Un chapelet de souvenirs

petisaintleu

La résurgence est en géologie le lieu d'où, des entrailles de la terre, jaillit une source. C'est donc en quelque sorte une naissance des eaux qui s'arrachent du monde des ténèbres. J'en connais une, près d'Angoulême. Elle s'appelle Le Bouillant, sur la commune de Touvre qui porte le nom de la rivière qui y apparaît. Quand on est citadin, les phénomènes de la nature sont impressionnants. Ici, il prend la forme d'un siphon dont on ne s'imagine pas en ressortir vivant si on avait la mauvaise idée d'y tomber par inadvertance ou par désespoir. C'est effrayant. Imaginez que le couloir duquel débouche la trombe a été explorée sur une profondeur de cent quarante-huit mètres.

Dans le langage commun, une résurgence s'applique souvent à un souvenir qui ressort, comme on dit de manière populaire, de derrière les fagots. Et là, elle peut prendre la forme d'un abysse insondable.

Nous étions réunis hier à la dernière réunion de l'année à la salle paroissiale, le cercle de réflexion des 30-40 ans. Nous n'étions qu'un petit groupe, les survivants ou les plus motivés, pour dresser le bilan des réunions écoulées. La discussion se cristallisa autour de la prière en famille. Pour l'immense majorité, force fut de constater que nous le faisons peu voire mal. On sentait que le sujet était, non pas délicat, mais tout au moins gênant. Quand je pris la parole, je m'en sortis d'abord par une pirouette. Mon ego ne put s'empêcher de sortir sa science et d'évoquer Huysmans en citant En route et la retraite de Durtal à Notre-Dame de l'Âtre. Quand on est au chômage depuis sept mois, on essaie comme on peut pour se raccrocher aux branches et pour se sentir exister. Puis, j'évoquai mon père et son anticléricalisme primaire. Et alors, un voile sombre recouvrit mes pensées. J'entrai en apnée.

Tandis qu'une fidèle évoquait son passé scout, les prières faites avec sa grand-mère qui la marquèrent positivement à jamais, je sentis mes mains se rapprocher et mes doigts se crisper, par réflexe, comme il y a trente-cinq ans. Je baissai la tête, mes yeux s'embuèrent. Je m'éclipsai pour reprendre mon souffle avec une cigarette, cette mort programmée et murement assumée. En revenant, le Père Robert nous rassura. Pour lui non plus, la prière n'avait pas toujours été une évidence. Il détendit l'atmosphère, comme il sait si bien le faire. Il évoqua ses origines bourgeoises, pesantes, où la prière s'imposait comme une évidence non-négociable. Le littéraire reprit le dessus. Bazin, Jean d'Ormesson et Mauriac vinrent taper à la porte de mon cortex cérébral.

Il me revint en tête que, jusque vers quinze ans, je priais avant que les préoccupations adolescentes et hormonales ne viennent prendre le dessus. Non, je suppliais. Toc toc toc, sainte Marie, mère de Dieu, aidez-moi. J'avais souvent les cheveux mouillés de la douche écossaise ou le corps échauffé par les coups de martinet. Ce n'est qu'il y a peu que j'ai compris aussi pour ma sœur. Nul besoin d'en faire un roman… Vous me lirez entre les lignes si je vous écris que sa tentative de suicide m'est apparu comme une révélation d'un amour paternel qu'il n‘est pas décent de coucher sur le papier.

J'avoue qu'à l'époque, mes supplications frôlèrent l'excommunication. Mon plus grand rêve était, après avoir lu Chiens perdus sans collier de Gilbert Cesbron, d'être prêt à tout subir, mais, par pitié, de la main d'un étranger. Dans ma tête, j'étais préparé à la vie errante en foyers. J'ai finalement opté, pour m'échapper, pour des caresses fugaces échangées sur les bords de l'Allier et, plus tard, pour des substances qui me firent miroiter des paradis artificiels.

Une deuxième cigarette me permit de reprendre pied. L'homme n'est-il pas censé être raisonnable et raisonné ? Et, il faut rester en cohérence. Désormais, j'ai la foi. J'ai donc fermé les yeux et j'ai respiré comme j'ai appris à le faire, pour retrouver de la sérénité. Aujourd'hui, j'ai l'intime conviction qu'il était là, comme pour tout un chacun, à mes côtés. Comprenez, faites un effort d'empathie, que lui s'est incarné pour vivre et comprendre nos souffrances. Il était donc là, endurant lui aussi les coups et les vexations. C'est pour cela que je suis son chemin.

Tout ceci, j'aurais pu l'évoquer hier. Mais, j'ai mes pudeurs, mes jardins secrets. Et, le père Robert a quatre-vingt-trois ans. J'ai donc pensé qu'il était de bon ton de ne pas le fatiguer. Il a dû en entendre assez des wagons de misère. Avant de nous quitter, il a relativisé. Il nous a parlé de l'intervention télévisuelle d'un jésuite qui évoquait le sourire des Indiens qui vivent dans la plus scandaleuse pauvreté matérielle. Quand on atteint le fond, on ne peut que remonter. Je ne sais pas si, avant de m'endormir, mes pensées étaient des prières. Mais j'ai pensé à vous sur les trottoirs de Calcutta ou de Bombay. Vous savez, vous m'aidez à cheminer, vers un destin plus simple et apaisé.

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