Un peu plus que rien, c'est déjà pas mal

Thierry Kagan

“Pas assez incisif, trop honnête, bienséant, incapable de tuer une mouche : vous n’avez pas su évoluer. A votre place, de la mort au rat, une balle dans le pied et hop ! par la porte vitrée”, qu’il me dit.

Jansen est mon directeur général de 25 ans.

De 25 ans mon cadet, aussi.

Premier entretien d’évaluation, le ton est donné.

Enfin !

Cette outrecuidance ultime a chatouillé l’un de mes points G.

Que c’est bon ! Elle me calme d’une grande anxiété que la DRH m’avait promise temporaire, de ces temporaires qui durent et ce, depuis maintenant 4 mois.

A deux mains, je saisis de concert l’instinct de conservation qu’il a réveillé et la chaise à roulettes de compétition, thermoformée spécialement pour l’arrogant.

Avant qu’il ne comprenne, je le fais basculer dans l’escalier.

Immédiatement, le silence s’installe.

Plus un mot inconvenant ne sort de sa bouche, plus rien ne pollue l’espace aérien.

Libéré illico.

A une main, je fais la moitié d’un signe de croix. Et remets le siège en place.

Le téléphone sonne.

Je m’assois et réponds.

C’est sa compagne. Elle est jolie comme un coeur. Ca s’entend. Délicieuse.

Elle n’arrête pas de parler, me laisse pas en placer une, pensant bien sûr que je suis son homme.

Qu’elle doit sentir bon ! Ses cheveux sont propres du matin même, évident à des kilomètres.

Puis, je la regarde. Dans les yeux, sur la photo, dans le cadre, sur le bureau.

Et je parle à voix très très basse, prétextant une réunion qui se tient ici-même.

Elle n’y entend que du feu. Je lui donne donc rendez-vous à midi 30 à la maison, comme tous les mardis.

Elle ne dit rien, puis lâche son certainement fameux “d’accord” sans “au revoir”.

J’ai 30 minutes devant moi.

En une demi-heure, M Jansen, je vous promets que je vais évoluer.

D’ailleurs, la conclusion de mon évaluation a dû déjà me remonter dans votre estime.

Un peu, non ?

J’arrache le crucifix de mon cou, l’embrasse une dernière fois et le gare dans la corbeille des non-recyclables. Ce n’est pas la peine qu’il en voie plus.

Et je fourre dans ma poche le “Ten fucking managers”, bible de Jansen bourrée de marque-pages, potassée systématiquement avant de recevoir salarié, client, ami ou courant d’air.

Sur le chemin de mon rendez-vous, un couple d’étrangers m’arrête pour me demander une rue. Celle qui est juste à l’angle. Je m’offre de les accompagner. Jusqu’au métro, m’assurant qu’ils s’en éloignent le plus possible.

C’est pas de l’antipathie, ça, M Jansen ?

En bas de chez vous, je vole un poireau à l’épicier du coin.

Parce qu’il est en plein milieu de la rue et qu’il y en a marre des appellations mal contrôlées.

Un peu de racisme, ça fait du bien, non ?

A l’intérieur de l’immeuble, je sonne la gardienne. Et lui remets le légume, de votre part, disant que vous lui souhaitez d’en faire l’usage le meilleur.

Alors ça, vous en pensez quoi ?

Pouvez pas nier, M Jansen, j’évolue vite, n’est-ce pas ?

Là, je monte chez vous.

J’ai vos clés, j’ouvre la porte et vais attendre mademoiselle dans le salon, vous permettez ?

A peine je m’assois que la porte d’entrée se rouvre.

J’entends, de là où je suis, un poireau mourir méchamment sur un guéridon.

J’ai l’ouïe fine.

J’entends aussi la fille demander ce que sont ces conneries.

Je me lève et vais au devant d’elle.

Effectivement, elle est délicieuse, elle sent bon et ses cheveux sont propres.

Mais plutôt de la veille.

Je lui souris. Et profitant de sa bouche certes vociférante mais avant tout béante, je l’embrasse et lui glisse que son homme ne rentrera pas dîner, qu’il doit être, en ce moment, avec une concierge mais surtout, un escalier.

Et je quitte les lieux.

Si c’est pas incisif, ça, comme rencontre, M Jansen, alors là, je vous ramène à la vie.

Non, faut pas déconner ! Y a quand même un gros passif.

...

Dans le métro qui, lui, me ramène à ma femme à moi, je sors le livre que j’avais pris dans le bureau de Jansen : “Ten fucking managers”.

Je découvre, en deuxième de couverture, la dédicace de sa femme.

Des mots qui lui ont collé à la peau jusqu’à pile-poil sa descente sans retour : “Vas-y mon manager, fonce !”.

Je parcours le sommaire.

Je vais de marque-page en marque-page.

Je me reconnais vaguement dans les profils de subordonnés.

Je suis donc normal.

Manque quand même un truc dans son livre : supprimer le problème est parfois une des solutions du problème...

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