Un weekend sur deux

Valérie Girault

Elle sait que l'amour, ça n'existe pas vraiment. Ce qui compte, c'est d'y croire encore. Et d'aimer éperdument, sans calcul, parce qu'elle n'a jamais su faire autrement, quoiqu'elle en dise.

Respirer une fois deux. Chaque pore de la peau englué de colère et d'amertume.

Elle l'a haï avec tant de force. Elle aurait voulu lui faire mal, le salir, l'abîmer. Elle a sûrement confondu amour et désir.  Elle n'a pas choisi de l'aimer, il a décidé pour elle. Elle ne croyait pas être digne qu'on l'aime.  Autant dire que ça ne dure pas longtemps le cœur qui convulse, le ventre qui se contorsionne, l'attente fébrile.

Le désir…, oui c'est du désir. Elle a confondu. Après, s'estompe le souvenir des tressaillements.  Restent  le malaise,  l'incompréhension, et l'agacement. Le désir tourne très vite au vinaigre. Bien avant le cap des trois ans. Bien avant que le quotidien n'ensable les instants de grâce. Peut-être que la vaisselle sale, les courses et les emmerdes en sont la cause. Lutter contre ça, c'est bien trop d'efforts. Aucun homme ne lui a donné l'envie de se battre. Si c'est minable, il vaut mieux partir. Elle le sait maintenant. Ne plus accepter le mépris, les mesquineries, l'amour mort. Au début, elle ne savait pas qu'elle saurait vivre sans lui. Il est parti. Elle ne l'a pas empêché, elle l'espérait même. Elle a laissé faire. Qu'il parte et qu'il prenne tout. Tout, sauf ses enfants. Les juges, les avocats, la rumeur se sont chargés de tout régler. Elle n'a pas eu son mot à dire. On s'est chargé pour elle d'organiser leur vie.

Un weekend sur deux, la moitié des vacances.

Elle n'a retenu que ça.

Apprendre à vivre un weekend sur deux, la moitié des vacances sans ses filles.

La déraison s'est faufilée sous sa peau. C'est sa chair, son sang, qu'on lui a pris. Les nuits sont devenues inutiles, interminables, destructrices. Il lui reste de cette période l'image des pneus qu'elle rêvait de crever, sa vitrine brisée. Elle était dévastée. L'avenir coulé dans le béton. Elle a senti la folie s'infiltrer dans ses veines.

Autant que son corps pouvait le supporter, elle a commencé à courir. Courir le matin, le soir, sous la pluie, au soleil, dans le vent, sur les sentiers, les plages. En criant, en pleurant, en riant de sa folie. Courir pour ne pas sombrer. Mettre de la distance entre ses envies de tueries et lui. Des mois à courir pour éloigner ses démons, faire taire les rancœurs. Pardonner n'était pas envisageable. Trois tours de la terre n'y auraient pas suffi mais elle a appris à vivre avec. Elle s'est interdit d'y croire encore. Parce que peut être qu'au fond c'était quand même de l'amour… Elle n'était plus certaine. Sans doute qu'elle l'avait aimé puisqu'elle s'imaginait encore dans ses bras, sur ses lèvres. L'envisager découvrir le corps d'une autre lui brûlait les yeux. Des années à tenter d'effacer leurs étreintes, sans être certaine d'y arriver un jour.

L'improbable est arrivé ; elle a croisé celui qui comblerait le vide des weekends. Un homme, ni père, ni mari. Rien qui ne lui rappellerait l'autre. Elle avait appris à se suffire à elle-même, mais il a trouvé la bonne allure ; et elle a choisi de lui laisser mener la cadence, d'accélérer le rythme. Sans promesse, sans écrit. La parole a suffi. Elle n'y croit plus de toute façon. Alors elle l'aime parfois. Dix ans maintenant, qu'ils sont ensemble. Même si « ensemble » ne veut rien dire pour elle. Parce qu'elle est seule. La confiance s'est consumée.

Elle a eu une autre fille. Comme un bébé médicament pour compenser l'absence des grandes. Elle est heureuse parfois. De plus en plus même. Elle est entièrement heureuse quand ses trois filles sont là, autour d'elle. Elle sait qu'elles partiront un jour, mais pour le moment elle les respire autant qu'elle peut. Elle sait que l'amour, ça n'existe pas vraiment. Ce qui compte, c'est d'y croire encore. Et d'aimer éperdument, sans calcul, parce qu'elle n'a jamais su faire autrement, quoiqu'elle en dise.

 

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