Un os
petisaintleu
Avant de regagner mes pénates, je lui laissai un papier dans la poche de son pantalon pour lui proposer de nous retrouver cinq jours plus tard. Nous serions samedi et ça me permettait de prendre du recul. Je pariai sur sa curiosité pour le faire revenir.
Le mercredi, je n'avais rien de prévu ; pas plus que la veille, le lendemain ou le surlendemain d'ailleurs. J'aime à pratiquer la procrastination qui marque en réalité une profonde apathie. La vaisselle agonisait dans l'évier. Le bruit du goutte-à-goutte finissait de rincer ma volonté, lessivée par une de ces journées de travail sans intérêt. Affalé dans mon sofa par la gravité de mes pensées, lourdes de mon cafard, je patientais dans l'attente qu'un programme soporifique me réveille pour me traîner vers ma couche.
Je ne sais pas pourquoi, c'est par vague. Je me réveille à une heure incongrue, sans en comprendre le moteur. On pourrait penser au stress, mais non. Par réflexe, je regardai mon réveil. Il était trois heures dix-sept. Quelquefois, j'en profite pour prendre un des livres qui traîne au pied du lit. Il ne s'agit jamais de littérature. En position allongée, mes chers auteurs ne me pénètrent pas. Je plongeais, accoudé, dans un ouvrage sur l'art quand je sentis dans un mon dos un poids me peser. Il ne pouvait pas s'agir de Griotte, ma chatte. Elle est si timide, la pauvrette, recueillie presque morte et orpheline, que ne lui viendrait pas l'idée de se lover contre moi. Je me retournai pour sentir une masse contondante me chatouiller les omoplates. Je découvris un bras ensanglanté, des lambeaux fibreux et bleus horizon collés à la chair.
La rue Watt, ce membre dont je fis de suite le rapprochement avec celui qu'Arthur perdit dans une tranchée fangeuse : dire qu'il y avait de quoi m'inquiéter tenait de l'euphémisme. Une sourde panique m'envahit, succédant à un écœurement sans nom. Déjà, la question se posait de me débarrasser de cet appendice encombrant. Cela devenait d'autant plus urgent qu'en prenant le courage de le regarder, un haut-le-cœur me saisit quand un asticot, gros comme mon pouce, tomba sur le parquet dans un bruit mat. Au moins, je tenais ici un élément tangible qui s'avérait moins inquiétant que ses origines. Le message était clair. D'un monde parallèle, quelqu'un m'informait que l'on s'inquiétait de moi.
Pour le travail, je me portai pâle. Ce n'était qu'un demi-mensonge, mon teint tenait du blême. Je ne m'imaginais pas mettre le bras dans un sac plastique pour m'en débarrasser dans la poubelle de mon immeuble. Il me faudrait attendre la nuit pour, c'était ma décision, le jeter dans une friche qui borde encore la Seine.
Ce fut fait. Je retournai au travail le lendemain, prétextant une gastro pour excuser mon absence. Faute avouée et à moitié pardonnée. Il faudrait que je demande à mes ancêtres. Il semblait qu'une vieille tradition familiale transforme notre bol alimentaire en bouillie à la moindre contrariété. En rentrant, bourré à l'Imodium, je retrouvai un semblant de contenance. Je me liquéfiai dès que je pris connaissance du journal télévisé.
Il se trouve toujours un retraité pour promener son chien dans une jachère industrielle. La police scientifique répliqua dare-dare. En moins de temps qu'il ne fallut aux troupes du Kaiser en 1914 pour atteindre la Marne, ils rapprochèrent la laine et sa teinte caractéristique du crime du treizième arrondissement. Les journalistes se perdaient en conjonctures. Un psychanalyste émérite, prompt à sortir sa science, nous présentait déjà le profil psychologique du tueur.
Ça devenait clair qu'il y avait un os, deux même. Celui que rongeraient les enquêteurs pour dénouer les fils de cette affaire et le mien, dont je connaissais l'origine, arraché d'entre les barbelés.
Il me restait la soirée et le lendemain pour m'organiser et prendre les dispositions vis-à-vis d'Henri. La première chose à faire consistait à rejoindre Arthur. J'imaginais que son passé de Poilu nous aiderait. Quatre années dans les tranchées avaient dû lui apporter instinct de survie et débrouillardise. Je repris les choses en main en me saisissant de sa photo jaunie.
Il ne fut pas surpris de me retrouver. Il en avait vu d'autres et sans doute avait-il sympathisé avec un Tommy qui lui transmit de son flegme. Je le retrouvai attablé là où je le quittai lors de ma première rencontre, à siroter une bière et tirant sur une pipe Gambier dont le bas du fourneau se terminant par une barbe stylisée lui évitait de se brûler les doigts :
« Alors gamin, que me vaut ta visite ? » Je lui expliquai en bafouillant ma mésaventure.
« Ne t'en fais pas pour ma patte. Elle est très bien là où elle est. Par contre, je m'inquiète pour toi ; très sérieusement. »
Il me toisa en ajoutant : « On va aller chez moi. On y sera plus tranquille. La bourgeoise est absente, partie caqueter les derniers potins. On verra aussi pour te trouver des nippes. Tu ressembles à un Indien comme ça et on n'a pas trop l'habitude d'en voir par ici. »
La bicoque se trouvait incrustée au milieu d'un coron, cet enchaînement de maisons ouvrières en brique, construites par les industriels pour garder constamment la main sur leurs salariés. Il me fit rentrer, m'invita à m'asseoir et s'excusa de suite avant de pénétrer dans une pièce adjacente. Après quelques minutes, il en ressortit les bras chargés d'une chemise taillée dans une toile, d'un pantalon de velours et de souliers en cuir marron. C'est fou comme depuis un siècle une meilleure alimentation, une entrée dans le monde du travail plus tardive et moins pénible ainsi que les progrès de la prophylaxie ont modifié l'homme. Je mesure un mètre soixante-quinze, rien d'anormal pour un homme de ma génération, presque un géant pour celle de mon arrière-grand-oncle. Après m'être habillé et contorsionné, je déclenchai chez lui l'hilarité : « Ben mon Charlot, il ne te manque plus que la canne ! ».
Il alla chercher dans un bahut deux verres à liqueur et une bouteille que je supposais être de gnôle. Les alcools forts, ce n'est pas mon fort depuis que je frôlai à plusieurs reprises le coma éthylique suite à des beuveries étudiantes. Je ne sais pas si elle avait le goût de pomme. Je m'exécutai pour respecter la tradition.
Il ne m'en fallait pas plus pour me sentir d'humeur prolixe et désinhibée. Je détaillai mon expédition sur Cadix. Il semblait plongé dans la plus profonde perplexité. Je remarquai qu'il mâchonnait sa moustache, sans doute la marque visible d'une intense réflexion.
« Tu joues aux dames ? Moi, j'adore. C'est un jeu qui demande de la tactique et de la stratégie. On est un peu dans la même situation. On peut se dire que l'on a quelques coups d'avance.
— C'est-à-dire ?
— Eh bien par exemple, si je discute avec toi, c'est la preuve au moins que mon arrière-arrière-grand-père a survécu à l'année 1823.
— Tu veux parler de ton arrière-grand-père Antoine ou de son fils Eugène ?
— Non, du fils qu'Henri eut en 1825. Il s'appelait Marc.
— Décidément, tu en sais plus que moi. Au juste, comment se fait-il qu'en l'espace de trois générations, les Vincent aient rejoint le monde ouvrier ?
— En une seule. Henri est décédé en 1828. Marc s'est retrouvé indigent et il a été recueilli par une tante maternelle.
— Ha, un peu comme Berthe Bovary !
— ...
— Bon alors, on fait quoi ?
— Je t'accompagne demain. »
Je me dis que j'avais réussi à amener avec moi des objets. Je pris Arthur par la main pour l'amener chez moi. Dieu, quelle nuit ! Il ronfla comme un goret.
Le suspense s'installe !!!! J'attends la suite !!!!
· Il y a environ 10 ans ·veroniquethery
C'est un peu le principe ...
· Il y a environ 10 ans ·petisaintleu
Texte fort bien mené, on sent toute ta passion de l'histoire ! bravo à toi
· Il y a environ 10 ans ·marielesmots