais alors proche de ma mère qui était de même couleur que moi, et je croyais que ma vie s'écoulerait ainsi, paisiblement à m'ébrouer à l'abri dans mon haras natal, ou dans la prairie, sous le regard protecteur de la plus douce des juments. Mais chez nous, il y a peu de moments en famille et nos parcours sont rapidement individuels.

On me nomme Brillantus. Je mesure un mètre soixante-cinq, porte une robe Alezane, et un en-tête blanc, je suis un pur-sang anglo-arabe de sept ans et demi. Je suis fils de champion, fruit d’un mariage arrangé, né pour la performance, et je partage ma vie entre les hippodromes prestigieux, les pistes en terre et les boxes luxueux.

Très vite, on me trouva des qualités,  j’apparus prometteur et j'en fus flatté. J'étais pressé d'en découdre, de prouver ma valeur ignorant ce qu'il faudrait d'efforts, d’instinct abandonné à cette éducation rigoureusement humaine. Le temps du maternage se sera arrêté brutalement tandis que je passais sérieusement à l'entraînement. Il était déjà l’heure pour moi de me conduire en adulte. Il fallait que je prenne exemple sur mon héros d'enfance.

Mon père était celui-là. Je ne le connais que dans les paroles des hommes qui m'entourent. J'aime bien lire l'admiration dans leurs yeux quand ils parlent de lui et évoquent ses exploits. Cette tâche de naissance blanche qui va de mon front jusqu'entre les naseaux, il semble que je la lui dois. Mais c'est par le courage que je suis devenu digne de ma filiation,  passant de graine de champion à étalon de ma génération.

Même si nous n'avons pas le choix du cavalier, nous faisons parfois, de jolis partenariats. J’ai un jockey, Armand, qui est nouveau dans le milieu des courses de plat. Il a pour travailler, commencé par être lad. Il s’est occupé de nous monter au quotidien. Mon propriétaire a été touché par ce gamin déterminé. Il était le premier levé, abattait un travail affolant et ne se plaignait jamais. Il lui a laissé une chance de le convaincre, lui a tendu la toque et la casaque à ses couleurs et lui a donné deux ans pour obtenir des résultats.

Quand j'étais jeune, je faisais souvent ce rêve de galoper libre dans les étendues de Mongolie comme mes lointains cousins avant moi. Il me semble que je serai prêt pour ce destin, prêt à leur ressembler : à être raccourci et plus trapu aussi. Ce rêve, je le fais encore de temps en temps et cela me rassure. Mon être animal est encore en vie. Une fois la gloire finie, j’espère qu’il reprendra mon corps et saura que je ne l'ai pas trahi en esprit.

J'ai fini par m'y  attacher. Au fond, Armand est comme moi, un enfant qui aurait grandi trop tôt. De son histoire, il ne parle pas trop mais j'ai le sentiment qu'elle ressemble à la mienne, que lui aussi cherche à être quelqu'un. Je ne lui connais pas de famille venue l’encourager dans les gradins. De tous ceux qui m'ont chevauché, il est celui que je tolère le mieux. Avec lui, je n'ai pas l'impression d'être un cheval d'arçon, un vulgaire canasson, son exigence est une marque de respect.

Au début pourtant, ce n'était pas facile. Je ne lui trouvais pas la classe des grands et ne me laissais pas dominer et puis, je me suis fait à sa méthode et à ses maladresses. J’ai commencé par l’excuser puis  je l’ai compris. Armand a des tas de choses à prouver et il a du talent. Je le sais à sa rage, à son adrénaline que je respire à tous naseaux. Je l'apprécie d'abord pour sa légèreté, il ne dénature pas mon galop, et parce qu'il ne se crispe pas sur la cravache dont il use avec intelligence malgré son désir brûlant d'arriver le premier.

Il y a deux aspects à nos médailles :

Côté face, lumineux : le champ de courses. Il est notre terrain de jeu, la scène et l'écrin de notre art. Nous y sommes à l’aise comme deux gamins. Tout y est familier : l'odeur de l'herbe verte, la piste, les barrières blanches autour, les cris hystériques des spectateurs, des acteurs passionnés parce qu’ils ont joué beaucoup ou juste leurs économies et qu’ils espèrent eux aussi.

Un jour de pluie, après une course aux résultats mitigés, un peu de féminité a traversé nos vies. Comme devant tout ce qui lui arrive de gentil, il s'est d'abord défendu. Il craint que quelque chose vienne perturber sa concentration, que s'il rencontre de l'attention gratuite, il perde en hargne et en mordant.

Côté pile : les déceptions, forcément régulières et c'est lui qui prend alors tout sur le dos. Il peut bien se cacher, mais j'entends ses sanglots. Je sais combien il lui arrive de douter de lui, je devine ses rêves de reconnaissance et son besoin de la fierté d’un père, d’une main rassurante posée sur l’épaule.

Une jolie brune m'a approché et j'ai entendu Armand commenter disant : « encore une nunuche qui voudrait faire un tour de poney, une groupie de plus ». Mais elle l'a snobé, c'est moi qui l'intéressait. Elle lui a dit sur un ton un peu brutal : « la selle est trop serrée » et comme il lui demandait qui elle était, elle lui dit : « Sofia. Il court bien ton cheval, il pourrait être plus performant si tu le tenais davantage dans les virages ». Elle me fit une tape amicale sur le cou et partit, le laissant pantois devant tant d'audace. Celle-là a le tempérament pour lui passer la bride autour du cou.

Un cheval ressent les chagrins et les maux. Tant d'efforts communs pour gagner quoi ? De courses pour aller où ? Pour fuir quel danger ? Peut-être que contrairement aux apparences, il n'a guère eu plus de choix que moi. C’est un peu le off du show.

Quelques jours plus tard, alors qu'il m'emmenait me faire chausser, il ne reconnut pas tout de suite sa chevelure. Il lui aurait été difficile de l'imaginer maréchal-ferrant mais il dut constater qu'elle connaissait son métier. Elle a gagné au contact des chevaux, une sensibilité et une intuition d’équidé qui lui servaient déjà. Elle avait décidément tout pour me plaire.

L'un d'entre nous pourrait un jour abandonner, se décourager et renoncer à courir. Mais rien n'est pire que la retraite après avoir tant voyagé, après avoir été choyé, sollicité et admiré.

Le style d’Armand changea à partir de là, il devint plus souple. Son ardeur au travail ne fut pas entamée,  au contraire, il tenait à lui démontrer son adresse. L'impressionner ne serait pas facile, elle en avait vu d'autres. Il savait qu’une personne s’occupant aussi bien des chevaux ne pouvait être foncièrement mauvaise et elle avait probablement la même certitude le concernant. Les hommes ne sont pas si différents de nous, ils ont besoin d’être rassurés autant que d’être flattés.

Armand et moi sommes en passe de devenir des valeurs sûres. Nous gagnons tout ce que nous foulons. Il sait  ce qu’il me doit et je sens sa reconnaissance qui me réchauffe et me stimule. Je ne suis pas ingrat. Les hommes m’ont élevé, je voudrais élever celui-là, au plus haut.

Elle prétexta d’être présente pour régler certains détails et vérifier mes fers, un intérêt strictement professionnel en somme. Je sentais son regard appuyé sur nous. Quand Armand s’en souciait, il se faisait nonchalant en  se détournant pour ailleurs. Mais mon jockey la surprit plusieurs fois les bras en l’air devant nos succès et je le vis esquisser un sourire. Bientôt il s’adoucit et elle ne chercha plus de prétextes pour être là.

Aujourd’hui, j’ai la pression. A croire qu’elle l’a fait exprès. Comme si l’ambition d’Armand d’être repéré pour pouvoir passer indépendant n’y suffisait pas ! La plupart du temps, je fais le job mais vaincre les autres me devient égal, je perds peut-être, peu à peu et sans que cela paraisse, mon allant, en vieillissant.

Sofia est venue me voir à l’écurie l’autre jour, elle m’a inspecté les fers, m’a brossé puis elle m’a dit à l’oreille un secret. Je l’ai trouvée nerveuse. Elle a chuchoté qu’elle voulait lier son avenir à Armand, qu’il fallait avant, qu’elle s’occupe de mettre à l’abri ses parents. C’est une chouette fillette ! Et elle avait décidé en désespoir de cause de mettre tout sur cette course. Même si nous étions loin d’être favoris, elle ne pouvait pas faire autrement que nous désigner gagnants. Et moi qui croyais qu’elle avait la tête sur les épaules ! Voilà qu’il en avait trouvé une plus toquée que lui ! Si seulement elle pouvait comprendre mon hennissement: « joue nous au moins placés !».

Quand mon souffle s'allonge, Armand retient le sien. Nous sommes opposés et complémentaires. De tempérament discret, dans ces moments ensemble, nous défions notre nature et ne craignons personne. L'ambiance nous porte, nous galvanise. Lui ne veut pas décevoir et moi j'incarne ses ambitions. Nous ne faisons plus qu’un et c’est ainsi que nous vainquons jour après jour, course après course. A cinquante contre un il y a quelques mois, les books ne donnaient pas cher de notre peau. Le petit a de la volonté, je l’ai toujours pensé. Et voilà que son pari arrive à échéance avec LA course, celle qui est la plus belle, celle que chacun désire remporter.

Des mois que tous nos efforts tendent vers cette épopée, qu’Armand suit un régime strict et qu’il peaufine sa stratégie. Nous nous positionnons au départ avec les dix-sept autres. Il n’y a pas de tocard, j’en connais certains qui sont favoris et avec lesquels j'ai eu à en découdre ; de plus rapides, de plus jeunes et heureusement, de moins habiles : tous de sérieux concurrents. Ici nous sommes challengers. Je porte aujourd'hui le numéro huit et les espoirs du petit, de sa fiancée et de mon écurie. J’ai du mal à rester sur place tant la nervosité me gagne. Je vais lui faire confiance, lui obéir au doigt et à l’œil, faire ma part et plus encore si je le peux. Enfin la c’est le départ, la porte s’ouvre et je m’élance. Je reste caché dans le peloton mais je ne perds pas de vue les leaders. Le bruit que font les sabots des chevaux devant est régulier et résonne en moi comme des battements de cœur. Je maintiens ma tête droite pour éviter les projections de terre et parce que je porte d'invisibles œillères avec en point de mire, le podium. Le favori a deux longueurs d'avance mais Armand est confiant, je le sais à sa voix que je perçois mal dans tout ce bruit. Mais bientôt je ne le sens plus, comme si je trouvais seul la direction, l'ouverture qui me permet de reprendre du terrain et de tenir la corde. A la dernière sonnerie, je me mets à courir si vite que mon cœur s'affole dans mon poitrail, je deviens alors tous les purs sangs arabes. Mon petit trajet s'inscrit dans un long destin partagé, glorieux et ancien. Je cours plus vite à chaque seconde, je bats mon record, mes fers ne font plus qu’effleurer le sol, mon rêve, celui de tous cheval de course, se réalise, des ailes me poussent : je vole. La ligne d’arrivée est pulvérisée, pas de photo cette fois, je… nous… finissons premiers ! Le speaker de l'hippodrome parle de l'inattendu, de l'exceptionnel Brillantus et de son tout jeune jockey. Voilà le gamin qui saute à terre et pleure de joie. Il ne va pas s‘arrêter ?

Il ne va pas s'arrêter de pleurer tout de suite, non, parce qu'une fois la victoire décrochée, le devoir accompli, voilà que je m’effondre. Mes jambes arrières s’immobilisent, fléchissent et je tombe violemment sur le flan, enfin ma tête heurte le sol. Le rocker avait raison : c’est lourd un cheval mort ! Impressionnant  ce que cinq cent vingt kilos peuvent soulever comme poussière ! Je suis trempé de sueur, mon cœur a enfin ralenti sa course lui aussi et ses battements sont presque imperceptibles. Je n'entends pas les « oh ! » des spectateurs choqués. Je le vois lui, petit homme, dans sa casaque bleue étoilée, mes yeux embués veulent lui dire : « Je t’en prie petit, ne pleure pas, laisse ton plus fidèle ami rejoindre sa mère, sa lignée et pégase, sa muse ».

A force de kilomètres parcourus, de km/h affranchis, j'ai réussi. Mon père s'est enfin affilié à moi. Le speaker l'évoque en me prenant pour référence désormais. Certains humains diraient que j'ai tué le père, je pense l'avoir prolongé au contraire, fait en sorte de donner un nouveau sens à son existence.

Tandis que les distances survolées défilent dans ma tête, j’ai une pensée pour la jument que j’ai croisée il y a deux mois et qui devrait mettre bas l'an prochain. Nous n’avons pas eu le temps des présentations ni de la séduction. L'homme nous amène à surjouer quelquefois, notre état bestial. Je n’ai pourtant pas raté l’occasion qui est trop rare et trop belle. Si c’est junior qui naît, je voudrais qu’il ne s’inquiète pas de me ressembler, je voudrais qu’il console Armand en étant solide, espiègle et vivant. Si c’est une pouliche, je lui rêve un autre destin, je me plais à l’imaginer douce et tendre dans la maternité, forte dans l’adversité.

Voilà tu as compris, à présent tu détaches la selle et le mord. Merci de me délester des bagages, de me permettre de me retrouver tel que j’étais au premier voyage.

Console-toi mon ami, d’autres te mèneront plus vite et peut-être plus loin. Je suis heureux d’avoir été ton compagnon d’enfance et d’avoir bâti avec toi un avenir en grand. Te voir fonder les bases de ta famille est ma récompense. C'était depuis longtemps déjà, devenu plus important pour moi, que d'aller d'un point A au même point A et ce même très vite et très fort.

Sofia est auprès de toi, elle n'a jamais été aussi jolie malgré ses yeux rouges. Elle t’épaule tandis que tu ne retiens plus ton chagrin, c’est bien, tu n’es plus seul. Vous allez poursuivre le parcours ensemble. Tu te feras une spécialité du saut d’obstacles. Je sais que toi aussi tu nourris d'autres rêves que de tourner en rond. C’est pourquoi je ferme les yeux, m’endors tranquillement et  mise tout sur votre écurie.

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