Un jour mon drone viendra...

epic

"Les apparences sont une force d'occupation de la réalité" Roberto Bollaño, 2066

Une mouche bourdonne depuis un moment derrière les baies vitrées du Régina, avant de venir se poser sur l'écran de télé allumé. Dans la suite climatisée de l'hôtel, une vieille femme est étendue sur le lit. La peau diaphane et tirée de son visage contraste avec la chair boursouflée de son cou et de ses bras, marquée de taches brunes. La bouche grande ouverte, elle ronfle sans retenue devant Blanche Neige et les sept nains. Dehors c'est le mois d'août. Avec ses coupoles luisantes et sa façade de stuc Belle Époque, le luxueux palace niçois semble une énorme meringue prête à voler en poussière sous l'écrasante chaleur de l'après-midi. Le boulevard somnolent charrie quelques touristes nordiques rougis par les bains de mer, à peine troublé par le cliquetis électrique d'un drone lançé à l'assaut de l'espèce de vacherin de luxe sur la colline Cimiez. Le petit aéronef survole un instant le solarium du jardin et vient se poser près du court de tennis. De beaux infirmiers vêtus de blanc accourent pour récupérer l'engin, tel un ballet de ramasseurs de balles à Roland-Garros.

La vieille femme est en train de rêver qu'elle assiste à une réception fastueuse sur un bateau de croisière. De grands miroirs renvoient son image entre les candélabres dorés. Elle est jeune et belle, l'orchestre joue son air préféré. Soudain la piste de bal commence à s'incliner. Le piano à queue pique du nez sur les danseurs qui tentent de s'accrocher désespérément aux tables rivées au sol. Le navire se met à couler, mais curieusement, la situation lui paraît comique et elle continue de tourner avec insouciance dans les bras de son cavalier, ivre de musique et de champagne. Bientôt l'orchestre et les couples de danseurs disparaissent autour d'elle, tandis qu'elle plâne sans effort à la surface d'une eau sombre aux reflets de pétrole, dans une immense robe de mousseline blanche. Elle se sent légère comme l'écume, bercée par la musique qui semble sourdre du fond de l'océan. Puis elle prend conscience qu'il fait noir, que ce n'est plus la voix d'Adriana Caselotti et la merveilleuse ritournelle de son enfance, mais le Chant du Cygne de Schubert. Elle ouvre alors des yeux épouvantés.

Un homme roux aux sourcils épais et au visage poupon vient à l'instant de couper le son de l'écran géant. Il pose la télécommande sur le lit et s'éloigne sur la pointe des pieds, après avoir retiré ses gants blancs et desserré avec soulagement le nœud papillon qui l'étrangle. Puis il ôte son frac noir et entreprend de déboutonner sa chemise marquée de larges auréoles de transpiration sous les bras, lorsque le téléphone sonne.

- Hello... No… Ms Alison is always sleeping...  très bien... Entendu Sir professeur... Great... je lui dirai à son réveil, répond-il à voix basse avant de raccrocher.

- Harold, qu'est-ce qué c'eyeiiiiii qué cette “ténoue” débrayée ? demande la vieille anglaise éveillée qui observe le majordome, dans un français au goût de chewing-gum.

Les yeux écarquillés, elle mâchouille nerveusement sa langue pâteuse à la recherche de son dentier. Se sentant pris sur le fait, Harold s'empresse de remettre sa veste et de réajuster son nœud papillon. Il fourre à la hâte ses mains moites dans les gants et se courbe servilement devant le frigo pour en extraire une bouteille de Cristal. Une goutte de sueur perle sur la couperose de ses joues de marmotte écossaise. Ses doigts empêtrés s'affèrent fébrilement pour libérer le bouchon de sa gangue d'aluminium, pendant qu'il répond dans un français presque parfait :

- Milady… Le professeur Balançon a appelé pendant votre sommeil... pour confirmer que l'opération est fixée pour demain matin.

Semblant sortir d'une bande dessinée de Dylan Dog, une infirmière jeune et souriante apparaît alors de derrière une tenture pour aider la vieille dame à se redresser sur le lit et caler un oreiller derrière son dos. Visiblement contrariée, lady Alison farfouille sous les draps en quête de la télécommande. Ses doigts maigres et noueux, terminés par de faux ongles proéminents, semblent deux pattes de poulet bagués “label or”. Harold dépose la coupe givrée sur un guéridon et hausse le volume de la TV tandis que Blanche Neige chante à tue-tête. Les yeux de la vieille femme se mettent à pétiller, autant par la vue des bulles de champagne qui s'agitent dans le verre, que par le spectacle des nains émerveillés, sautillant dans tous les sens. Elle renverse le cou en arrière et les yeux mi-clos, elle fait mine de tendre la coupe à droite et à gauche, vers on ne sait qui, pour trinquer au futur, à l'inconnu, à une seconde vie... Elle se souvient vaguement de la robe de mousseline qu'elle portait dans le rêve, puis elle commence à fredonner :

- Someday my prince will come !

Un son étrange de vagues et de cris de mouettes entoure l'infirmière en train d'arranger machinalement un bouquet d'œillets rouges, qui auraient sans doute été des roses, ailleurs qu'à Nice. La mouche bleue se pose sur une fleur, pendant que la jeune femme sort un smartphone blanc de sa poche et tapote sur l'écran d'un doigt impatient, comme Eve avait dû faire sur la pomme pour tester la validité du larcin. Puis avec un large sourire, elle annonce la mise en place du nouveau protocole de traitement de Lady Alison.

Le téléphone sonne depuis un moment sur la terrasse lorsque le professeur Balançon émerge de la piscine en cascade qui semble s'écouler directement dans la mer, grâce à la perspective créée par un éco-architecte de renom. C'est Enzo qui l'appelle pour lui annoncer que le système a détecté un “poisson”, mais il faut faire vite, avant qu'il ne disparaisse du champ couvert par l'antenne.

- Là je sors en bateau pour aller me rendre compte sur place et inspecter la zone dit Enzo.

Balançon l'imagine une seconde en costume blanc et lunettes noires, arpentant nonchalamment le pont de son yacht, attentif aux manœuvres d'appareillage pour sortir du port de Cannes.

- ... J'ai vu Pierrot le pêcheur, poursuit Enzo, il va poser les filets ce soir. Si la mer ne se lève pas, tu auras ta caisse de poissons demain matin… Et des langoustes, je lui ai bien précisé des langoustes ! Tes patients seront contents !

Après le coup de fil d'Enzo, Balançon s'habille et rend visite à Lady Alison, qui se confond en niaiserie sur ses manières d'homme charmant et “d'irrésistibeule” séducteur. Il lui assure que tout se passera bien, qu'elle n'a pas de soucis à se faire sur l'intervention. Il a pu trouver un donneur compatible et sa greffe de foie aura lieu dès le lendemain. Ce n'est plus qu'une question d'heure maintenant. Il faudra bien sûr arrêter le champagne pendant quelques semaines, pour éviter tout risque de rejet, le temps que son organisme s'adapte. Et elle retrouvera bien vite une vie… pétillante !

En fin d'après-midi, Balançon quitte le Régina pour se rendre dans son SPA de bien-être et d'esthétique en centre ville, où il se fait coiffer, masser et pommader, en prévision d'une interview et d'une séance de shooting avec une journaliste d'un magazine people russe.


*


La nuit suivante, Alison est réveillée plusieurs fois en sursaut par le même cauchemar qui revient la tourmenter. Elle est nue devant un miroir et regarde son corps, avec la sensation étrange que ce n'est pas le sien. Non, elle n'a jamais eu ces traits flétris et ces cheveux blancs, non elle n'est pas malade et elle ne veut pas mourir ! Devant la glace, elle observe avec effroi les traces des opérations infligées au cours de sa vie pour avoir des lèvres, un nez, des fossettes, des seins, des jambes, un ventre, des flancs, des fesses et des cuisses parfaites. Et elle a l'impression écœurante d'être dans le corps rapiécé d'une autre.

- Mais pour qui j'ai fait tout ça répète-t-elle ? Pas pour moi !

Alors, dans l'image renvoyée par le miroir apparaît Gérald, son mari rencontré lorsqu'elle était mannequin nue aux Folies Bergères. C'était le premier homme à lui avoir donné conscience de son pouvoir hypnotique sur les mâles. Le premier à lui avoir fait sentir quand il la regardait, que son corps la fuyait complètement et, étrangement, qu'elle éprouvait une sorte de plaisir indéfinissable à être dépossédée de sa chair pour lui appartenir complètement. Puis surgissent d'autres visages dans le miroir, les connus et les inconnus entrevus un instant parmi son public d'admirateurs, tous ceux qui de près ou de loin avaient nourri son obsession croissante pour les interventions chirurgicales. Toute sa vie, elle n'avait fait que modeler son corps afin de correspondre à l'idéal féminin recherché par les hommes, selon elle et d'après sa propre expérience - cela allait du PDG éduqué mais soporifique à l'hidalgo sauvage mais odieux !

Dans la glace maintenant, elle ne voit plus que ses yeux cernés par toute cette chair fatiguée et difforme, et elle se demande à qui appartient désormais ce corps exhibé sans pudeur dans ses moindres recoins et qui lui est étranger ? À l'un de ses hommes qui la fixe des yeux derrière son épaule, fasciné par son “horrible” beauté ou à cet autre qui baisse un regard rempli d'angoisse ? Alison voudrait hurler et s'échapper, mais elle s'éveille la bouche scellée par une soif intense, avant de retomber dans la torpeur aussitôt.


**


Dans le même temps, à quelques encablures de Nice, la nuit tombe sur le bout de récif qui fait face au petit musée préhistorique de Vintimille, situé juste derrière la frontière italienne. Par une étrange attraction magnétique, des dizaines de migrants continuent depuis des jours à venir s'agglutiner sous les grottes de Balzi Rossi. Comme la police française les refoule, ils ont décidé de camper là, s'abritant de la pluie sous des couvertures d'amiante. La scène est fantomatique, digne d'une chorégraphie de Carolyn Carlson. Elle se déroule en contrebas de la route, éclairée par des projecteurs puissants. Stoppés net dans leur migration, les hommes vont et viennent nerveusement sur les rochers face à la mer. Rien ne semble avoir changé depuis le paléolithique, lorsque les premiers homo sapiens à la peau noire arrivaient par petits groupes d'Afrique pour remonter vers le nord. C'est le même décor minéral et salé, si l'on fait abstraction de tout ce qui peut être nommé désormais dans les parages, “France”, “Italie”, “frontière”, “Europe”, “police”, “ponte Santo Ludovico”, “ruisseau de la Roja”, “Shengen”, “papiers d'identité”, “euros”, “gare de Menton” … Juste des noms érigés en travers de leur route, des mots de substances et d'intensités différentes, mais qui sonnent désespérément creux pour eux en ce moment précis, car vidés de sens.

Au bord de l'eau, des migrants font cercle autour d'un des leurs particulièrement agité, une silhouette longiligne aux membres luisants comme des bâtons de réglisse, reconnaissable à son gilet de sauvetage orange marqué de deux lettres blanches, KJ (King Jacob ?). Il a déjà de l'eau jusqu'au ventre. Deux groupes s'affrontent à grands cris en gesticulant, les uns essayant visiblement de dissuader l'homme qui avance dans la mer en brandissant à bout de bras un bidon en guise de bouée, les autres, moins nombreux, l'encourageant du bord avec détermination.

Soudain, l'homme s'enfonce dans l'eau jusqu'au cou et se lance dans une sorte de pédalage frénétique, accompagné de grands mouvements de bras désordonnés. Le problème, apparemment, c'est qu'il ne sait pas nager. Le souffle court, on l'entend ahaner et cracher l'eau par le nez et la bouche. Il brasse autant que sa science de la natation apprise sans doute dans le désert le lui permet, mais le résultat de ses efforts ressemble plutôt à un long et fastidieux surplace. Peu à peu, à force de grognements et de gémissements, il parvient à s'éloigner de la côte, luttant avec obstination pour maintenir la tête hors de l'eau. Quand il n'est plus qu'un point orange, à peine visible dans l'obscurité, le vent se lève et emporte quelques couvertures de survie. La mer commence à s'agiter.

Des vagues courtes au début, puis en l'espace de quelques minutes, des plus grosses, hérissées d'une frange d'écume et surmontées de masses sombres menaçantes qui gonflent et se creusent derrière elles. L'homme apparaît un bref instant sur les crêtes puis dévale aussitôt dans les creux disparaissant entièrement sous une déferlante avant d'émerger à nouveau de l'écume en hurlant. On distingue à peine sa voix perdue dans les aigus d'une langue inconnue qui se mêle aux cris des mouettes.

Seul au milieu de la mer en furie qui vient de se lever à l'improviste, il lance des bouts de phrases incompréhensibles à des témoins invisibles qui ne peuvent être que l'effet d'une hallucination. Comme la coque sombre de ce cargo surgi de nulle part et qui défile maintenant avec une lenteur interminable devant lui. Comme ces corps éparpillés qui l'entourent de toute part et flottent, la tête déjà tournée vers le fond.

Dans l'obscurité clandestine, il entend des cris de terreur et voit surgir autour de lui, les visages grimaçants des disparus qui l'accompagnaient lors de sa traversée vers Lampedusa. Ils sont tous là à se débattre au milieu des remous, après que le rafiot qui les transportait depuis la Libye a gîté et s'est délesté de ses centaines d'occupants, entassés sans ménagement les uns sur les autres, jusque dans la cale. Des africains privés de leur terre par l'accaparement foncier, des soudanais chassés par la guerre au Darfour, des érythréens fuyant l'enrôlement forcé, des syriens échappés aux bombardements de leur maison par les forces d'Al Assad, de Poutine, d'Erdogan, de Trump, de Hollande, de Macron ou de l'Etat Islamique, des nigériens et des camerounais jetés sur les routes de l'exil par Boko Haram, des irakiens, des maliens, des afghans, des ghanéens éparpillés par la guerre, la faim et le rêve d'une vie meilleure ou simplement d'une vie tout court...

Toute une cargaison de malheureux à moitié nus, amalgamés sous le nom de migrants et envoyés par mille mètres de fond, sans distinction de race ni d'origine. À chaque vague qui le submerge, leurs noms et leurs histoires remontent à la surface de sa conscience et l'homme épouvanté implore désespérément leur protection, lui le miraculé dont la mer n'a pas voulu, Saïd le migrant qui a le courage insensé de remettre une nouvelle fois sa vie en jeu, laissant derrière lui la côte française, première “terre d'écueil” en Europe, pour lui et ses compagnons d'infortune.

- Better die for something than live for nothing !

Cette fois il le sait, c'est sa dernière chance.

... à suivre

 Un jour mon drone viendra... 




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