Un coq qui a perdu sa tête

ada-karval


LE COQ QUI A PERDU SA TÊTE


Cette drôle d’histoire, je vais la chercher loin, elle est restée depuis longtemps au fond de ma mémoire, bien enfouie en dessous d’un tas de souvenirs qui se sont amassés pêle-mêle depuis trente ans. Enfant, j’ai grandi quelque part en Europe centrale. Le pays s’appelait la Tchécoslovaquie. Elle n’existe plus, de même que n’existe peut-être pas cette histoire ; elle ne serait qu’un cauchemar, étrange fantaisie de la petite fillette que je fus.
A cette période-là, je passais beaucoup de temps avec ma grand-mère. Sa petite maison se trouvait à quelques pas de la nôtre, en bas, sur l’autre côté du terrain qui depuis des générations appartenait à notre famille.
Je me souviens que ma grand-mère gardait toujours un grand nombre de bêtes dans son notre propriété : des lapins, des oies, un cochon, mais surtout des poules qu’elle chérissait  par dessus tout. Les poules, il y en avait beaucoup, au moins une vingtaine, toujours rassemblées autour d’un coq.  Je pouvait avoir à peu près cinq ans, il y en avait un tout blanc, avec une crête et un bec aussi rouge que le sang.
Il suffisait seulement de penser que je serais obligée de passer seule de notre maison à celle de ma grand-mère et une panique me prenait au  cœur. Je savais qu’au long de ce court trajet d’une centaine de mètres le danger m’attendait à chaque pas. Il y avait là, sur le chemin, dérobé, l’œil terrible du vieux coq, farouche et sanguinaire, qui m’épiait de partout. Il m’attendait avec impatience pour me prendre en embuscade au moment où je l’attendais le moins, surgissant toujours des coins impossibles de notre jardin. Je le sentais venir sans jamais le voir. Mes pas perdant toute assurance se pressaient pour échapper à cette maléfique rencontre. La peur me sidérait, soudain je ne pouvais plus avancer, je le sentais tout près de moi.
Puis, un brusque et violent déploiement des ailes géantes éclipsa le soleil, une masse de plume s’agitait devant moi, me couvrait. De là surgissait toujours un bec rouge qui me pinçait et pinçait, au visage, sur les bras, sur les mollets, au cou. Au-dessous de son gosier impitoyable brimbalaient deux barbillons en peau rouge et plissée, en forme de testicules, toujours si terriblement rouges comme si Dieu sait quelle folie les avait enflammées.
Et puis cet œil, toujours qu’un seul, vitreux, enragé. Une violence bestiale jusqu’à là inconnue se concentrait à l’intérieur de ce ténébreux organe concentrique. Pendant ces moments de folie où le coq lançait son assaut, j’étais complètement désemparée, la peur même dont j’avais tremblé bien avant que je l’eusse rencontré sur le sentier quelque part au milieu du jardin me quittait sur le coup pour laisser la place à une terreur quasi sacrée. Encore longtemps après son attaque je restais immobile, incapable d’accomplir le (un) moindre mouvement et quitter ainsi la place où, après que le monstre s’était retiré, il restait par terre quelques plumes blanches mêlées à la poussière et à la boue.
Ce fut alors avec une joie secrète que j’accueillis la nouvelle que grand-mère annonça un jour : Le vieux coq serait tué et remplacé par un jeune,  moins capricieux, moins viril.
Le jour vint où grand-mère se décida à mettre la fin à sa vie. Le coq l’attendait farouchement au milieu de sa suite. Paré avec ostentation de ces magnifiques plumes blanches, la poitrine gonflée, fièrement il la regardait venir avec une hache à la main. Son œil se figea sur la figure de grand-mère qui s’approchait avec toute sa vigilance, car ce n’était pas seulement sur moi et sur ma petite sœur qu’il essayait d’appliquer sa force. Parfois il s’était mis à attaquer même les femmes adultes, pourvu qu’elles portaient quelque chose de rouge. Le rouge, c’est ce qui l’affolait. Dès qu’il apercevait un morceau de tissu rouge onduler devant lui, comme atteint d’une cécité, il fonçait droit devant lui dans la direction de sa future victime, peu lui importait sa taille et son âge.
Lorsque grand-mère s’approcha de sa troupe, toutes les poules, paniquées, se sauvèrent. Il resta seul, fier et grand dans sa détresse, impassible face à cette main humaine qui venait pour lui prendre la vie. Il la regardait stoïquement : la mort prit des formes bien en chair, elle était aussi vieille et fanée que lui. A la place de la faux, elle se baladait dans la cour avec une hache. Que c’est drôlement absurde ! Sa tête s’inclina un peu ; on aurait dit qu’il se riait de l’idée même qu’on puisse le mettre à mort.
Puis, rapidement, grand-mère le saisit de ses mains, le met la tête à l’envers et le tape par le côté plat de la hache. Le coq se débat, cède aussitôt au cours des événements. Grand-mère amène le corps immobile sous le vieux chêne où on fend du bois. Elle pose sa tête sur le billot et d’un seul mouvement exécuté avec une énergie assez étonnante, relève la hache vers le ciel et la laisse retomber. Tchak ! La tête se détache du corps de coq en même temps que ses pattes s’agitent dans une dernière secousse. Grand-mère, surprise par la violence du mouvement et par la force de ce dernier coup de pied, lâche prise et le coq choit par terre.
Quelle terreur ! il se relève, se met debout sur ses deux pattes et commence à marcher, en s’éloignant de ma grand-mère stupéfaite, sa tête pendant encore, tenant sur un mince fil de veine bleue qui sort du tronc ensanglanté de son cou. Elle se balance de gauche à droite au fur et à mesure que le coq avance dans la cour. De ses ergots il tape régulièrement la terre, son mouvement est infiniment lent. Il fait encore quelques pas, puis il tombe, sans vie, la tête le suit de peu dans sa chute. Par terre, seul l’œil, noir et encore plus terrible à ce moment-là, ne se ferme pas ; toujours aussi vitreux, il reflète le sublime soleil couchant, rouge, endeuillé ; demain à l’aube le coq ne chantera pas.

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