plus chez moi !

Simon Lecoeur

Dans ces jours de transition, avant que papa ne regroupât définitivement ses affaires, je cherchai à conserver un souvenir bien à lui. Bien-sûr il y avait les jouets qu'il nous offrait à Noël, à mon frère et moi, mais je souhaitais m’approprier un objet qui lui fût propre. Un livre, non, un vêtement, non plus. Je choisis son paquet de cigarettes laissé sur la commode dans la chambre des parents qui allait devenir la chambre de maman toute seule ; un paquet de cigarettes américaines, la trace d'un être partant en fumée.

Au cours de cette même semaine, un soir en rentrant à la maison, je me mis à appeler "papa". Je fus moi-même surpris par ma propre voix qui traversa l'appartement. Un lourd silence me fut renvoyé en écho. A mon appel spontané répondit la violence de l'absence. J'éprouvai un sentiment inédit de malaise. Je me sentis honteux et fautif d'avoir commis un tel impair devant maman. Ma parole fut soudainement brisée. L’appel instinctif du "papa, maman" réuni ensemble dans une même locution venait de perdre son sens. Avec leur séparation, "papa maman" ne devait plus jamais venir à ma bouche. J'avais obligation de me désengager de ce parler naturel enfantin, je devais désormais dissocier la nomination du père puis de la mère, chacun à leur tour. Je plaçais de manière inconsciente une barrière dans ma bouche. Je n'appelais plus "papa" dans l'appartement maternel, je n'appelais plus "maman" dans le lieu d'habitation paternel. C’était comme une langue étrangère.

 L'appartement familial se transforma en un espace du désastre, un véritable lieu de ruine, empreint de la déchirure du couple. Je le considérais si vaste à notre emménagement, mais depuis il s'était depuis réduit à peau de chagrin. L’endroit s’était modifié, il devint étroit et confiné. Une personne en moins, aurait logiquement dû libérer de la place. Malgré cela, l’appartement était surchargé, d'un trop plein de cette absence. Mon père continuait d'occuper sa place et plus encore. Il était omniprésent. Une absence envahissante que je découvrais dans chacune des pièces. Elle privilégiait les lieux de passage, les seuils de portes et de fenêtres. L’ombre derrière l’entrée était la sienne. J’entendais encore son pas dans le couloir. Je distinguais sa silhouette à l'angle d’une des fenêtres ouvertes du salon, en train de fumer une cigarette. Il était partout. Sa présence était pesante. Dans la salle de bain, je surprenais son profil, torse nu, en pantalon de pyjama, lui ne prêtait pas attention à moi, mais moi je le sentais bien là.

Les placards de la cuisine regorgeaient de produits de sa stricte consommation : moutarde fine et forte, tabasco, vinaigre de vin aromatisé aux échalotes, huile de noix, piments en poudre, moulin à poivre... Dans les tiroirs, certains ustensiles dont lui seul avait l'usage : un couteau électrique pour les rôtis, des couteaux aiguisés pour les pièces de boeuf, un tire-bouchon en corne. Ma mère ne toucha à rien, elle les laissa avec indifférence. Elle n'avait pas conscience de la charge que je leur donnais.

 Dans le salon, trônait un vénérable canapé sur lequel je n'osais pas m'asseoir, sans éprouver gêne et inconfort. Le creux des coussins, leur affaissement, les taches aux accoudoirs, ça et là, les brûlures de cigarette, tout était modelé au corps de papa et à son histoire. Je le regardais, la tête en arrière sur l'accoudoir du haut, la position de trois-quart, la jambe droite tendue sortant du canapé, la gauche repliée, le pied placé au niveau du genou droit. L'accoudoir du bas portait la marque élimée des frottements répétés du pantalon de sa jambe droite. Le troisième coussin supportant l'appui de la jambe gauche était plus enfoncé à l'extérieur qu'à l'intérieur. L’appui tête avait conservé l'odeur de son cuir chevelu. Je considérais ce canapé comme faisant corps avec le partant. Il avait gardé le moulage de son corps. J’y voyais chaque fois son fantôme. Le matelas affaissé accueillait cette anatomie immobile et le creux dessiné le resterait à jamais.

Je dus interpeller maman en lui demandant si "on" allait bientôt changer de maison, avec le départ de père...

Elle ne voyait que des avantages à rester à vivre ici :

"- D’abord, il y a l'école, vous n'allez pas changer en cours d'année avec ton frère, le quartier est tranquille, le prix du loyer raisonnable... Il n'y a pas de raison de déménager pour l'instant..."

Un pour l’instant qui dura des décennies. Afin de contrecarrer la présence encombrante de l'absent, la technique inconsciente de ma mère fut d'envahir puis de surinvestir l'espace de son bordel à elle. Ses affaires se mirent à traîner : vêtements, papiers, journaux, romans, objets de décoration. Un envahissement sourd pour chasser l'indésirable. Sur le canapé, elle avait amené de gros oreillers de sa chambre, les livres s'accumulaient en pile pour en faire un radeau à la dérive.

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