Un soir à l'opéra

Robert Blanchet

Une soirée exceptionnelle à la Scala de Milan lors de la répétition générale du Sacre du Printemps, de Stravinski, sous la direction de Claudio Abbado, en 1981.

Un soir à l’opéra

Robert BLANCHET

L’histoire est vraie, je vous la conte. Janvier 1981. Je sortais douloureusement d’une liaison passionnée et je me complaisais dans un désespoir joué lorsque le téléphone sonna. C’était Roland dont j’avoue aujourd’hui ma honte d’avoir oublié le nom :

 « Tu fais quoi, là, en ce moment ? »

 C’est à cela que je le reconnus immédiatement. Il ne disait jamais « Allo ! » ou « Bonjour » au téléphone.

 « Ben ! …»

« Y a pas  de « Ben ! ». Tu prends le premier train. J’ai besoin de toi ici. J’suis charrette sur l’installation de ma sono. »

« Mais, t’es où, ici ? »

« À Milan ! À la Scala ! Je sonorise la prochaine création de Stockhausen : « Giovedi da Luce ».

 Puis vinrent les informations sur mon salaire, mes conditions d’hébergement, mon défraiement. Le tout me convenant, la nuit même, je roulais vers l’Italie.

 Dans les allées bordant la Scala, stationnaient de rutilants semi-remorques de la Deutsche Grammophon dont Roland m’apprit qu’elle fournissait toute l’infrastructure sonore.

 « Sonoriser la Scala ? Autant parfumer une rose ! » pensai-je.

 En cela, j’étais en parfait accord avec Aldo, le chef machiniste italien qui se liquéfiait progressivement, à mesure du déballage, par les techniciens allemands, des micros sur la scène du prestigieux théâtre dont il se sentait le dépositaire.

 Il me confia, larmes au cœur et poings serrés dans sa salopette :

 « Non capisco perche abbiamo fatto la guerra con loro, contro di voi ? ». (1)

 Trois semaines dans une ville qui ne m’a pas laissé un souvenir intense et ce fut la dernière représentation d’une œuvre lyrique contemporaine dont j’avoue mon incompétence à donner une opinion critique. L’équipe française se préparait à remonter sur Paris. J’avais choisi, pour ma part, de prendre le train de nuit pour Nice où vivait ma mère. Ce soir-là, je dégustais un verre de Lacrima Christi avec le concierge de la Scala, quand arrivèrent plusieurs groupes d’hommes et de femmes qui, défilant devant sa loge, lui lancèrent amicalement des :

 «  Ciao, Fabrizzio, come va ? »

« Ben ! Grazie mille ! »

« Che succede ? » (2) lui demandai-je.

 Fabrizzio m’informa alors que Claudio Abbado dirigerait, dans une heure, la dernière répétition du « Sacre du Printemps » pour le gala caritatif du lendemain devant tout ce que l’Europe comptait de personnalités artistiques et politiques. Dans les conditions exactes de l’événement. Avec mon italien approximatif, je lui fis la demande, avec la certitude ancrée qu’il la refuserait, d’assister à la répétition.

 « Perche no ! » (3) fut sa réaction instantanée.

 Il faisait nuit maintenant. Un îlot de lumière perçait les ténèbres : c’était la Scala, entièrement éclairée. Comme elle le serait demain. On eut dit le vaisseau spatial d’un film de Spielberg. Je m’approchai de la façade par les arcades latérales, savourant déjà ce qui allait m’arriver.

 À l’entrée du temple lyrique, je fus salué par le garde-à-vous impeccable, sabre au menton, des huit gardes républicains, en tenue d’apparat, qui formaient le couloir d’honneur. L’orchestre s’accordait avant l’arrivée du Maestro. J’empruntai cette haie que m’offraient les gardes et je pénétrai dans la salle. Souvenir inoubliable qui s’inscrit dans l’œil et dans l’oreille et va se ficher au profond de vous. J’éprouvai le moment. Lentement. Egoïstement. Sans partage.

 Je pensai m’installer discrètement sur un fauteuil du dernier rang d’orchestre quand une ouvreuse, certainement prévenue par le brave Fabrizzio, m’invita à la suivre.

 Nous montâmes à l’étage, par l’escalier colossal, noyé du feu des lustres monumentaux. L’ouvreuse du premier étage, prenant le relais de la précédente, ouvrit devant moi, pour moi, les deux battants de la loge présidentielle. Et ce fut un chatoiement d’or et de rouge, de dorures et d’embrasses, de passementeries et de velours.

 Me vint à l’esprit …

 « Comment s’assied-on en jean dans de tels fauteuils ? »

 Ne trouvant pas de réponse, je le fis quand même. Quelques minutes encore et la lumière de la salle baissa doucement sur l’entrée de Claudio Abbado, en costume queue-de-pie. Arrivé à son pupitre, il prit sa baguette, se tourna vers la salle, vers la loge présidentielle. Et m’y vit.

 Surprise du Maestro ! Je me levai. Et, je l’avoue avec une pointe de vanité, il y eut là trois à quatre secondes d’un dialogue muet, d’un contact silencieux entre un des plus grands chefs d’orchestre de son époque et l’humble technicien du son que j’étais alors.

 Nous nous fendîmes d’une profonde et lente flexion du torse .

 « Abbado me saluant, moi, aujourd’hui, comme il saluera demain ceux qui occuperont cette loge, qui le croira ? »

 Ma mère peut-être ! Demain ! Qui est prête à tout croire de moi.

 Le Maestro pivota vers son orchestre et tapota de sa baguette le pupitre pour obtenir le silence.

 J’eus alors ce privilège inimaginable, inestimable aussi, de voir, d’écouter l’Orchestre de la Scala de Milan, interprétant le « Sacre du Printemps » d’Igor Stravinski, sous la direction de Claudio Abbado. Pour moi seul. Dans ce théâtre vide.

 « Quel émir, quel roi, quelle reine, quel milliardaire dispendieux, quel nabab, quel prince capricieux pourrait se payer ce que je vis là ? » me plut-il de penser.

 Comme un rêve lent et délicieux, je dégustai la soirée. Je laissai la musique m’investir, m’envoûter. J’étais consentant de ce miracle profane. À la fin de la « Danse Sacrale » du Second Tableau, le Maestro me refit face. Il me salua. Je le saluai à mon tour.

 C’était fini.

 L’orchestre se leva. Tous me regardaient. Ils attendaient quelque chose, le demandaient. Je le sentis. C’était à moi de jouer à présent. Je me mis à applaudir. Le machiniste de plateau poussa le rêve jusqu’à répéter les rappels d’ouverture et de fermeture du rideau de scène.

 Je ne cessai d’applaudir qu’à l’arrêt définitif du rideau.

 C’était vraiment fini. Cette fois.

Quelques minutes plus tard, j’étais dans le taxi qui m’amenait à la gare de Milan. Aujourd’hui, presque trente ans plus tard, je ne désespère pas que le Maestro, par un hasard hautement improbable, puisse lire ma nouvelle.

 Humble et heureux, je la lui dédie.

Robert BLANCHET

blanchet.r@noos.fr

(1) Je ne comprends pas pourquoi nous avons fait la guerre avec eux contre vous ?

(2)  Salut, Fabrizzio, comment va ? / Bien, merci ! / Qu’est-ce qui se passe ?

(3)  Pourquoi pas ?

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