Un lundi ordinaire

Giorgio Buitoni

4ème rond point.

C'est un de ces bus accordéon qui ondule comme un serpent dans son couloir réservé.

Le convoi de 8h52.

A bord, mes amis anonymes. Nous nous côtoyons tous les jours sans nous saluer. Ca ne se fait plus. Il y a le gros type genre chauffeur de car scolaire avec sa tignasse à trous, la citerne à bière qui lui sert de bide, et ses deux grosses fesses molles qui pendouillent comme du fromage fondu de part et d'autres de la surpiqure de son velours sans poches.

Il y a l'employée de banque en préretraite (elle descend devant la BNP ) avec ses jambes en pattes d'oiseaux , ses 12 couches de fond de teint orange, ses cheveux jaunasses et permanentés qui font penser au tifs de ces chanteurs de hard rock des années 8O, et  ses paupières peintes de la couleur de ses tailleurs cintrés étirés sur sa silhouette d'anorexique Weight Watcher. J'imagine le boulot. Des heures de maquillage, des années de privations et de mouvements de Gym exécutés devant la télé, des wagons de salade et de pamplemousse ingurgités pour obtenir cette allure de travelo desséché qu'on aurait trempé dans la cire ; un compromis entre Ziggy Stardust et Axel Rose qu'on aurait enfermé un siècle dans une cabine de bronzage et à qui on aurait ensuite liposucé jusqu'à la dernière goutte de graisse pour ne laisser sur le squelette que cette peau marron et chiffonnée rappelant celle du poulet grillé.

Il y à le bigleux bibliophile avec son strabisme hors concours et ses verres de lunette épais comme sa myopie. Je me demande toujours quelle page il est en train de lire.

Il y a le quinquagénaire tiré à quatre épingles, avec ses joues lisses, rasées au savon, et ses costumes aux coloris assorti à la saison, bleu marine l'hiver, beige l'été, qui se donne des airs de PDG, mais dont les mocassins à glands de supermarché trahissent le statut de petit cadre minable.

Et puis il y a moi, assis tout seul à l'arrière, avec mes tennis, mon jean, mon t-shirt, ma demi calvitie monastique, mon allure d'ado attardé, un livre ouvert sur les genoux, à moitié endormi, qui rêve de forêt à perte de vue, de peau de bête, et de mort naturelle.

10éme feu rouge.

Nous avons tous une mine pitoyable. Nos yeux bouffis, bordés de noir, contrariés par l'heure matinale, regardent sans voir,  plongés à l'intérieur, déjà au travail. Nous anticipons nos taches débiles de la journée, nous faisons notre petit planning de corvées dans nos tête, nous préparons notre sourire pour nos collègues, notre patron. Vautrés sur les sièges ou debout suspendu aux poignées comme des quartiers de viande ex sangsue, secoués par notre bus accordéon, nous nous dirigeons vers nos emplois respectifs. Sans un sourire, assis sur notre orgueil, dévorés par des envies en trompe l'œil, nous partons travailler dans un atelier, un bureau, un magasin, peu importe où, pour gagner de quoi nous endetter et  nous offrir des fringues à la mode, du hi-Tech, et des vacances, là bas, dans l'un des pays charmants, lointains et exotique ou des enfants fabriquent nos téléphones portables et nos chaussures de sport. Nous partons faire des frites, du béton, des photocopies, vendre des appartements, des jeans, du fromage, des assurances, nous allons sourire, mentir, taper « cordialement » au bas de nos courriels, nous rabaisser devant un petit chef au nom du dieu full HD et obéir à la déesse pendule pour  avoir le privilège de manger et de voyager low cost. Tous ensemble, nous partons construire du rêve, triompher de la médiocrité, tacher de nous hisser hors du lot, pour nous affranchir du besoin et nous assurer une consommation sans limite et sans fin, le paradis moderne. Sauf que ca n'arrivera pas. Et au terme de 50 années d'efforts et d'abnégation tout ce qui nous restera de se servage consenti, sera une impression dégueulasse de ne pas avoir été à la hauteur, un sentiment de culpabilité et d'échec inexplicable.

Et elle est là.

Comme une anomalie, une oasis dans le désert, assise dos à la marche,  face à moi. Merveilleux petit être rose et chaud né de la rosée au matin. 15 ou 16 ans peut-être. Ses longs cheveux savamment coiffés, et ses lèvres neuves et rubicondes barbouillées à la fraise luisent sous l'éclat jaune du soleil. Elle croise poliment les jambes. De son grand sac à main en vinyle posé sur ses cuisses lisses et courtes vêtues dépasse une épaisse pochette cartonnée griffonnée au Bic, probablement son nécessaire scolaire. Son débardeur blanc à fine bretelles tendu par ses seins jeunes et lourds, blottis l'un contre l'autre comme le p'tit cul rose d'un ange, s'ouvre tel un bénitier devant moi. Amen.

11ème feu rouge.

Je la regarde. Embusqué à l'arrière du bus, avec mon teint blafard du matin, le noir sous mes yeux, la tête encore coincée entre le jour et la nuit, feignant de bouquiner, je me repais de cette apparition. Je me livre à ma petite anthropophagie visuelle habituelle.  Je m'empresse de gouter des yeux cette beauté avant que son teint ne grise, que son corps ne se lasse, que ses chairs ne s'affaissent, avant que ses yeux cessent de regarder dehors, avant qu'elle nous ressemble.  Je vois mon sexe enserré entre ses nichons. Ma langue lapant ses tétons. Je sens le gout poivré de sa chatte au fond de ma gorge. Je la vois nue, ses seins, son cul, son vagin exposés à la lumière du jour. En train de me pomper, de m'insuffler un peu de sa vitalité. Le bus freine violemment. Deux personnes tombent. Trois protestent. Les seins de la demoiselle ont un petit hoquet délicieux.

19ème virage.

16ème arrêt : Belvédère.

Un type, complet gris, attache case, descend, suivi du gros cul graisseux en culotte de velours. Une femme noire enfourne une poussette à bord et nous rejoins. On tousse à gauche.

La jeune nymphe sent mon regard vicelard dégouliner sur elle. Je fais mine de tourner une page. Nos yeux se croisent. Bleu translucide contre marron vitreux. Elle sent mon désir et je sens sa gène. Pendant un instant nous nous épanchons l'un dans l'autre. J'entends presque son cœur battre dans ma poitrine. J'ai de nouveau 15 ans et je suis léger.  Une chaleur intempestive à l'entrecuisse monte aux joues de Pimprenelle sans prévenir : elle rougit. Non, vraiment, ce n'est pas un spectacle à offrir à un type en panne de semence. Mon pantalon enfle sous mon livre ouvert. Je repense à mes échecs successifs, à ce plaisir qui reste coincé dans mes couilles, à cette routine qui assèche ma vitalité, à Patricia et à Alice. Avec toi Lolita, j'y arriverai. Je lâcherai la purée rapidement. J'en suis sur. Je te prendrai accroupie, la jupe relevée, sur le siège du bus et mes angoisses s'écouleraient en toi comme une rivière pâle et épaisse. Et enfin ma tête se viderait pour 5 secondes d'éternité et de plénitude que m'envieraient les maitres yogis.  Je guérirai encore une fois. L'adolescente, décontenancée, remonte discrètement son décolleté.

20éme virage;

Un cri primal met tout le monde au garde à vous. A l'avant, le gamin dans sa poussette hurle. Imaginez vos tympans prêts à se briser comme du verre. Imaginez un porc qu'on égorge, une cloche d'église enfermée dans votre boite crânienne. Pensez à une longue et froide aiguille de métal qui pénètre votre cervelle par les oreilles, et vous serez encore loin de la vérité.

12ème feu rouge.

Bien sur, il y a les odeurs : sueur, pet, urine de saoulard, tabac froid, frite kebab, couche de bébé marinée, vomi, alcool renversé entre deux sièges. Les bruits aussi, les baladeurs écoutés à plein volume, les bavardages téléphoniques de ceux qui  informent leurs amis que « là, ils sont dans le bus ». N'oublions pas toux, mastication, rôt, reniflements, mouchage, et toutes autres formes de partage de nos petites activités organiques, et souvent tout ça en même temps. Mais ce qu'il y a de pire c'est le cri déchirant et disproportionné de ce petit être inconscient, et irraisonnable qui pour une raison inconnue décide de nous charcuter les tympans aux aurores. Les passagers rentrent la tête dans les épaules comme si un obus allait tomber sur le bus et prient pour que ça cesse.   Remarquez, il n'a pas tort le môme, un bus à 9h du matin, ce n'est pas un endroit ou se trouver.

17ème arrêt : Descartes.

Les portes s'ouvrent. Le petit monstre hurleur et sa mère descendent. Nos épaules retombent. Un vieux monte. Casquette et froc en velours vert. Il regarde à droite, à gauche avec ses mirettes laiteuses. Il cherche un siège abandonné pour y couler ses fesses flasques. Une tique qui cherche un chien. Je prie pour qu'il ne voit pas la place libre à coté de moi. Trop tard. Il traine les pieds jusque là et s'assoit.

21ème virage.

Le vieux respire bruyamment. Après le coup du gamin, ce n'est pas de chance. Du coin de l'œil je vois les poils de son nez entrer et sortir de ses narines. Un coup dehors, un coup dedans, comme un genre de herse poilue. Ca racle, ça siffle comme si une bouillie glaireuse allait remonter du fond ses poumons. Pas moyen de m'absorber dans la contemplation de la jeune nymphe. A chaque expiration ça sent le salami. Le plateau de charcuterie. Beaucoup d'hommes âgés exhalent cette odeur de viande boucanée. J'ai lu quelque part que les chiens étaient capables de détecter la présence de certain cancer dans votre haleine. C'est ça l'odeur de charcuterie : la maladie, ca sent la maladie, la vieillesse. Mon avenir, notre avenir à tous. Je suis un futur morceau de viande séchée et puant. On renifle aussi à l'avant. Le bigleux tourne une page.

13ème feu rouge.

Cette fois, j'en ai assez ! Assez de toutes ses tronches d'enterrements, de cette procession motorisée de résignés asservis, marre du communautarisme de la tristesse et des yeux noirs. Alors  je me lève et j'avance au milieu du bus. J'agite  les bras pour attirer l'attention sur moi. On murmure, on s'étonne, tous m'observe. Et je dis :

«  Hé vous tous! Il fait beau, si on allait à la plage ? Hein ? Et si on passait d'entreprise en entreprise de boutique en boutique chercher tous les gens et que nous allions tous à la plage ? Si on y va tous personne se fera virer, Hein ? Qu'est ce que vous en dites ? »

Grand silence. Les yeux  s'écarquillent autour de moi,  puis se voilent et regardent de nouveau à l'intérieur comme pour peser le pour le contre, puis, soudain ils se rallument comme lorsqu'on aperçoit une issue qu'on a cherché toute sa vie. Les premiers sourires fleurissent sur les visages. Un « oui » déterminé, est lâché au fond du bus, et tous les autres suivent. Le chauffeur à l'avant crie : «  Ouais, mec t'as raison, Chiche ? Il fait trop beau, Je vous conduis ! ». Le bus est en liesse. Ce n'est plus le même endroit que cinq minutes auparavant, La petite Lolita, me lance un sourire timide. Et nous chantons tous ensemble All you need is love des Beatles. Sauf que je ne me lève pas de mon siège, je ne vais pas au milieu du bus. Je me tais comme les autres et j'encaisse, comme inhibé par une force invisible.

5éme rond point.

La petite merveille baille, révélant un implant métallique planté dans sa langue. Merde, la gangrène la déjà prise. Dans les temples aztèques et mayas, les prêtres se perçaient la langue lors de rituels pour communiquer avec les Dieux. Il y a 4000 ans, au Moyen Orient. On se perçait le nez comme un signe extérieur de richesse. Dans l'Egypte ancienne seuls les membres de la famille royale avaient le droit de passer un anneau dans leur nombril. Aujourd'hui des gamines de 15 ans se trouent la langue pour ressembler à des idoles en toc. Britney Spears m'a tué. Des bonnets en été, des lunettes noires la nuit, des casques géants pour reproduire de la musique compressée. Toute une génération de gamins pourris par le culte de l'objet pour l'objet, son esthétisme. L'échec de nos parents, la reddition de nos ainés qui prônaient la révolution en 68 et qui aujourd'hui transpercent les langues des gamines. Et nous tous, entassés dans notre bus, qui partons perpétuer cette trahison. Toute la planète qui part en couille. Et cette odeur de sauciflard qui m'emplit les narines. Le vieux renifle de plus en plus fort. Une mélasse aqueuse perle dans les poils de son nez. J'ai la nausée. Remarquez, j'ai toujours la nausée le  matin avant midi.

Et là, au bruit que font les pneus sur la route, et à la vitesse réduite à laquelle nous roulons, je sais ou nous sommes. Je pourrais vous le dire les yeux fermés. 10 ans que je fais le trajet deux fois par jour. 13 feux rouges. 5 ronds points. 23 virages. 18 arrêts. 7km de route 25 minutes pour bouquiner. Je connais le moindre trou dans le bitume. C'est le dernier feu avant l'arrêt manufacture, le 18éme, mon arrêt. J'appuie sur le bouton. Le bus s'arrête. Je me lève et  je me faufile comme je peux entre les genoux du vieux salami. Je m'offre une dernière fois les seins de la demoiselle vus du ciel. Et je descends. Nous sommes lundi matin. Et je pars lutter pour mon salut.

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