Un vieux, ça peut toujours servir

Thierry Kagan

 Quelque part en banlieue.

 

L'aîné, skinhead, voleur de tires et de ses propres ailes, l'allure
rude, la peau tannée par les coups et l'après-rasage bon marché.
Manœuvre à poigne – spécialisé le jour, tout autant qu'à la
lune – il ne chausse qu'une seule Rangers à la maison, pour
faire le blessé de guerre à qui l'on doit le respect. Souvent au
tabac en compagnie de quelques étrangers aux cheveux un peu
trop crépus à son goût, sait-il vider ses verres tout en débordant.


Le père, colérique par amour du raisin, la peau tannée par
l'aîné quand l'argent fait défaut.


L'escalope, tannée par la mère, qui sait entretenir une
coquette cirrhose, par esprit de famille.


Enfin, le benjamin, 15 ans, les binocles et les deux pieds bien
posés dans cette puberté de merde qui n'a pas fini d'exaspérer
tout le monde, sauf lui.
Élève de seconde, il persiste chaque jour à faire l'original.
D'abord, à poursuivre ses études: ça contrarie le père, lui
aussi de seconde classe, mais qui y restera jusqu'à la fin de son
foie ou de son cumul de points retraite.

Ensuite, à se tenir droit sans répondre aux insultes du frère,
n'en finissant pas de mettre à mal le respect dû au plus grand.
Enfin, fâcheuse étant sa tendance à faire le beau, le bien et le
juste, souvent loin, est-il, de faire honneur aux siens. Et pour
preuve:
– quand il remet sur pied un scooter, ne lui vient pas à l'esprit de se remercier en rétroviseur;
– quand il aide une personne à mobilité réduite, ce n'est pas pour lui piquer son sac ;
– quand il caresse un chien, même pas le réflexe d'y cirer ses pompes;
– quand il entre dans une boulangerie, il ne prend que ce qu'il paie;
– quand il fixe une frétillante de son âge, aucune envie de lui faire connaître la joie.


Rien!

Par-delà son foyer, on doute aussi au commissariat: pas commun, un jeune de son milieu porté par de si neutres sentiments.


Alors, régulièrement, on le chope pour tenter de comprendre
la bête et, peut-être aussi par bonté, pour lui changer les idées.
Plusieurs fois dans un mois, la maréchaussée le met dans un
panier et le mélange à des gens de toutes spécialités, couleurs,
odeurs et tranches d'imposition.


Un jour, se retrouve-t-il dans la toujours même cellule, alors
qu'une dame – certainement plus que très âgée – y est déjà.
Collée contre le mur décrépi, de profil, on la dirait en tenue
de camouflage, tellement elle se fond dans le décor. Ses deux
mains terminent des avant-bras aux coudes bien emboîtés sur les rotules. Elles supportent une tête où se battent encore quelques cheveux d'un vert de gris. Un rictus assez loin des lèvres, des yeux et des loques qui disent bonsoir et le tout enrobé d'un parfum étrange. Pourtant, derrière ce portrait d'elle, se devine comme du sang bleu.


Une fois assis...
ELLE le regarde.
IL la regarde.
Ils SE regardent.


La vieille, d'expérience peut-être, sent le bon garçon.
Lui, par contre, ne serait pas contre l'idée de moins l'odorer.

Et une connivence naît dans l'air vicié de la cellule.

Au loin, tout à coup, ça gueule: «J'en ai assez de la rechercher
au poste, la mère-grand ! Elle ne fait que des conneries. Y en
a marre !»


S'amène alors, avec un gardien, un homme en costume,
élégant, avec deux yeux brillants de rage derrière une paire
de lunettes à monture payée, sans doute, au-dessus du prix
coûtant.


Spéculant le proche départ du lieu, la vieille griffonne sur un bout de papier un petit mot pour le gosse. Elle le laisse sur le banc avant de se faire sortir.


Le jeune saisit la note et sourit à la vieille quand elle se retourne d'entre le sandwich au gardien et au descendant furax.
Il tente de lire mais ne capte rien: il est comme beaucoup, il ne sait pas déchiffrer le vieux.

Alors, il fourre le billet confus dans sa poche. Et de retourner dans ses pensées.

(Moi, le narrateur de cette histoire, sachant que les vieux sont des livres ouverts sur la vie qui peuvent se refermer sans prévenir, j'ai appris à les comprendre: l'ancienne dit de la joindre à un numéro écrit en toutes lettres, pour que l'enfant lui donne son nom et son adresse, dans l'intention de lui léguer
une franche partie de ses biens, histoire de faire la nique aux ingrats de sa lignée)


Quelques heures plus tard, comme de coutume, un aîné vient le chercher pour le ramener au bercail, dans une voiture volée la veille, garée pour l'occasion sur l'emplacement de celle du chef de poste.


À la maison, un père lui en colle une.
Le frère, un peu plus, pour se mieux délier les doigts.
Et la mère observe sans fixer vraiment, se disant qu'au moins, d'avoir deux enfants, ça distrait.

Enfin tranquille dans le minuscule cabinet de toilettes, le garçon se scrute dans le miroir.
Il n'aurait pas ses bleus un peu trop rouges, ses cheveux qui se cherchent les noises et ses lunettes braques, il aurait l'air à l'endroit.
Il ressort le bout de papier de sa poche et tente de relire:
toujours en vain.
Le posant sur la tablette qui supporte la glace, en lorgnant le reflet, il y devine enfin le spéculaire message.


Et pour une fois, après tant d'années pénibles, de décider de
ne plus penser qu'à lui pour toutes celles qui suivront.

 

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