Un grand sommeil noir

   J'avais rendez-vous chez mon amie Salomé, à Rouen rue Ancrière. Devaient nous y rejoindre la jolie rousse Rosemonde et sa sœur lumineuse Clotilde. Je me réjouissais de prendre quelques vers avec elles, car, depuis quelques temps, j'erre, telle une colombe blessée, dans cet hiver de solitude. « Vais-je traîner toute ma vie en moi cette sorte de litanie ? ». Je lance un regard morne vers le cortège des chevaux de bois et pleure avec eux : « mon corps est lourd, mon corps est las. »

   Un oiseau chante. Birds in the night ! Je n'entends qu'une colombe poignardée, un « orgue inconsolable hululant ses complaintes ». Chant du matin où mentait votre voix... Je sens renaître d' instant en instant la tristesse blanche de mon cœur volé.

   L'impossible dévotion qui a fait de moi l'amoureuse du diable. J'ai presque peur en vérité : je sais que nulle fuite n'est possible. La nuit descend sur mon âme : « le temps qui s'écoule fait bien ; et mourir ne doit être rien, puisque vivre est si peu de chose. »

   Quand l'espoir nous déserte, quand le seul idéal est d'appeler à grands cris les sept épées de la mélancolie, quand la nuit descend dès que l'aurore s'allume, la seule invitation possible au voyage n'est-elle pas le départ vers cet astre éternel ?

   « Au plus secret de mon désir, Au plus profond de mon tourment, Dans les mensonges de l'avenir, Dans les bêtises des serments », je chante la ballade du dernier amour : « vitam impendere amori » . La vie empêche d'aimer.

   Bientôt, je rejoindrai les gueux de nuit dans cet horizon aboli, cet horizon honni. Vous pourrez célébrer l'Office du soir, ô mes amies ! J'aurai fini de regarder l'enfance, de regarder la vie, de regarder la nuit. « Mais voici l'hiver, la nuit devient noire, et je ne vois plus d'étoiles filer ». Dans la chambre gothique, un grand sommeil noir...