Apparence...

thalia

Caractères ( espaces compris 12 521 )

Charlotte suivait des règles, la principale étant de ne JAMAIS prendre le métro après 21 heures, mais pour la première fois en cinq ans de vie parisienne, elle allait déroger à sa ligne de conduite. Elle ferma la serrure du petit appartement, et sortit.

Il était 23 heures.

Sur le quai désert et silencieux de la station Gambetta, elle regretta la foule des heures de pointe. La main gauche accrochée au sac qu’elle portait en bandoulière, elle entra dans le wagon de tête, et préféra le strapontin aux banquettes plus confortables. On n’est jamais trop prudent, se dit-elle. Discrètement, elle examina comme à son habitude ses compagnons anonymes. Un couple se bécotait, deux hommes dans la quarantaine, dont l’un remplissait une grille de mots croisés tandis que l’autre était plongé dans la lecture un journal. Charlotte se détendit.

Le bip du téléphone la tira de sa rêverie, et sa mine s’éclaira d’un sourire béat en déchiffrant le texto de Mark. Leur rencontre était récente et comme d’habitude, elle avait suivi l’une de ses nombreuses règles. À savoir, ne pas coucher le premier soir… Trois semaines lui paraissait un délai correct, mais après un mois de relation, toujours et désespérément platonique, elle voulait... Passer à la casserole, se dit-elle en référence au métier du jeune homme, et toute la journée, elle avait imaginé des scénarios tous plus torrides les uns que les autres.

Plus que cinq stations. Le jeune couple sortit avec hâte puis les portes se refermèrent avec ce bruit métallique et si familier. Le métro reprit sa course.

C’est à ce moment-là que Charlotte les repéra. Si Mark n’avait pas accaparé toutes ses pensées, elle aussi serait descendue, mais il était trop tard. Ils ne devaient pas avoir plus de dix-huit ans, et elle en compta six. La bande de jeunes déambulait dans la rame et se rapprochait. Elle vérifia que son manteau ne révélait rien de sa tenue et ses escarpins lui semblèrent soudain un bien mauvais choix, mais là encore, trop tard. Ils parlaient trop fort. L’un d’eux alluma une cigarette et une voix s’éleva dans le wagon.

Un des garçons s’adressait à elle. Elle se crispa, la tête basse. Ne rien répondre lui parut la meilleure solution, mais était-ce une si bonne idée ? Comment être certaine de ce genre de choses ? La voix, plus autoritaire, retentit de nouveau, et l’estomac de Charlotte se noua. Elle croisa les jambes. Des baskets XXL envahirent son champ de vision et elle retint sa respiration, le corps raide, les muscles tendus. Puis lentement, avec un effort surhumain, elle osa lever la tête.

—   Pa… Pardon ? Bafouilla-t-elle la gorge sèche.

—   Woh ! T’as perdu un truc.

Le visage était en partie masqué par une capuche et Charlotte déglutit avec difficulté, évitant à tout prix le regard du garçon.

—   Ça, ma belle, répondit-il en se baissant.

Son odeur la percuta de plein fouet et elle bloqua son souffle en se pressant au maximum contre le dossier. La promiscuité du garçon l’étouffait. Elle lança un coup d’oeil implorant aux deux quadras, mais comprit aussitôt qu’elle n’avait rien à attendre, ni de l’un ni de l’autre et Charlotte manqua s’étrangler quand une main frôla la sienne pour y déposer un objet.

Et c’est sur un ton détendu — en tout cas elle l’espérait — qu’elle répondît :

—   Merci. Il a du tombé.

En tremblant, elle rangea son portefeuille dans son sac.

—   Pas de quoi, ma jolie. Ça te dirait de nous accompagner à une soirée ?

—   J’ai rendez-vous avec mon ami… Il m’attend. Désolée.

—   Tu sais pas ce que tu perds, rétorqua-t-il en faisant demi-tour.

Le cœur cognant à cent à l’heure, les coudes serrés le long du corps, Charlotte se tenait droite et raide. Elle se leva, prit appui sur la barre métallique et se cramponna à la poignée. Elle était à l’agonie. Sur le quai, elle poussa un profond soupir, se précipita vers l’escalier puis monta les marches aussi vite que lui permettait ses chaussures et déboula sur le trottoir à bout de souffle. Elle inspira une grande bouffée d’air. Euphorique. Vivante.

—   Je suis vraiment trop conne ! s’écria-t-elle. Quatre stations de métro à pied… Ça m’apprendra à flipper pour rien.

Ses talons claquaient les pavés telle la petite musique, monotone et pesante du métronome. Minuit, l’heure du crime, songea-t-elle les lèvres crispées en regardant le cadran de sa montre, et elle accéléra. Elle ne se déplaçait jamais seule, la nuit à Paris. Peu de piétons, quelques voitures. Pas de taxi.

Charlotte trottinait. De plus en plus vite.

Elle finit les derniers mètres au pas de course et se retrouva devant l’immeuble de Mark. Elle traversa rapidement le hall se retenant pour ne plus courir, et haletante, mais enfin en sécurité, décida que la prochaine fois elle prendrait un taxi. Dans l’ascenseur qui montait au cinquième étage, elle eut le temps de se calmer et colora ses lèvres d’une touche carmin.

Elle défit chaque bouton de son manteau et sonna.

La petite robe rouge au décolleté osé valait bien la somme exorbitante qu’elle avait dépensée, au vu du regard gourmand que Mark posa sur elle. Charlotte était aux anges.

—   Tu es magnifique, dit-il en effleurant sa bouche d’un baiser. Si j’étais le loup, je te mangerais.

Elle hésita, un court instant, à lui raconter ses péripéties, mais préféra s’abstenir et attendre le lendemain pour ne pas gâcher la nuit qui s’annonçait idyllique. Elle avala une gorgée du cocktail et l’interrogea sur son travail.

— As-tu déjà entendu parler des « Pâtés du chanoine » ? demanda-t-il en caressant sa cuisse.

Elle frissonna de plaisir à son contact et hocha la tête.

—   Bien sûr. La rumeur dit même que le président en raffole.

—   En as-tu goûté ?

—   Pas encore.

—   Dans ce cas, je vais remédier à cela au plus vite, dit-il en l’entrainant.

La cuisine était aussi grande que le salon de Charlotte, et l’inox prédominait : de l’évier, au frigo américain, au lave-vaisselle en passant par le piano digne d’un restaurant étoilé. Pendant qu’une terrine chauffait dans le four et que Mark dressait les couverts sur une immense table, Charlotte l’écoutait. Le fumet odorant la fit saliver. Les émotions de la nuit lui ayant ouvert l’appétit, elle attendait avec impatience de déguster le plat qui avait fait sa réputation.

—   J’avais bien compris qu’il fallait me démarquer de mes concurrents, poursuivit-il en servant le vin. Mais comment ? J’avais lu un nombre incalculable de recueils culinaires, des plus anciens aux plus récents, mais rien.

—   Pourtant tu as trouvé la formule qui fait courir tout Paris.

—   Oui, c’est vrai. Et que je garde précieusement là, dit-il en posant l’index sur son front.

—   Comment as-tu déniché cette recette ?

Manches relevées et couteau à la main, Mark débitait à une vitesse folle de fines lamelles d’oignon. Charlotte n’avait jamais remarqué à quel point ses bras étaient musclés. Il doit s’entrainer régulièrement, pensa-t-elle.

—   Par le plus grand des hasards et le plus étrange… pas dans un livre de cuisine.

—   Tu m’intrigues.

—   Connais-tu l’histoire de la rue des Marmousets ?

Mark l’attrapa par la taille et la déposa sur un tabouret. Il l’avait soulevé aussi facilement qu’une plume et Charlotte se dit qu’avec un homme pareil à ses côtés, elle ne risquerait rien dans le métro ou ailleurs.

—   Non, mais quel est le rapport ?

—   J’y viens, répondit-il avec un sourire énigmatique. En 1837, rue des Marmousets donc, à l’emplacement actuel de l’hôtel-Dieu, une association se constitua entre deux commerçants. Un barbier égorgeait ses victimes avant de les faire basculer dans une trappe qui les envoyait dans le sous-sol d’une pâtisserie où son voisin les transformait en pâté. Des pâtés que le Tout-Paris se pressait de venir acheter chaque jour, et qui firent la fortune de cet artisan.

—   Tu veux dire que ce boulanger… Non, je suis naïve, mais pas au point de croire à une histoire pareille.

—   C’est pourtant la réalité. Si tu cherches sur internet ou si tu lis « Paris fais-nous peur », tu le vérifieras toi-même.

Charlotte bougea sur son siège. Troublée. Mark avait l’air on ne peut plus sérieux.

—   Admettons que ce soit vrai…

—   C’est vrai ! La coupa-t-il. Je ne te dis que la vérité.

Charlotte n’avait aucune envie de se disputer. Elle avait d’autres idées, bien plus agréables, en tête.

—   Très bien. Mais je ne vois toujours pas le lien avec toi.

Il se leva et sortit le plat du four qu’il déposa sur la table. Puis il coupa des tranches et les servit avec une salade de mâche. L’odeur était succulente. Elle avala sa première bouchée en lui demandant de poursuivre.

—   Divin ! remarqua Charlotte. Je n’ai jamais rien mangé d’aussi bon.

—   C’est normal, rétorqua-t-il avec un regard incisif. Je suis certain que c’est la première fois que tu goûtes de la chair… humaine.

—   S’il te plait, Mark. Halloween c’était hier, et ce n’est pas drôle.

—   La vérité est rarement plaisante. Ma recette n’a rien d’extraordinaire en elle-même, si ce n’est l’ingrédient principal.

Perturbée par son attitude inhabituelle, elle arrêta de manger.

—   Comme tu l’as remarqué, ce plat à un goût unique. La chair humaine est un mets des plus fin et délicat au monde. Tu ne trouves pas ?

Il avança la main et toucha ses cheveux. Et pour la première fois, son sourire éclatant ne lui plut pas. Trop… carnassier. Ses jambes se mirent à trembler et son cœur tambourina dans sa poitrine. Il devait plaisanter. Mais Charlotte ne goûtait pas à son sens de l’humour.

Il tourna brusquement la tête ce qui valut une bouffé d’angoisse à Charlotte puis en un éclair, il fut à ses côtés. Reste calme, pensa-t-elle en descendant du tabouret. Il la saisit par la taille et la tira en arrière en couvrant sa bouche de la main. Brutalement. Mark ne jouait pas.

Elle se débattit comme une forcenée, donnant des coups de pied et coups de poing. Et elle réussit à lui coller un uppercut dans la figure. Elle entendit un craquement et se demanda si c’était ses doigts ou la mâchoire de Mark. Il relâcha son emprise et elle en profita pour se dégager et s’enfuir à toutes jambes. Mais elle n’eut pas le temps d’arriver à la porte qu’il l’avait rattrapée. Son estomac se souleva et la bile lui remonta dans la gorge. Avait-elle réellement avalé de la chair humaine ? Il la projeta contre le mur et se plaqua contre elle.

—   Crie autant que tu veux, murmura-t-il à son oreille. Mon appartement est insonorisé.

Immobilisée et tenue par le cou, elle contracta les muscles et hurla. Hurla jusqu’à en perdre la voix. Ce qui le fit rire. Puis il la gifla avec une telle violence que sa tête partit sur le côté. Ses cheveux retombèrent sur son visage et elle sentit du sang dans sa bouche.

Charlotte était tétanisée, les larmes coulaient et une peur atroce s’insinua en elle.

—   Je vais m’occuper de toi comme un chef, dit-il.

Ligotée et clouée sur la table par du ruban adhésif, Charlotte savait ce qui l’attendait et elle était paniquée. La terreur s’infiltra dans chaque parcelle de son corps. Mark ouvrit l’un des tiroirs et en retira un couteau, un long couteau pointu de boucher. Et elle sentit un trou se creuser dans son estomac. Elle commença à suffoquer. Des larmes brouillèrent sa vue et un sifflement résonna dans ses oreilles. Soudain, des points lumineux se mirent à clignoter dans la pièce. La transpiration inondait son corps et elle frissonna.

Mark s’approcha une lame scintillante à la main.

Il fit décrire un arc au couteau. Comme un magicien avec sa baguette. La lame allait et venait et Charlotte la suivait des yeux. Elle faisait un cauchemar, ce n’était pas possible autrement et elle allait se réveiller d’un instant à l’autre. Pourtant quand la pointe fine s’enfonça dans sa chair, avec une facilité déconcertante, la douleur fulgurante lui prouva qu’elle ne rêvait pas.

—   Ne t’inquiète pas. Je peux affirmer, sans me vanter, que j’ai acquis une grande dextérité.

—   Je t’en supplie… Laisse-moi partir...

Il posa le couteau et s’éloigna. Charlotte souhaita qu’il retrouve ses esprits, qu’il lui explique qu’il était stressé, épuisé, que son comportement était inadmissible, peut-être même dirait-il qu’il avait trop bu, consommé de la drogue, tout ce qu’il voudrait. Tout. Tout, pourvu qu’il la relâche.

Il enleva sa chemise et s’approcha sans précipitation avec des ciseaux à la main.

Des ciseaux de cuisine. Le grand modèle, celui dont les chefs se servent pour briser os et cartilages. Et là, à cet instant défini, suspendu dans le temps et la panique au fond des yeux Charlotte gémit.

—   Je dois t’avouer quelque chose, murmura-t-il. Normalement, je ne mélange jamais le plaisir et le travail, c’est un principe qui m’a permis de ne pas attirer l’attention de la police. Mais pour toi je ferai une exception…

  • Merci Sweety, Aile68 et Wen.
    J'ai entendu parler de "Nouvelle cuisine" mais je n'ai pas encore eu l'occasion de le voir, ça ne saurait tarder :))

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Img 0285 300

    thalia

  • Très bien joué au niveau de la première partie. Assez bizarrement, la deuxième partie ne m'a pas plus surpris que ça (même si l'idée est bonne évidemment).
    J'ai dû voir trop de films d'horreur (je te conseille notamment "Nouvelle cuisine" d'un chinois de Hong-Kong, Fruit Chan, horrible à souhait).

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Francois merlin   bob sinclar

    wen

  • L'histoire est très bien menée et bien écrite. Merci pour ces moments de suspens...

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Coucou plage 300

    aile68

  • Brrrrr j'ai le sang glacé... Comme quoi le danger n'est pas là où elle l'attendait!!

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Suicideblonde dita von teese l 1 195

    Sweety

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