Un taxi pour l'Asie

mia-hutyrdjet

Suis arrivée de nuit, il pleuvait.

Toujours ce trajet depuis l'aéroport comme entrée en matière familière, ça pourrait être n'importe quelle ville du monde la nuit, fantomatique, les hôtels, les grosses boîtes, Mac Do, Mobilya, les buildings sur la route.
Mais aux remparts ça devient cette ville-là, promesse de liesse et de vestiges.

J'allais pas rester, lendemain 18h00 de l'autre rive décoller pour le Sud.
Il fallait, j'avais calculé, partir deux heures avant le décollage de la rue de la République. Traverser le détroit, enregistrement, zone de transit.

Devant la navette, sous le ciel maussade, le vieil émacié qui la conduit me dit, souriant de la moitié de ses dents, qu'il va falloir une heure et demie, trafic sur le pont.


Ah mais ça va pas du tout, c'est pas comme ça que je me la jouais, l'histoire. Vous êtes sûr ? Et mon avion ? mais le chauffeur, fataliste, sagement souriant secoue la tête.

Je ne suis pas là depuis vingt-quatre heures, je ne sais plus ce que c'est un destin déjà écrit. Derrière il y a la file des taxis, jaunes. 

Bonjour, combien de temps pour l'aéroport d'en face ? Ils sont quatre ou cinq, j'ai touché leur sens de l'honneur viril. 45 minutes. Attendez les gars, le chauffeur de la navette il parle d'une heure et demie, je tiens à la vie quand même. 45 minutes, vous allez voir, nous on slalome, me montrent-ils d'un geste de la main.
J'ai pas vraiment le choix, et c'est combien ? Ah, le double du prix du vol, quoi. Allez, ok.

Le premier, rondouillet, j'aurais dû me méfier de son regard mouillé. Il me fait monter à l'avant. J'ai plus les codes. Engageant, il entame la série habituelle : Et vous parlez bien, et comment vous avez appris la langue, et vous faîtes quoi ici ? Ça roule. Descente vers le stade, longer le bras de mer, trajet connu par cœur, en bas du jardin de l’Etoile les affiches du héros national, en face le palais dont s’enfuirent les sultans.

C'est seulement au bout de quelques virages que la vague intuition se confirme. S'il se tortille, c'est peut-être pour se caler plus confortablement. Mais quand même il est pas obligé de laisser sa main là. Là où un geste bref suffit au plus inélégant pour se rajuster.

Il se caresse.

Par dessus le jean.

Qu'est-ce que je fais.

C'est un truc qui monte aux oreilles, la surprise, l'énergie qui se rassemble pour réagir, un bouillonnement mécontent. Je n'ai pas peur. Prête à bondir hors de l'habitacle, à cogner, à hurler.

Soudain m'apercevoir que c'est l'entrée du pont, piétons interdits.

Je bouge pas : mon avion !

Je vais bien tenir la traversée, y a quoi, dix minutes entre Europe et Asie. La circulation, ralentie, pas bloquée. Sans avoir anticipé la réplique, le regard droit devant, sèchement balancer : arrête ça !

Son Quoi ? d'étonnement trahit le gamin pris en faute.

« C'est pour me concentrer sur la route »

- je crois comprendre un truc dans ce goût-là -  

Lever les sourcils d'autorité : non, je veux rien savoir.

Il est tout confus.

Il arrête ça.

Il ne sait plus quoi faire de ses mains.

Le trouble, sitôt surgi, aux oubliettes. Contrariée, rester vigilante.

M’offrir, du pont, la vue majestueuse plongeant sur les mosquées du bord de l'eau, puis la tour de la Vierge, donjon sur l’île minuscule à quelques brasses de la rive asiatique. Dans la légende le serpent déjoue la réclusion imposée par le père. La fille succombe à la morsure prédestinée.

C’est fou cette désinhibition, peut-être parce que je suis l’étrangère, ou alors parce qu’aux petits garçons, on ne leur apprend pas à se contrôler, ils sont des hommes une fois qu’ils sont allés aux putes, leur mère est fière, les filles par contre avant le mariage tu n’y penses pas. Voile ta femme. Mais les étrangères elles sont pas farouches on sait bien.

Pourtant toutes les années où j'ai vécu ici, je suis rentrée à point d’heure, traversant la ville comme ma poche. D’ailleurs, se faire désirer cash comme ça, c’est négociable.

T’as pas une mère ? T’as pas une sœur ? Je me répétais les phrases au cas où. N’en ai jamais usé. Et puis ainsi, le corps exposé aux rayons de la convoitise : juste exister. Erotiquement. Le sex appeal n’est pas enfoui loin sous les couches de bienséance que les regards bien élevés des Européens t’aménagent.

Les fantasmes traînent dans l’air comme des histoires non advenues, des rêves inachevés par la force des choses.

A cinq heures piles on y est. Il en peut plus de fierté. Regarde ça ! Je te l’avais pas dit ! Une heure pile. Une heure, connard, et il va falloir qu’en plus je te paye. Je lâche les billets un à un, de mauvaise grâce, dans la précipitation j’avais compris 75, et c’est 85.

Et comme d’habitude dans les aéroports trois fois trop de temps à tuer, alors voilà, bilan des courses : première aventure du séjour, je me marre ; ça y est ça commence. Bienvenue en Orient.

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