un cocon
waxette
Le type me tend la main, avec un grand sourire avenant. Il a de gros doigts, je les imagine trop facilement en train de se saisir des tranches de rosette grasses, dégoulinantes de jus qui suinte, pour les porter à sa petite bouche charnue et brillante. Il est moche. De grosses lèvres qui viennent en avant, au-dessous d’un nez énorme et granuleux, presque troué de pores béants. Gentil, mais moche. Son regard dégouline de bonté, comme les tranches de rosette, irradiant la pièce de bons sentiments. Je le ressens, tout autant que sent la douceur de sa fille, tellement plus jolie que s’en est un miracle… Je ne veux pas qu’il me touche. J’ai son image en horreur. C’est un fait. Et la chose est suffisamment désagréable sans qu’en plus ce soit lui qui la provoque … je lui tends le bras, protégé par la manche épaisse de mon pull, la main inclinée vers le sol, légèrement tordue .
« - excusez-moi, j’ai la main sale... »
J’agite bêtement la coupable pour qu’il voie les reflets noirs luisants de l’encre de chine. Pratique.
Il se saisit de mon avant-bras en souriant, je lui donne une impulsion verticale.
« Je vous en prie ! Enchanté de vous rencontrer enfin.
- moi de même ! Je retire mon bras. Même avec le pull, il vaut mieux limiter le contact, j’ai toujours peur de découvrir que même sur les zones protégées le contact prolongé provoque le phénomène.
La discussion s’engage, le monsieur a entendu parler de moi par sa fille, elle adore les maths cette année, chouette, je suis contente. L’entretien dure, ça m’arrange. Les autres parents piétinent dans le couloir, certains se découragent, filent voir un autre enseignant. Limiter les contacts, par tous les moyens. A la fin de l’entretien, il esquisse un geste vers moi, et se reprends avec un petit haussement d’épaules d’excuse. C’est ça, je ne vous serrerai pas la main.
Je suis sortie un peu tard de la réunion, mais je m’en sors bien. J’ai réussi à éviter le pire, c’est-à-dire que personne ne m’a touchée. Une maman a frôlé la main dans le couloir, mais il y a eu peu de conséquences. Tout va bien. J’enfourche mon vélo. C’est un peu dangereux, dans cette ville indisciplinée ou les automobilistes conduisent uniquement au gré de leurs envies, mais le vélo s’est imposé depuis l’apparition du phénomène. La trop grande promiscuité des transports en commun a rendu ce moyen de me déplacer impossible à emprunter. Imaginez, les places assises de harengs, les mains qui s’accrochent n’importe comment, avec cette indécente nonchalance, sur les mêmes barres, collées parfois par la force des choses, les unes aux autres… les mains les bras les corps qui me collaient au corps. Je sortais du métro épuisée, en nage, dans un état de transe inimaginable. C’est arrivé deux fois, sans que je comprenne, et je n’ai plus jamais osé prendre de transport en commun.
Maintenant, j’arrive à anticiper. Tous ces moments où on est trop proche physiquement proscrits. Tous ces lieux où trop de monde se croise, proscrits. Toutes les occasions de rencontrer des gens, proscrits. Le cinéma le jour de sortie des films, les courses le samedi, les soldes, la traversée de la cour de récrée en pleine récréation, les concerts, les salles de sports, les couloirs trop étroits, les ascenseurs bondés, les soirées en boite, les sorties au café, proscrits, proscrits, proscrits, proscrits, proscrits. Impossible.
Je développe mes stratégies, mes évitements. J’ai acquis des réflexes, et des gants.
Les gants en cuir, c’est magique. Ça m’a changé la vie, le jour où je suis passée devant les gants aux galeries du printemps. C’est jamais bondé, les rayons du Printemps, alors c’est là que je vais faire mes courses, souvent, depuis que je ne peux plus aller dans les petits magasins de la rue de Rome. En ville, y a toujours du monde. Alors qu’au Printemps, le matin surtout, y a jamais trop de monde. Et puis les dames, c’est des vraies vendeuses, elles ont la distance nécessaire. C’est parfait !
Quand le phénomène a commencé, j’ai paniqué. Il y a de quoi, il faut dire. J’ai commencé par fuir tous les contacts, je ne suis pas allée au travail, mais il me fallait un certificat médical, et je n’étais pas malade, pour de vrai. Enfin, pas quelque chose d’explicable ou de racontable. Alors je me suis forcée, je suis allée voir mon médecin. Il est plutôt charmant, mon médecin, alors ce ne fut pas trop désagréable. Et puis j’ai bien joué le coup : je lui ai dit que tout contact m’était très, très pénible, que je me sentais déprimée et que je pensais que je somatisais, surement ! Du coup, il m’a peu touchée, et j’ai réussi à gérer. Mais tout de même, je suis ressortie de la consultation écarlate, et en sueur, encore une fois. Il m’a accordé un congé maladie, la dépression, si on la prend tôt, on en sort bien. Alors il m’a dirigée vers le cabinet d’un psychiatre, et m’a conseillé de rester à la maison. Ce que j’ai fait. Mais il fallait bien que j’ai une vie malgré tout. Après une phase de repli, j’ai commencé à réfléchir à comment vivre. Parce que j’ai une famille. Des parents, des frères, des sœurs, des neveux.
Les semaines passant, ma mère s’est de plus en plus inquiétée. Elle a menacé de débarquer chez moi… Vous m’imaginez, sous ses baisers collants ? Impossible. J’ai acheté un collyre, et du spray nasal, au souffre !
Efficace.
Quand je suis arrivée, avant de descendre de la voiture, j’ai mis beaucoup de collyre dans chacun de mes yeux, j’ai inondé mon nez de produit soufré, et j’ai commencé à copieusement me moucher… et encore et encore, jusqu’à ce que je sois suffisamment rouge… je suis rentrée dans le vestibule la main en avant dans un signe d’avertissement « - Je ne t’embrasse pas, je suis emboucanée ! ai-je dit.
Sa main à elle sur sa poitrine et son gros sautoir en or, elle a fait une moue inquiète.
- ho ma pauvre, t’as une de ces tête…
Je me suis dit que j’avais fait peut-être un peu fort. Mais tant pis, c’était efficace. Personne ne m’a approchée. Comme je me suis baladée pendant les deux heures du repas avec un mouchoir en papier froissé dans ma main, ils n’ont pas essayé de toucher mes mains non plus. Parfait.
Une bonne stratégie, que j’ai reproduite souvent, par la suite ; Comme d’éternuer dans sa main avant de dire bonjour à quelqu’un. La main remplie de papier plein de morve, ça démotive. Parfait. Mais se montrer toujours malade, c’est un peu fatigant.
Les gants, donc, ça m’a changé la vie.
Dans toutes les situations ou je peux les porter sans trop attirer l’attention, je le fais. J’ai pensé faire croire que j’avais un exéma, ou un truc dégueu comme ça, le truc qui fait que les gens te regardent avec de grands yeux et font un geste de la main en te disant « oui, oui, garde-les tes gants… » mais je n’ose pas, je ne veux pas attirer de trop l’attention sur ma petite personne.
Je passe beaucoup de temps à réfléchir à comment faire. C’est difficile. Là, je me dis que ça va, parce que c’est l’hiver, mais comment vais-je faire au printemps ? On ne porte pas de gants, au printemps. Et tous les tissus deviennent fins, on ne porte plus de choses qui protègent la peau… Le premier jour où c’est arrivé, c’était en octobre. Il faisait encore bon. Quand je me suis levée, le matin, j’ai senti un truc bizarre, mais rien de définissable. Une impression, une sensation de quelque chose qui clochait là, dans mon ventre, mais quoi ? Je couve peut-être la gastro qui court, me suis-je dit, la mort dans l’âme à l’idée des débordements corporels que ça impliquerait… Lorsque je suis arrivée au travail je l’avais oubliée, la sensation s’était estompée, diluée dans mes pensées vagabondes, évaporée tout au long du trajet dans le métro vide de cette fin de matinée. C’était le mardi, et le mardi, j’attaque les cours à 14h00 alors je croise tout le monde mais le plus souvent on se dit bonjour de loin, rapido, puisque la plupart du temps tout le monde s’est déjà copieusement embrassé le matin. Au repas, avec les collègues, je n’embrasse jamais personne, je trouve ça dérangeant, d’interrompre la mastication des gens pour leur baiser la joue.
Après les cours, je me suis échouée un moment devant mon ordinateur dans la salle de travail du collège. Une classe de copies à corriger, pas la mer à boire, les notes rentrées dans le logiciel de l’établissement, je n’ai pas trainé. Le mardi soir quand je me débrouille bien, j’ai le temps d’aller courir un peu dans le parc à côté. La nuit descend de plus en plus tôt, mais c’est encore agréable. Quelques minutes à peine après avoir éteins l’ordinateur de la salle de travail, j’étais donc déjà sur le trottoir prête à rentrer à la maison. Le collègue qui fumait sa clope de l’autre côté de la rue m’a fait un grand signe de la main, et j’ai traversé. C’est un homme de belle stature, grand et mince, et bien ne fait, avec ça, rien à voir avec le rougeaud bouffi aux lèvres de goret. Lui, c’est vraiment quelqu’un que j’aime bien, physiquement. Un peu davantage qu’un simple collègue, d’ailleurs, et c’en fut d’autant plus gênant. Il a posé sa main sur mon épaule, enveloppante, pour m’attirer vers lui, il s’est penché en avant, la tête légèrement tournée, et sa joue est venue frôler la mienne avant que ses lèvres ne claquent leur baiser. Le mouvement rapide qui passe d’une joue à l’autre est machinal, il parle en même temps, plaisante sur la fin de journée et sur mon emploi du temps à trous mirobolants… Au moment où sa main a touché mon épaule à travers le chemisier tout fin que je portais, un long frisson m’a parcourue l’échine, en laissant cette trace de feu longtemps dans le creux des reins… le plaisir est monté d’un coup.
J’ai hoqueté, surprise et affolée, il m’a rattrapée des deux bras, inquiet, et mon état a empiré. Il a fallu pour me sauver que je me laisse aller sur la voiture garée à cheval sur le trottoir, la main en avant pour lui signifier de rester à distance. Essoufflée, rouge de honte et de plaisir. Il m’a fallu un temps pour reprendre mes esprits, et je suis partie à toute vitesse, bouleversée , avec pour seule envie celle d’aller me terrer dans mon petit appartement, vite, très vite. J’ai balbutié un mot d’excuse, il s’est inquiété, de nouveau approché dans un geste protecteur de secours sans doute, mais sa main en avant s’est suspendue dans l’air sans doute à voir mon regard affolé. Ce n’est rien, encore, ai-je dû balbutier, mais je ne fus guère crédible, jusqu’à ce que je prétexte un vertige… excuse idiote, mais dans mon étrange état, il ne me vint rien de plus convaincant. Je filai au plus vite, refusant son aide et son accompagnement, merci c’est gentil mais ça va aller… C’est là que j’ai pris le métro pour la première fois des deux depuis que ça a commencé… le quai n’était pas surpeuplé, mais la rame, elle, était bondée. Je n’ai pas réfléchi plus que ça, pressée que j’étais de rentrer, de mettre la plus grande distance possible entre lui et moi, terrorisée, je dois l’avouer par ce qui m’était arrivé. L’épreuve fut paradoxalement moins violente, mais intense. Collée à un type en veste de survêtement de sport dont les manches sont retroussées, la sensation est venue lentement, comme lointaine, cachée. A l’arrêt suivant, quatre personnes sont montées, de nouveau. Il fallut se déplacer, se décaler. Et me serrer contre son bras, avec un sourire en guise d’excuse, à peine esquissé. Les choses se sont précisées, lentement j’ai senti monter le plaisir en intensité, comme si je faisais l’amour, simplement par le contact de ce bras contre mon dos, sa peau nue contre le trop fin tissu de mon haut rouge.
Il m’a fallu me cramponner à la barre pour ne pas chavirer, la barre ou je sentais le contact de la main de la fille blonde, devant moi.
Mes yeux ne se sont pas détachées de nos mains qui se frôlaient jusqu’au moment ou d’un soubresaut dans un virage, elles se sont touchées pour de bon. Là, je n’ai pu que fermer les yeux, dernier rempart contre les autres, leurs regards vides, leur indécente présence à mes côtés.
Depuis des semaines, ça dure.
Depuis des semaines, je fuis, je me dérobe, j’essaie de me sauver.
Depuis le premier jour, je suis perdue.
Je suis restée perdue, devrait-je dire, avant de me rendre à l’évidence qu’il n’y avait pas d’explication, qu’il n’y avait pas de raison, qu’il n’y avait probablement pas de remède.
Alors, j’ai commencé mes explorations. J’ai commencé à expérimenter tout un tas de choses. J’ai fait des tests au coup par coup, pour voir.
J’ai caressé le chien du voisin, un joli labrador beige.
Ça m’a prise comme ça, sans y réfléchir. C’était au bout de trois semaines tout au plus. J’arrivais dans l’allée de la résidence, entre les troènes taillés au cordeau, le voisin sortait tout juste de l’immeuble et venait de lâcher le chien, à l’instant. Tout fou et remuant, il est venu vers moi en courant, son arrière train balançant dans tous les sens, comme font les jeunes chiens qui s’ébattent lorsqu’enfin on les libère de leur laisse. Soudain, l’impulsion. J’avoue, lorsqu’il a fourré sa truffe sur ma main et a commencé à la lécher, j’ai eu un hoquet de dégout. Je n’ai pas réfléchi, voyez-vous, je me suis penchée et j’ai tendu la main vers la bestiole. Alors à l’instant même, là, sur le moment, j’ai eu la nausée rien qu’à imaginer que je puisse jouir au contact de ce clébard, et…
Il ne s’est rien passé.
Dieu merci.
Par contre, je n’ai pas coupé à la bise au voisin, ce jour-là. Mais il m’a été égal de ressentir cette petite chose insignifiante face à l’étendue immense du soulagement qui m’inondait alors. Dans cette étrangeté, dans cet enfer immense qui s’était révélé à moi, dans ce foutoir incroyable que devenait ma vie, j’avais trouvé une source de contentement, un petit coin de bonheur…. Les animaux ne me faisaient aucun effet. Un petit bout de normalité, au milieu de toute cette indécence.
Ce constat m’a été d’un immense réconfort, il a été une vraie source de consolation. On ne s’en rend pas compte au quotidien, mais les contacts physiques, même tout petits, même fugaces, sont terriblement importants. On ne peut pas vivre loin des autres. Ce n’est pas possible. Le contact, c’est vital. Je ne m’en étais jamais rendu compte, mais, en bonne méditerranéenne, le toucher est un sens qui me maintient en vie. Ne plus toucher personne, c’était comme si j’étais morte. Un peu comme si j’avais eu une carapace épaisse autour de moi, ne touchant plus les autres qu’à travers une gangue épaisse qui m’empêchait de sentir la peau, la chaleur, la vie. Une peau de cuir, de laine, épaisse et monstrueuse entre moi et le monde des vivants. Enveloppe collante et transparente, invisible, qui étouffe jusqu’à mes cris de détresse, ces cris que je ne peux pousser, puisque qu’ils attirent l’aide, cette aide dont j’ai besoin mais que je ne peux avoir. De l’aide, oui, mais n’approchez pas, je ne peux pas dire pourquoi, non. Oui, toucher le vivant m’était vital. Alors ce chien, dans cette allée, avec sa langue baveuse sur mes doigts, ça été une délivrance, une porte enfin qui s’entrouvrait sur de la lumière.
Le lendemain, j’ai adopté un chien. Et plus tard, deux chats.
Le monsieur de la SPA a été très gentil. Il a dû me prendre pour une fille très bizarre, mais il a été vraiment aimable. Il y avait beaucoup de chiens, de toutes sortes. Beaucoup de bâtards et un nombre étonnant de chiens de belles races, des gros labradors, des grands chiens poilus qui devaient prendre beaucoup trop de place dans le salon cossu ou le trop petit appartement de leurs anciens propriétaires… des petits ratons, des moyens, des pelés et des bêtes au poil à peine terni, qui laissait deviner leur superbe, hors de ces murs si tristes. De tout. Et dans ce dédale de bêtes aboyantes et gémissantes, je ne savais lequel choisir, prise de peine pour tous ceux que je ne choisirai pas.
Je voulais un chien à caresser. Point. Un grand ou un petit chien ? Aucune idée. Aucune. Je veux un chien à caresser, c’est tout. Et puis j’ai croisé son regard et je me suis arrêtée. Il me plait bien celui-là, tiens, me souviens-je de m’être dis.
C’est une espèce de bâtard, un croisement entre un basset artésien et un chien plus grand, parce qu’il est haut sur pattes. Ses oreilles sont plus courtes, il a le poil raz. Il n’est pas très joli en fait. Mais c’est mon chien. J’suis sa maîtresse. C’est tout.
Donc, maintenant, j’ai un chien. Je le caresse beaucoup, je fourrage avec mes doigts derrière ses oreilles, et je pose mes mains en coupe au-dessus de son crâne. Il se frotte à mes jambes, se glisse sous la couverture pour venir poser son museau sur mes cuisses devant la télé. Je peux lui gratter la tête, c’est agréable, enfin.
Ça me fait du bien, ce contact physique. C’est idiot, mais l’affection de ce putain de clébard me donne de la force, et puis ça me remonte le moral.
Au début, j’ai concentré toutes mes forces à éviter le contact avec les gens, quel qu’il soit. Il fallait que je me débrouille pour éviter les gestes, la peau, mais ensuite, je me suis rendue compte à quel point ma vie allait être difficile, non pas à cause des gestes des gens, mais à cause de mes évitements, et du fait d’éviter tous les contacts. Alors, le chien, là, il me donne de l’affection. Du coup, je l’ai appelé Casanova. C’est rigolo, Casanova, pour un chien qui me donne de l’affection…
Les chats, c’est venu après. Parce que j’ai besoin de beaucoup d’affection, c’est tout…
Avec les animaux, j’ai ma dose d’affection. Ce n’est pas comme un bon gros câlin de quelqu’un qui vous prend dans les bras, évidement, mais ça rempli plutôt bien son office.
Donc, depuis que Casanova a rejoint ma maison, deux fois par jours je suis obligée de sortir le promener. Mais en général, de toute façon, il m’accompagne presque partout. Ça a changé pas mal ma vie, d’adopter Casanova.
Coupée de contacts humains, je rencontre paradoxalement plein de gens. C’est facile avec les nouveaux gens, je prends simplement l’habitude de leur dire bonjour de loin, très poliment, mais sans contact physique. Ni main, ni bise… un grand sourire, et un bonjour avenant.
J’esquive les contacts, je deviens douée.
Enfin, je choisis, maintenant.
Je choisis qui je touche, qui me touche. Parce qu’évidemment, il est devenu tentant d’utiliser le phénomène. Je n’ai pas osé, au début, c’était effrayant et dégoutant. Ces sensations qui surgissaient au contact de tous et n’importe qui, c’était absolument répugnant. Surtout que l’intensité de la chose ne dépendait pas de l’attirance que je pouvais éprouver pour ces personnes, et qu’autant les hommes séduisants que les vieux débris de sexe féminin pouvaient provoquer des orgasmes fulgurants. Répugnant, vous dis-je. Et puis, donc, j’ai choisi mes « contacts ».
Au tout début, j’ai trouvé ça difficile. D’abord, j’ai eu du mal parce que j’ai eu ce sentiment d’imposture, d’indécence, cette insidieuse culpabilité qui me retenait tout en n’empêchant rien. Quoi, qu’est ce je faisais, là ?
Et puis, rendue à l’évidence, j’ai commencé.
Ça me trottait dans la tête, pour être honnête, parce qu’au bout d’un certain temps il faut l’avouer, le manque de contact physique, même avec casanova et les deux chats, commençait à sérieusement me peser.
J’ai commencé d’abord par des types que je ne connaissais pas. Bizarrement, ça me paraissait plus facile. Ne plus jamais les rencontrer ensuite me paraissait confortable. Sauf que toucher quelqu’un qu’on ne connait pas ça ne se fait pas, pas du tout… Au parc, en promenant Casanova, il y a ce type que je croisais tous les soirs. Je me suis dit que ça ne coûtait rien d’essayer. Lorsque je l’ai croisé, ce soir-là, nous avons parlé. Un grand gars, toujours seul avec son gros chien. Je lui ai tendu la main avant de partir, pour lui dire au revoir. Ça a été un peu court, mais serait-ce parce que je l’ai décidé et provoqué, la sensation a été extraordinaire. Tous les soirs, je suis allée promener Casanova exprès à l’heure où je savais le croiser, et tous les soirs on bavardait, et tous les soirs j’avais droit à mon orgasme silencieux. Parfois deux fois, lorsque je n’esquivais pas volontairement la poignée de main de bonsoir.
Au bout de deux semaine, nous nous sommes fait la bise.
Je fus déçue du résultat, mais impossible de revenir en arrière : désormais, c’est la bise qu’il me fait. Mon orgasme était bien là, mais beaucoup moins fort, peut-être parce qu’il me touchait à peine, et que c’était si rapide… Alors, sans y réfléchir plus que ça, toute à mes explorations, je me suis rapprochée de plus en plus. Et lui aussi. Avec le recul, je l’ai allumé, clairement. J’ai minaudé, ri, chaloupé devant lui comme une chatte en chaleur, sans même réaliser ce qu’il se passait. Certes, il était agréable et sympathique, mais pas de quoi le draguer. En d’autres circonstances, je ne l’aurais pas regardé, certainement pas. Mais voilà, je me suis transformée, transfigurée. Dirigée uniquement par mes sens, stupides et entêtés, je n’ai plus du tout contrôlé ces moments dans le parc ou je ne voulais plus qu’une chose : qu’il pose sa main sur la mienne. Ça a fini par arriver, enfin.
C’était un soir à la fin de l’hiver, il commençait à faire doux.
Il a fait le geste de se saisir de ma main et se coller à moi pour m’embrasser. Il a bredouillé des mots ridicules, sur notre attirance mutuelle, des mots dégoulinants et collants de guimauve fondue. Comme s’il fallait encore mettre des formes, ou qu’il s’explique. A ce moment-là, ses mots ont failli tout gâcher, il s’en est fallu de peu que ce soient eux qui me fasse fuir. D’une obscénité sans bornes à mes oreilles, moi qui ne souhaitais qu’un orgasme solitaire et silencieux. Mais finalement, ses petits mots tendres finirent de me précipiter dans l’abîme, comme les mots grossiers excitent les hommes quand les femmes les prononcent. Lorsque sa main avait pris la mienne, le sang m’était monté à la tête, direct. Mais lorsque sa bouche s’est collée à la mienne, lorsque ses lèvres pressées se sont entrouvertes et que sa langue est venue toucher la mienne, je n’ai pas pu retenir les gémissements qui sont montés spontanément. Ce fut terrible. Je me suis retenue, mais je me suis mise à trembler de la tête aux pieds, en essayant de me maitriser.
Ça a duré longtemps, si bien qu’il a cessé de m’embrasser pour me regarder avec surprise et incertitude, me maintenant malgré tout si près de lui que le simple souffle de sa respiration sur mon visage suffisait à prolonger encore et encore.
J’ai décidé de recommencer.
J’ai décidé de choisir quelqu’un d’autre. Ce fut encore meilleur.
Maintenant, j’ai appris à faire avec. J’ai mes petits orgasmes quotidiens.
Et de temps en temps, je m’offre le grand jeu.
Toujours le même, de loin en loin.
Mais pas souvent, parce que j’ai le cœur fragile.
Le cœur fragile, vous comprenez.
Si je tombai amoureuse, il faudrait bien que je lui explique. Il serait surement intrigué, peut être que ça lui plairait, une femme libérée comme moi, qui jouit sans entraves à la moindre occasion.
Mais quand la moindre occasion n’est pas qu’une expression, quel homme pourrait supporter que je jouisse au moindre contact d’un autre, sans jamais s’en inquiéter ?
Le type me tend la main, avec un grand sourire avenant. Il a de gros doigts, je les imagine trop facilement en train de se saisir des tranches de rosette grasses, dégoulinantes de jus qui suinte, pour les porter à sa petite bouche charnue et brillante. Il est moche. De grosses lèvres qui viennent en avant, au-dessous d’un nez énorme et granuleux, presque troué de pores béants. Gentil, mais moche. Son regard dégouline de bonté, comme les tranches de rosette, irradiant la pièce de bons sentiments. Je le ressens, tout autant que sent la douceur de sa fille, tellement plus jolie que s’en est un miracle… Je ne veux pas qu’il me touche. J’ai son image en horreur. C’est un fait. Et la chose est suffisamment désagréable sans qu’en plus ce soit lui qui la provoque … je lui tends le bras, protégé par la manche épaisse de mon pull, la main inclinée vers le sol, légèrement tordue .
« - excusez-moi, j’ai la main sale... »
J’agite bêtement la coupable pour qu’il voie les reflets noirs luisants de l’encre de chine. Pratique.
Il se saisit de mon avant-bras en souriant, je lui donne une impulsion verticale.
« Je vous en prie ! Enchanté de vous rencontrer enfin.
- moi de même ! Je retire mon bras. Même avec le pull, il vaut mieux limiter le contact, j’ai toujours peur de découvrir que même sur les zones protégées le contact prolongé provoque le phénomène.
La discussion s’engage, le monsieur a entendu parler de moi par sa fille, elle adore les maths cette année, chouette, je suis contente. L’entretien dure, ça m’arrange. Les autres parents piétinent dans le couloir, certains se découragent, filent voir un autre enseignant. Limiter les contacts, par tous les moyens. A la fin de l’entretien, il esquisse un geste vers moi, et se reprends avec un petit haussement d’épaules d’excuse. C’est ça, je ne vous serrerai pas la main.
Je suis sortie un peu tard de la réunion, mais je m’en sors bien. J’ai réussi à éviter le pire, c’est-à-dire que personne ne m’a touchée. Une maman a frôlé la main dans le couloir, mais il y a eu peu de conséquences. Tout va bien. J’enfourche mon vélo. C’est un peu dangereux, dans cette ville indisciplinée ou les automobilistes conduisent uniquement au gré de leurs envies, mais le vélo s’est imposé depuis l’apparition du phénomène. La trop grande promiscuité des transports en commun a rendu ce moyen de me déplacer impossible à emprunter. Imaginez, les places assises de harengs, les mains qui s’accrochent n’importe comment, avec cette indécente nonchalance, sur les mêmes barres, collées parfois par la force des choses, les unes aux autres… les mains les bras les corps qui me collaient au corps. Je sortais du métro épuisée, en nage, dans un état de transe inimaginable. C’est arrivé deux fois, sans que je comprenne, et je n’ai plus jamais osé prendre de transport en commun.
Maintenant, j’arrive à anticiper. Tous ces moments où on est trop proche physiquement proscrits. Tous ces lieux où trop de monde se croise, proscrits. Toutes les occasions de rencontrer des gens, proscrits. Le cinéma le jour de sortie des films, les courses le samedi, les soldes, la traversée de la cour de récrée en pleine récréation, les concerts, les salles de sports, les couloirs trop étroits, les ascenseurs bondés, les soirées en boite, les sorties au café, proscrits, proscrits, proscrits, proscrits, proscrits. Impossible.
Je développe mes stratégies, mes évitements. J’ai acquis des réflexes, et des gants.
Les gants en cuir, c’est magique. Ça m’a changé la vie, le jour où je suis passée devant les gants aux galeries du printemps. C’est jamais bondé, les rayons du Printemps, alors c’est là que je vais faire mes courses, souvent, depuis que je ne peux plus aller dans les petits magasins de la rue de Rome. En ville, y a toujours du monde. Alors qu’au Printemps, le matin surtout, y a jamais trop de monde. Et puis les dames, c’est des vraies vendeuses, elles ont la distance nécessaire. C’est parfait !
Quand le phénomène a commencé, j’ai paniqué. Il y a de quoi, il faut dire. J’ai commencé par fuir tous les contacts, je ne suis pas allée au travail, mais il me fallait un certificat médical, et je n’étais pas malade, pour de vrai. Enfin, pas quelque chose d’explicable ou de racontable. Alors je me suis forcée, je suis allée voir mon médecin. Il est plutôt charmant, mon médecin, alors ce ne fut pas trop désagréable. Et puis j’ai bien joué le coup : je lui ai dit que tout contact m’était très, très pénible, que je me sentais déprimée et que je pensais que je somatisais, surement ! Du coup, il m’a peu touchée, et j’ai réussi à gérer. Mais tout de même, je suis ressortie de la consultation écarlate, et en sueur, encore une fois. Il m’a accordé un congé maladie, la dépression, si on la prend tôt, on en sort bien. Alors il m’a dirigée vers le cabinet d’un psychiatre, et m’a conseillé de rester à la maison. Ce que j’ai fait. Mais il fallait bien que j’ai une vie malgré tout. Après une phase de repli, j’ai commencé à réfléchir à comment vivre. Parce que j’ai une famille. Des parents, des frères, des sœurs, des neveux.
Les semaines passant, ma mère s’est de plus en plus inquiétée. Elle a menacé de débarquer chez moi… Vous m’imaginez, sous ses baisers collants ? Impossible. J’ai acheté un collyre, et du spray nasal, au souffre !
Efficace.
Quand je suis arrivée, avant de descendre de la voiture, j’ai mis beaucoup de collyre dans chacun de mes yeux, j’ai inondé mon nez de produit soufré, et j’ai commencé à copieusement me moucher… et encore et encore, jusqu’à ce que je sois suffisamment rouge… je suis rentrée dans le vestibule la main en avant dans un signe d’avertissement « - Je ne t’embrasse pas, je suis emboucanée ! ai-je dit.
Sa main à elle sur sa poitrine et son gros sautoir en or, elle a fait une moue inquiète.
- ho ma pauvre, t’as une de ces tête…
Je me suis dit que j’avais fait peut-être un peu fort. Mais tant pis, c’était efficace. Personne ne m’a approchée. Comme je me suis baladée pendant les deux heures du repas avec un mouchoir en papier froissé dans ma main, ils n’ont pas essayé de toucher mes mains non plus. Parfait.
Une bonne stratégie, que j’ai reproduite souvent, par la suite ; Comme d’éternuer dans sa main avant de dire bonjour à quelqu’un. La main remplie de papier plein de morve, ça démotive. Parfait. Mais se montrer toujours malade, c’est un peu fatigant.
Les gants, donc, ça m’a changé la vie.
Dans toutes les situations ou je peux les porter sans trop attirer l’attention, je le fais. J’ai pensé faire croire que j’avais un exéma, ou un truc dégueu comme ça, le truc qui fait que les gens te regardent avec de grands yeux et font un geste de la main en te disant « oui, oui, garde-les tes gants… » mais je n’ose pas, je ne veux pas attirer de trop l’attention sur ma petite personne.
Je passe beaucoup de temps à réfléchir à comment faire. C’est difficile. Là, je me dis que ça va, parce que c’est l’hiver, mais comment vais-je faire au printemps ? On ne porte pas de gants, au printemps. Et tous les tissus deviennent fins, on ne porte plus de choses qui protègent la peau… Le premier jour où c’est arrivé, c’était en octobre. Il faisait encore bon. Quand je me suis levée, le matin, j’ai senti un truc bizarre, mais rien de définissable. Une impression, une sensation de quelque chose qui clochait là, dans mon ventre, mais quoi ? Je couve peut-être la gastro qui court, me suis-je dit, la mort dans l’âme à l’idée des débordements corporels que ça impliquerait… Lorsque je suis arrivée au travail je l’avais oubliée, la sensation s’était estompée, diluée dans mes pensées vagabondes, évaporée tout au long du trajet dans le métro vide de cette fin de matinée. C’était le mardi, et le mardi, j’attaque les cours à 14h00 alors je croise tout le monde mais le plus souvent on se dit bonjour de loin, rapido, puisque la plupart du temps tout le monde s’est déjà copieusement embrassé le matin. Au repas, avec les collègues, je n’embrasse jamais personne, je trouve ça dérangeant, d’interrompre la mastication des gens pour leur baiser la joue.
Après les cours, je me suis échouée un moment devant mon ordinateur dans la salle de travail du collège. Une classe de copies à corriger, pas la mer à boire, les notes rentrées dans le logiciel de l’établissement, je n’ai pas trainé. Le mardi soir quand je me débrouille bien, j’ai le temps d’aller courir un peu dans le parc à côté. La nuit descend de plus en plus tôt, mais c’est encore agréable. Quelques minutes à peine après avoir éteins l’ordinateur de la salle de travail, j’étais donc déjà sur le trottoir prête à rentrer à la maison. Le collègue qui fumait sa clope de l’autre côté de la rue m’a fait un grand signe de la main, et j’ai traversé. C’est un homme de belle stature, grand et mince, et bien ne fait, avec ça, rien à voir avec le rougeaud bouffi aux lèvres de goret. Lui, c’est vraiment quelqu’un que j’aime bien, physiquement. Un peu davantage qu’un simple collègue, d’ailleurs, et c’en fut d’autant plus gênant. Il a posé sa main sur mon épaule, enveloppante, pour m’attirer vers lui, il s’est penché en avant, la tête légèrement tournée, et sa joue est venue frôler la mienne avant que ses lèvres ne claquent leur baiser. Le mouvement rapide qui passe d’une joue à l’autre est machinal, il parle en même temps, plaisante sur la fin de journée et sur mon emploi du temps à trous mirobolants… Au moment où sa main a touché mon épaule à travers le chemisier tout fin que je portais, un long frisson m’a parcourue l’échine, en laissant cette trace de feu longtemps dans le creux des reins… le plaisir est monté d’un coup.
J’ai hoqueté, surprise et affolée, il m’a rattrapée des deux bras, inquiet, et mon état a empiré. Il a fallu pour me sauver que je me laisse aller sur la voiture garée à cheval sur le trottoir, la main en avant pour lui signifier de rester à distance. Essoufflée, rouge de honte et de plaisir. Il m’a fallu un temps pour reprendre mes esprits, et je suis partie à toute vitesse, bouleversée , avec pour seule envie celle d’aller me terrer dans mon petit appartement, vite, très vite. J’ai balbutié un mot d’excuse, il s’est inquiété, de nouveau approché dans un geste protecteur de secours sans doute, mais sa main en avant s’est suspendue dans l’air sans doute à voir mon regard affolé. Ce n’est rien, encore, ai-je dû balbutier, mais je ne fus guère crédible, jusqu’à ce que je prétexte un vertige… excuse idiote, mais dans mon étrange état, il ne me vint rien de plus convaincant. Je filai au plus vite, refusant son aide et son accompagnement, merci c’est gentil mais ça va aller… C’est là que j’ai pris le métro pour la première fois des deux depuis que ça a commencé… le quai n’était pas surpeuplé, mais la rame, elle, était bondée. Je n’ai pas réfléchi plus que ça, pressée que j’étais de rentrer, de mettre la plus grande distance possible entre lui et moi, terrorisée, je dois l’avouer par ce qui m’était arrivé. L’épreuve fut paradoxalement moins violente, mais intense. Collée à un type en veste de survêtement de sport dont les manches sont retroussées, la sensation est venue lentement, comme lointaine, cachée. A l’arrêt suivant, quatre personnes sont montées, de nouveau. Il fallut se déplacer, se décaler. Et me serrer contre son bras, avec un sourire en guise d’excuse, à peine esquissé. Les choses se sont précisées, lentement j’ai senti monter le plaisir en intensité, comme si je faisais l’amour, simplement par le contact de ce bras contre mon dos, sa peau nue contre le trop fin tissu de mon haut rouge.
Il m’a fallu me cramponner à la barre pour ne pas chavirer, la barre ou je sentais le contact de la main de la fille blonde, devant moi.
Mes yeux ne se sont pas détachées de nos mains qui se frôlaient jusqu’au moment ou d’un soubresaut dans un virage, elles se sont touchées pour de bon. Là, je n’ai pu que fermer les yeux, dernier rempart contre les autres, leurs regards vides, leur indécente présence à mes côtés.
Depuis des semaines, ça dure.
Depuis des semaines, je fuis, je me dérobe, j’essaie de me sauver.
Depuis le premier jour, je suis perdue.
Je suis restée perdue, devrait-je dire, avant de me rendre à l’évidence qu’il n’y avait pas d’explication, qu’il n’y avait pas de raison, qu’il n’y avait probablement pas de remède.
Alors, j’ai commencé mes explorations. J’ai commencé à expérimenter tout un tas de choses. J’ai fait des tests au coup par coup, pour voir.
J’ai caressé le chien du voisin, un joli labrador beige.
Ça m’a prise comme ça, sans y réfléchir. C’était au bout de trois semaines tout au plus. J’arrivais dans l’allée de la résidence, entre les troènes taillés au cordeau, le voisin sortait tout juste de l’immeuble et venait de lâcher le chien, à l’instant. Tout fou et remuant, il est venu vers moi en courant, son arrière train balançant dans tous les sens, comme font les jeunes chiens qui s’ébattent lorsqu’enfin on les libère de leur laisse. Soudain, l’impulsion. J’avoue, lorsqu’il a fourré sa truffe sur ma main et a commencé à la lécher, j’ai eu un hoquet de dégout. Je n’ai pas réfléchi, voyez-vous, je me suis penchée et j’ai tendu la main vers la bestiole. Alors à l’instant même, là, sur le moment, j’ai eu la nausée rien qu’à imaginer que je puisse jouir au contact de ce clébard, et…
Il ne s’est rien passé.
Dieu merci.
Par contre, je n’ai pas coupé à la bise au voisin, ce jour-là. Mais il m’a été égal de ressentir cette petite chose insignifiante face à l’étendue immense du soulagement qui m’inondait alors. Dans cette étrangeté, dans cet enfer immense qui s’était révélé à moi, dans ce foutoir incroyable que devenait ma vie, j’avais trouvé une source de contentement, un petit coin de bonheur…. Les animaux ne me faisaient aucun effet. Un petit bout de normalité, au milieu de toute cette indécence.
Ce constat m’a été d’un immense réconfort, il a été une vraie source de consolation. On ne s’en rend pas compte au quotidien, mais les contacts physiques, même tout petits, même fugaces, sont terriblement importants. On ne peut pas vivre loin des autres. Ce n’est pas possible. Le contact, c’est vital. Je ne m’en étais jamais rendu compte, mais, en bonne méditerranéenne, le toucher est un sens qui me maintient en vie. Ne plus toucher personne, c’était comme si j’étais morte. Un peu comme si j’avais eu une carapace épaisse autour de moi, ne touchant plus les autres qu’à travers une gangue épaisse qui m’empêchait de sentir la peau, la chaleur, la vie. Une peau de cuir, de laine, épaisse et monstrueuse entre moi et le monde des vivants. Enveloppe collante et transparente, invisible, qui étouffe jusqu’à mes cris de détresse, ces cris que je ne peux pousser, puisque qu’ils attirent l’aide, cette aide dont j’ai besoin mais que je ne peux avoir. De l’aide, oui, mais n’approchez pas, je ne peux pas dire pourquoi, non. Oui, toucher le vivant m’était vital. Alors ce chien, dans cette allée, avec sa langue baveuse sur mes doigts, ça été une délivrance, une porte enfin qui s’entrouvrait sur de la lumière.
Le lendemain, j’ai adopté un chien. Et plus tard, deux chats.
Le monsieur de la SPA a été très gentil. Il a dû me prendre pour une fille très bizarre, mais il a été vraiment aimable. Il y avait beaucoup de chiens, de toutes sortes. Beaucoup de bâtards et un nombre étonnant de chiens de belles races, des gros labradors, des grands chiens poilus qui devaient prendre beaucoup trop de place dans le salon cossu ou le trop petit appartement de leurs anciens propriétaires… des petits ratons, des moyens, des pelés et des bêtes au poil à peine terni, qui laissait deviner leur superbe, hors de ces murs si tristes. De tout. Et dans ce dédale de bêtes aboyantes et gémissantes, je ne savais lequel choisir, prise de peine pour tous ceux que je ne choisirai pas.
Je voulais un chien à caresser. Point. Un grand ou un petit chien ? Aucune idée. Aucune. Je veux un chien à caresser, c’est tout. Et puis j’ai croisé son regard et je me suis arrêtée. Il me plait bien celui-là, tiens, me souviens-je de m’être dis.
C’est une espèce de bâtard, un croisement entre un basset artésien et un chien plus grand, parce qu’il est haut sur pattes. Ses oreilles sont plus courtes, il a le poil raz. Il n’est pas très joli en fait. Mais c’est mon chien. J’suis sa maîtresse. C’est tout.
Donc, maintenant, j’ai un chien. Je le caresse beaucoup, je fourrage avec mes doigts derrière ses oreilles, et je pose mes mains en coupe au-dessus de son crâne. Il se frotte à mes jambes, se glisse sous la couverture pour venir poser son museau sur mes cuisses devant la télé. Je peux lui gratter la tête, c’est agréable, enfin.
Ça me fait du bien, ce contact physique. C’est idiot, mais l’affection de ce putain de clébard me donne de la force, et puis ça me remonte le moral.
Au début, j’ai concentré toutes mes forces à éviter le contact avec les gens, quel qu’il soit. Il fallait que je me débrouille pour éviter les gestes, la peau, mais ensuite, je me suis rendue compte à quel point ma vie allait être difficile, non pas à cause des gestes des gens, mais à cause de mes évitements, et du fait d’éviter tous les contacts. Alors, le chien, là, il me donne de l’affection. Du coup, je l’ai appelé Casanova. C’est rigolo, Casanova, pour un chien qui me donne de l’affection…
Les chats, c’est venu après. Parce que j’ai besoin de beaucoup d’affection, c’est tout…
Avec les animaux, j’ai ma dose d’affection. Ce n’est pas comme un bon gros câlin de quelqu’un qui vous prend dans les bras, évidement, mais ça rempli plutôt bien son office.
Donc, depuis que Casanova a rejoint ma maison, deux fois par jours je suis obligée de sortir le promener. Mais en général, de toute façon, il m’accompagne presque partout. Ça a changé pas mal ma vie, d’adopter Casanova.
Coupée de contacts humains, je rencontre paradoxalement plein de gens. C’est facile avec les nouveaux gens, je prends simplement l’habitude de leur dire bonjour de loin, très poliment, mais sans contact physique. Ni main, ni bise… un grand sourire, et un bonjour avenant.
J’esquive les contacts, je deviens douée.
Enfin, je choisis, maintenant.
Je choisis qui je touche, qui me touche. Parce qu’évidemment, il est devenu tentant d’utiliser le phénomène. Je n’ai pas osé, au début, c’était effrayant et dégoutant. Ces sensations qui surgissaient au contact de tous et n’importe qui, c’était absolument répugnant. Surtout que l’intensité de la chose ne dépendait pas de l’attirance que je pouvais éprouver pour ces personnes, et qu’autant les hommes séduisants que les vieux débris de sexe féminin pouvaient provoquer des orgasmes fulgurants. Répugnant, vous dis-je. Et puis, donc, j’ai choisi mes « contacts ».
Au tout début, j’ai trouvé ça difficile. D’abord, j’ai eu du mal parce que j’ai eu ce sentiment d’imposture, d’indécence, cette insidieuse culpabilité qui me retenait tout en n’empêchant rien. Quoi, qu’est ce je faisais, là ?
Et puis, rendue à l’évidence, j’ai commencé.
Ça me trottait dans la tête, pour être honnête, parce qu’au bout d’un certain temps il faut l’avouer, le manque de contact physique, même avec casanova et les deux chats, commençait à sérieusement me peser.
J’ai commencé d’abord par des types que je ne connaissais pas. Bizarrement, ça me paraissait plus facile. Ne plus jamais les rencontrer ensuite me paraissait confortable. Sauf que toucher quelqu’un qu’on ne connait pas ça ne se fait pas, pas du tout… Au parc, en promenant Casanova, il y a ce type que je croisais tous les soirs. Je me suis dit que ça ne coûtait rien d’essayer. Lorsque je l’ai croisé, ce soir-là, nous avons parlé. Un grand gars, toujours seul avec son gros chien. Je lui ai tendu la main avant de partir, pour lui dire au revoir. Ça a été un peu court, mais serait-ce parce que je l’ai décidé et provoqué, la sensation a été extraordinaire. Tous les soirs, je suis allée promener Casanova exprès à l’heure où je savais le croiser, et tous les soirs on bavardait, et tous les soirs j’avais droit à mon orgasme silencieux. Parfois deux fois, lorsque je n’esquivais pas volontairement la poignée de main de bonsoir.
Au bout de deux semaine, nous nous sommes fait la bise.
Je fus déçue du résultat, mais impossible de revenir en arrière : désormais, c’est la bise qu’il me fait. Mon orgasme était bien là, mais beaucoup moins fort, peut-être parce qu’il me touchait à peine, et que c’était si rapide… Alors, sans y réfléchir plus que ça, toute à mes explorations, je me suis rapprochée de plus en plus. Et lui aussi. Avec le recul, je l’ai allumé, clairement. J’ai minaudé, ri, chaloupé devant lui comme une chatte en chaleur, sans même réaliser ce qu’il se passait. Certes, il était agréable et sympathique, mais pas de quoi le draguer. En d’autres circonstances, je ne l’aurais pas regardé, certainement pas. Mais voilà, je me suis transformée, transfigurée. Dirigée uniquement par mes sens, stupides et entêtés, je n’ai plus du tout contrôlé ces moments dans le parc ou je ne voulais plus qu’une chose : qu’il pose sa main sur la mienne. Ça a fini par arriver, enfin.
C’était un soir à la fin de l’hiver, il commençait à faire doux.
Il a fait le geste de se saisir de ma main et se coller à moi pour m’embrasser. Il a bredouillé des mots ridicules, sur notre attirance mutuelle, des mots dégoulinants et collants de guimauve fondue. Comme s’il fallait encore mettre des formes, ou qu’il s’explique. A ce moment-là, ses mots ont failli tout gâcher, il s’en est fallu de peu que ce soient eux qui me fasse fuir. D’une obscénité sans bornes à mes oreilles, moi qui ne souhaitais qu’un orgasme solitaire et silencieux. Mais finalement, ses petits mots tendres finirent de me précipiter dans l’abîme, comme les mots grossiers excitent les hommes quand les femmes les prononcent. Lorsque sa main avait pris la mienne, le sang m’était monté à la tête, direct. Mais lorsque sa bouche s’est collée à la mienne, lorsque ses lèvres pressées se sont entrouvertes et que sa langue est venue toucher la mienne, je n’ai pas pu retenir les gémissements qui sont montés spontanément. Ce fut terrible. Je me suis retenue, mais je me suis mise à trembler de la tête aux pieds, en essayant de me maitriser.
Ça a duré longtemps, si bien qu’il a cessé de m’embrasser pour me regarder avec surprise et incertitude, me maintenant malgré tout si près de lui que le simple souffle de sa respiration sur mon visage suffisait à prolonger encore et encore.
J’ai décidé de recommencer.
J’ai décidé de choisir quelqu’un d’autre. Ce fut encore meilleur.
Maintenant, j’ai appris à faire avec. J’ai mes petits orgasmes quotidiens.
Et de temps en temps, je m’offre le grand jeu.
Toujours le même, de loin en loin.
Mais pas souvent, parce que j’ai le cœur fragile.
Le cœur fragile, vous comprenez.
Si je tombai amoureuse, il faudrait bien que je lui explique. Il serait surement intrigué, peut être que ça lui plairait, une femme libérée comme moi, qui jouit sans entraves à la moindre occasion.
Mais quand la moindre occasion n’est pas qu’une expression, quel homme pourrait supporter que je jouisse au moindre contact d’un autre, sans jamais s’en inquiéter ?