La petite voix

Salis

En 1983 parait "Enfance" de Nathalie Sarraute.

"Pourquoi évoquer ses souvenirs d'enfance? C'est une envie inquiétante, une envie de vieille, qui sème à pleines poignées ses radotages qui ne touchent guère ceux qui courent et jouent deux générations plus bas. Alors, pourquoi ? C'est la première question que l'auteure se pose.

- C'est aussi la première qu'elle résout. 

-Parce qu'elle est écrivain, et amie de l'intime, de l'obscur, de la structure interne à chaque être articulée autour de tout ce qu'on ne dit pas. La question du pourquoi revenir est le luxe de ceux qui ont la furie d'avancer. Mais elle est écrivain, et la seule vraie question de l'écrivain, c'est comment.

-D'où cette forme dialoguée, unique, saisissante, avec son indispensable double, son partenaire inévitable. Aimable paradoxe : pour toucher au plus sensible, au plus unique, au plus individuel, il lui faut se dédoubler. C'est un accord et un combat permanents contre sa pire ennemie et avec sa meilleure alliée, sa mémoire.

-Hum, je ne pense pas que ce double soit sa mémoire.

-Ce serait pourtant une bonne explication.

-Ce livre ne s'explique pas. Ce livre s'effleure, se caresse, se respire et surtout, respire au creux de nous. Nathalie Sarraute trouve le chemin qui ramène à son enfance, donc à la nôtre, car toutes les enfances sont soeurs. C'est la façon dont nous choisissons de nous en souvenir qui les distingue, car chacun en plus d'une vie aime à avoir une histoire. Et Sarraute ne choisit pas. Elle reçoit. Tout ce qui gît et remue quelque part au creux d'une couleur, d'une voix, d'un paysage, du goût du plat détesté, elle leur ouvre les bras et les accueille.

-Tu es partiale. Tu te laisses abuser par son style, son ton de confidence, ses chuchotements d'amie. Elle met en confiance et on s'y laisse bercer. Tu oublies cette petite voix, cette fameuse voix si agaçante, qui toujours l'interrompt...

-... comme toi....

-...comme moi, et qui creuse, fouille au plus profond, déterre le détail le plus précieux, le plus archéologique...

-Une exhumation de l'enfant morte? C'est toi qui te laisses aller au cliché. Ce n'est pas une voix qui creuse, mais une voix qui élève. Elle la soutient, la pousse, la presse, à plus de sincérité, de précision...

-... de vérité....

-...de pureté.

-Voilà, c'est toi qui a trouvé le mot. L'enfance pure.

-Et l'enfance sale, car l'enfance est ce qui est toujours attaquée, assaillie, méprisée. La violence de ce que les grands appellent "la vie normale", les émotions intransmissibles, et la texture du monde tissé de tout ce qu'on est incapable de comprendre. Les abandons, aussi, surtout, car l'enfant est un corps intense dont on ne sait que faire. Son enfance a été une valise, gigotant entre ses parents séparés, Paris, sa mère douce et indifférente, Ivanovo, Petersbourg, et cette marâtre étrange qu'elle a eu le bon goût de ne pas faire sortir d'un conte de fée...

-C'est pourtant si tentant!

-C'est tentant pour qui veut raconter une histoire.

-Donc mentir?

-Et s'interposer entre soi et ses souvenirs. Mais Sarraute a une finesse de papier de soie.

-C'est à cause des points de suspension.

-Ho, je t'en prie! Toi et ta trivialité stylistique...

-Si, c'est vrai. Elle sait que bien souvent, une phrase est finie avant qu'elle se termine. C'est grâce à elle que nous avons appris que les mots n'ont pas de sens, seulement des définitions. Ses points sont comme des cailloux de Petit Poucet qui guident le regard vers...nous savons exactement où. Il n'est pas nécessaire d'arpenter ce chemin. Encore moins d'y être accompagné. Elle qui est hantée par cette enfant qui fut elle et dont elle partage les souvenirs, par cette voix permanente qui ne la laisse jamais en paix - si tant est qu'elle le désire - a des délicatesses charmantes vis à vis de son lecteur.

-Des délicatesses sans ménagement.

-L'enfance est sans ménagement.

-L'écriture aussi, car c'est aussi un livre sur l'acte d'écrire.

-Elle n'en parle pas tant.

-Elle en parle tout le temps. Cette petite voix, tu sais? Elle n'a pas besoin de la nommer. C'est... cette petite voix. Celle qui fait partie de tout ce qu'on ne dit pas. Tous ceux qui ont un jour vécu la connaissent.

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