Un soupir à Bangkok

Victor Potemkine

Un conte de la lune vague après la pluie.


L'aurore se lève sur le Bangkok immonde,
Baignant les quartiers d'un faisceau d'or affaibli,
Chauffant le visage d'un mendiant dans l'oubli,
Pour qui l'ivresse estompe une douleur profonde.

Les bouis-bouis vomissent sur le trottoir les os,
D'une charogne répugnante et dévorée,
Parmi les déchets dans l'effluve colorée
Issus des cuisines des plus affreux tripots.

Pour tantôt cogitant, le temps est à l'étude,
— Chez cette jeune fille aux macabres tourments,
Où les palabres cachent les songes déments,
Loin de ce bar hideux, loin de sa solitude.

L'immondice, la coquetterie et l'argent
Gâtent les atroces ivraies de son marasme ;
Et quand le soir fléchit dans un horrible spasme,
Remonte dans sa gorge un miasme émergent

— C'est un soupir. — Sur un matelas insalubre,
Étendue, à couvrir les statues en douceur,
Elle croit noyer sous les néons sa langueur ;
Dans la poudre blanche — son jour le plus lugubre.

La rue est animée — un jeu, la séduction,
Font place sur la table à la danse du diable ;
— Pour un regard levé, elle, toute serviable,
Comblera les cochons en manque d'affection.

Les verres s'enchaînent — la puanteur y règne —
Et les autres filles, dans les bars alignés,
Caressent les goitres, les espoirs résignés ;
— Tandis qu'elle attend les clients devant l'enseigne.

— Il répond l'écho des violons pour les violents,
Quand la couleur de la mer envahit ses taches,
Voici que la bruine ruisselle sur les bâches,
La soupe est amère sous les cieux indolents.

Répondra-t-elle encore à la grâce nocturne ?
Comme ces reines lascives de l'occident ;
— Elle aura su comme son guignon confident
Boire le nectar de son chagrin taciturne.

Un avide maquignon lui propose alors,
À bord d'une croisière, un merveilleux voyage
Plein de beaux princes qui, dans un vague mirage,
Lui laissent miroiter luxuriance et trésors.

Sur son sofa de cuir défile l'opulence,
Les épouses souillées, le vide dans les cœurs,
Les gifles, le calme, les larmes de ses sœurs,
Et retour aux noirceurs d'un somptueux silence.

Au mur, les rideaux drapés d'éclatants saphirs,
Dévoilent aux hublots les splendeurs océanes ;
Au sol, brillent les reflets des lueurs diaphanes
— Au loin les rivages qui manquent aux martyrs.

Au retour, il faudra s'en remettre à Bouddha
Dans quelque temple imbibé de chaleur humaine ;
Où étendue, elle pourra mourir sereine
Parmi les squelettes qui portent le SIDA.

Une nouvelle aube se lève magnifique,
Sur les jonques, où tombe un reflet rougeoyant ;
— Une jeune fille, dans l'éther ondoyant,
Émerge lentement d'une douce musique.

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