Une étude en vert

jartagnan

* Synopsis

 

Le gars que l'on a découvert sur le parvis du temple était particulièrement beau. Il avait des épaules puissantes, des abdominaux superbement dessinés, des grandes mains, une chevelure blonde, des yeux bleus cristallins et des pommettes saillantes. Son seul petit soucis, c'est qu'il était mort, tout simplement, le torse nu et les bras en croix. Des comme ça, il y en a tous les jours dans ces quartiers proches des bas fonds de Moc. Du très banal en somme dans une ville où la répression militaire  excessive n'a fait qu'exacerber la haine et les tensions au sein des diverses communautés.

Le mort était un être exceptionnel, car particulièrement rare : nous étions en face d'un demi-troll. Et bien que moi même, j'ai beaucoup bourlingué aux quatre coins du globe, je n'ai pas du en rencontrer cinq dans ma vie des comme lui. Il n'en fallait pas plus à mon ami Korto pour se saisir de l'affaire, plus c'est rare et tordu, plus il aime ça.

 

Notre enquête commence au bout du port, sur le chantier naval où sont employés nombre de trolls apprivoisés, servant pour la plupart d'ouvrier très solides pour la confection des grands navires marchands.

La communauté troll locale va se murer dans le silence, assez mal à l'aise d'avoir à converser d'un être n'étant pas des leurs. Persuadé que ces bestioles en savent plus qu'ils ne veulent bien le dire, Korto va provoquer le chef du groupe afin pour avoir une réaction. Malheureusement, il obtient bien plus que nécessaire, rompant le sortilège d'envoûtement qui rendait les bêtes dociles et serviables. Nous sommes dans l'obligation de battre en retraite, non sans causer quelques dommages collatéraux, histoire de sauver notre épiderme. L'intervention d'un mage va mettre fin à cette course poursuite, calmant le troll et nous sauvant aussi un peu la vie.

Ne perdant pas le nord, Korto reprend le court de son enquête, obtenant le nom de notre défunt : Kryll. Mais la discussion avec le mage, spécialiste troll, va propulser notre enquête au delà de ce que nous avions imaginé : en théorisant sur le "comment" de la mort de Kryll, son érudition nous oriente vers la seule chose qui pouvait causer sa mort de la sorte : Volesprit, un démon millénaire.

Nous le retrouvons trois jours plus tard, au fond de la salle de jeux de carte du Clos de Moc. Korto, bien décidé à en découdre, le provoque en duel dans un poker de haute volée, où l'aptitude de Volesprit à lire dans l'esprit des gens sera contrée par l'intellect tortueux de mon ami, glanant ainsi les informations nécessaires à notre enquête. On avait le comment, et la confirmation du qui, il nous reste à trouver le pourquoi.

 

Volesprit va nous orienter vers la très honorable compagnie des sorciers de Moc, qui pour se débarrasser de Kryll a engagé un démon surpuissant pour le transformer en cadavre. S'engage alors une toute autre partie de poker menteur, afin de venger un être qui a passé sa vie à se faire rejeter de toutes parts...

 

 

* Début du texte

 

Les tuiles sont glissantes. La mousse qui s'est accumulée au fil des ans a transformé le toit en vraie patinoire. Les coussinets de mes pattes antérieures rencontrent une boue visqueuse à chaque pas, et comme mes griffes ne sont d'aucune utilité au contact de la terre cuite, je redouble d'attention pour ne pas me retrouver plus vite que prévu deux étages plus bas. D'autant plus que le jardin de mon hôte regorge de plantes probablement plus dangereuses qu'une horde d'orcs des montagnes complètements saouls. Arrivé au bout du toit, je me laisse glisser le long de la gouttière jusqu'au vasistas donnant sur le grenier aménagé par mon ami.

Il est là, Korto, affalé sur son vieux fauteuil, une main glissant lascivement sur son instrument de torture musicale. Je m'arrête quelques minutes sur le rebord de la fenêtre afin de me décrouter les poils et d'être un tantinet plus présentable. Puis d'un coup de patte, je fais basculer la vitre et pénètre dans la petite pièce.

Il ne tourne même pas la tête à mon arrivée, continuant de tripoter les cordes de son gafone, un instrument de musique de son cru, sorte de harpe sauvage, dressée à partir d'un grosse branche qu'il a plié on ne sait trop comment, et qu'il maintien grâce aux cordes tendues d'un vieux violon. Le son qui sort de ce machin est juste improbable, et je crois qu'il n'y a que lui dans la région pour y trouver quoi que ce soit d'harmonieux. Mais ça le détend paraît-il, ça l'apaise.

Heureusement pour lui, l'horreur des sons produits ne dérange personne dans le quartier. Car deux étages en dessous se trouve un autre instrument encore plus bruyant, et encore plus désagréable acoustiquement parlant : le larynx de sa grand-mère, et ses ronflements assourdissants qui couvrent tous les autres sons aux alentours.

Dire que mon ami dépéri est presque lui rendre hommage. L'odeur de la pièce est proche de la putréfaction avancée. On se croirait à la fin de l'hiver lors de la grande fête du camembert à la braise organisée sur la place aux armes. Il ne s'est pas rasé depuis la dernière pleine lune, ne s'est pas lavé depuis probablement plus longtemps, porte les mêmes habits que la semaine précédente, quand je l'ai vu pour la dernière fois. Le morceau de pain rassis qui traîne par terre me laisse croire qu'il ne se nourri que du stricte nécessaire.

Ce n'est pourtant pas la première fois que je le vois de la sorte. En fait, il a beaucoup de mal à gérer les périodes entre deux enquêtes. Il s'ennuie, et dans sa théorie, l'oisiveté provoque chez lui un ramollissement intempestif de son intellect. De ce fait. il s'évertue à faire en sorte que le reste de son être dépérisse de la même manière. Le problème, c'est qu'il ne voue un intérêt que pour les mystères complexe, que pour les énigmes insolubles. La disparition d'un bijou volé par une servante est aussi peu intéressante pour lui que la consistance de sa dernière selle. Ce qui a pour simple effet que de rallonger le temps de latence entre deux enquêtes, et donc de plonger mon ami de plus en plus profondément dans cet état lamentable de décomposition.

 

Je me racle la gorge. Il ne lève pas la tête, mais montre un signe d'intérêt en arrêtant de tripoter les cordes de son effroyable instrument.

"Si c'est pour me demander d'enquêter sur la disparition des boucles d'oreilles de la femme de Lord Ralfabethic, tu lui diras que c'est son mari qui les a offert à leur nourrice, en échange de son silence afin qu'elle n'ébruite pas les mœurs volage du Lord. A croire que pour être membre de la haute assemblée de la cité, il faut avoir son esprit figé derrière sa braguette !"

Je ne peux contenir un gloussement. Même enfermé dans son grenier, il ne perd pas un seul détail de la vie du patelin, et ne manque rien de ses soubresauts les plus croustillants.

"Tu sais très bien que je ne me serai pas déplacé pour ce genre de broutille.

- Tu te serai déplacé pour n'importe quoi pouvant me faire sortir de ce trou, vilain matou."

Je réprime un hérissement de poil, afin de ne pas lui donner raison en réagissant à sa vile remarque.

"Cette fois ci, c'est du sérieux, j'ai un cadavre sur les bras.

- Encore un clochard que tu as retrouvé sur le parvis de ton église, et qui est mort soit du froid, soit d'une cirrhose du foie."

 

Je marque un temps d'arrêt. Il est vrai que mon cadavre n'a rien de bien spécial. Il s'agit d'un type que l'on a retrouvé mort, allongé sur les marchés du grand temple de Moc, torse nu, les bras en croix, avec pour seul vêtement un short vert d'une laideur assez confondante.

Frère Tuc, le compagnon qui a découvert le corps, l'a trouvé particulièrement beau. Enfin, il aurait été beau s'il avait été vivant. Il a des épaules puissantes, des abdominaux superbement dessinés, des grandes mains, une chevelure blonde, des yeux bleus cristallins et des pommettes saillantes. S'il avait eu les oreilles pointues, ont aurait pu croire qu'il s'agissait d'un de ces légendaires guerriers elfe que l'on croise dans les histoires pour enfants sages.

Il est mort, tout simplement. Quand on l'a découvert, son corps était déjà froid, ne laissant échapper aucune activité ni cardiaque, ni cérébrale. Nensaipah Bezef, le mage toubib de la cité ne s'est pas attardé plus de cinq minutes sur lui. Et même s'il sentait fortement le mauvais vin, on peut difficilement mettre en doute ses conclusions.

Des morts inexpliqués, on en voit tous les jours à Moc, surtout depuis que le Sénéchal Ribeau a décrété le couvre feu, la répression militaire n'ayant fait qu'exacerber les tensions au sein de nombreuses communautés qui habitent dans notre noble cité.

Ce n'est que du très banal en somme, si bien que je ne me fais aucune illusion quand à l'attention que portera Korto à cette requête. Mais c'est mon ami, et même si j'ai l'habitude, je ne supporte vraiment pas de le voir toucher le fond de la sorte. Un mort en guise de thérapie, c'est tout ce que j'ai à lui proposer ce soir.

"Alors, ça t'intéresse ?

- Vas-y, répète un peu. Tu m'a dis un elfe, enfin tout comme, mort sans raison apparente, découvert devant ton temple engoncé dans un abominable short vert ?

- Oui, c'est ça que j'ai dit.

- Hum... Un abominable short vert..."

 

Korto s'est levé d'un bond. Il a toujours son aspect sale et en décomposition, mais une sorte de lumière brille désormais au fond de ses yeux. Comme ci ce que je venais de lui annoncer avait allumer un brasier ardent dans ses pupilles.

"Attend moi en bas, j'en ai pour dix minutes..."

 

ooOOoo

 

Conformément à mes consignes, le cadavre a été soigneusement préservé, Frère Tuc et Frère Anak ayant délimité une zone de deux mètres carrés autour du corps. Korto, engoncé dans sa longue veste noire, approuve l'initiative.

Ayant renvoyé les deux frères à la préparation de l'office de minuit, je laisse désormais tout loisir à mon ami pour observer et noter tous ces petits détails dont il est si friand. Pour ma part, j'ai posé ma hache et mon casque dans un coin afin que les quelques passants qui ne manquent pas de se rendre au temple me prennent uniquement pour ce que je suis en premier lieu, à savoir un chat gris tigré. Je profite même de cette liberté de mouvement retrouvée pour effectuer quelques ablutions, l'escapade sur les toits de la cité m'ayant un peu sali l'arrière train.

Korto ne perd pas de temps, et tripote tantôt le cadavre, tantôt son petit carnet de parchemins afin de noter toutes ses remarques et autres réflexions qu'il ne manque pas de faire à voix haute. Je connais très bien ses méthodes pour le suivre sur pas mal de ses enquêtes depuis maintenant une bonne année, mais il arrive encore à me surprendre. Par exemple, suivant une intuition dont il n’est probablement pas capable d'expliquer, il se met à enlever le short vert de la pauvre victime, pour mieux l'observer à la lumière d'une torche. Puis c'est le cadavre nu qui est la cible de ses investigations, qui vont jusqu'à l'observation méticuleuse de certains endroits du corps à l'aide de ses lunettes grossissantes. De temps en temps, il pousse des "ah ah !" avant de griffonner sur son carnet.

Puis, dans une pose qui n'appartient qu'à lui, il se met à déambuler autour du cadavre, marchant en cercles concentrique, une main dans le dos, une autre se grattant le cuir chevelu, qu'il a d'ailleurs très gras et frisotant.

D'un seul coup, il se fige, avant de claquer des mains : "Elémentaire ! Élémentaire !"

Il plonge ensuite sa main dans une des poches intérieures de sa veste pour un sortir un de ces couteaux pliables qu'ont les pirates. Probablement un vestige d'un ami commun qui malheureusement est en train de croupir dans les geôles du Sénéchal.

"Pourrais-tu arrêter de te lécher le postérieur, et aller me chercher un petit récipient hermétique, un bocal à anchois par exemple. Je vais avoir des devoirs à faire à la maison cette nuit..."

Je m'exécute, discuter avec lui dans ces moments là est bien souvent improductif.

 

À mon retour, il tenait dans sa main une sorte d'escalope dégoulinante, grosse comme une de mes pattes antérieures. Ce qui coulait sur le sol était en fait du sang, et l'escalope un morceau de la cuisse du défunt que Korto venait de découper, plus ou moins soigneusement.

Il me regardait avec des flammes dans les yeux, et un sourire de fou :

"Ne t'inquiète pas, ça ne lui servira plus."

J'enferme le morceau de viande dans le bocal. Korto a taillé très grossièrement dans le muscle, mais il semble qu'il a cherché à en préserver au maximum l'épiderme imberbe. Il ne réagit pas devant ma grimace de stupeur, et préfère se retourner pour désigner le cadavre.

"Tu peux envoyer quelqu'un pour récupérer le corps et le déposer à la morgue. Tu expliqueras à Gnie le trou dans la guibole.

- Ça ne te tente pas de...

- Attention à ce que tu vas dire ! Terrain glissant !

- D'aller le lui expliquer toi même ?"

Il souffle, las de devoir discuter sur une des rares choses qu'il ne maîtrise pas : les émotions et les relations humaines.

"Je te l'ai dis, terrain glissant ! Pourquoi tu reviens là dessus, encore ?

- Parce qu'il y a quelque chose entre toi et elle. Et puis une femme dans ta vie, ça te ferai pas de mal, ne serait ce que question hygiène.

- Tu m'expliques ce que tu y connais toi, dans les sentiments humains ? Tu es un chat !

- À qui un alchimiste givré à greffer une âme humaine je te le rappelle. Et puis en tant que félin, me glisser dans les bras d'une demoiselle, à me faire caresser le nez coller entre ses nichons et écouter ses confidences, c'est aussi dans ma nature."

 

Il baisse les bras, comme s'il abdiquait. Puis il se retourne, et s'en va.

"C'est elle qui ne veut plus me parler, ce n’est pas moi... Pourtant, je n'ai fais que lui sauver la vie !"

Je le regarde disparaître jusqu'en haut du chemin de "Belle Rive", puis je retourne vaquer à mes occupations : il y a un cadavre qui souille l'entrée du grand temple de Moc.

 

ooOOoo

 

Je retrouve Korto le lendemain matin, à l'endroit où ce dernier m'a abandonné hier soir. Il porte les mêmes vêtements, ce qui m'indique qu'il ne s'est probablement pas couché pour dormir. Sa mine réjouit et son entrain marquent par contre que son labeur nocturne a porté ses fruits.

"Alors mon petit félin, on a passé une bonne nuit à ronronner dans son grand coussin ?"

Effectivement, il est d'excellente humeur. Comme il accompagne ses sarcasmes d'une grande bouteille de lait, je ne les relève pas.

"Notre histoire est excessivement saugrenue, tu ne trouves pas ?"

Sa question n'appelant pas vraiment de réponse de ma part, il se met en marche, alors que j'en termine avec son délicieux nectar bovin.

"Ton cadavre d'hier soir est un cas rare, je dirai même que c'est un cas unique. Car il s'agit d'un demi-troll !

- Rappelle moi une chose : un troll, c'est bien un animal plus poilu que toi et moi réunis non ?

- Je vais y venir, laisse-moi te dérouler le fil de mes réflexions. Hier soir, quand tu t'es pointé chez moi, j'ai d'abord cru à ce que tu viennes encore pour me faire bosser sur la mort d'un poireau divinement saoul qui se serai fracassé le crâne en ratant la première marche devant ton temple.

- Oui, il y avait ce genre de risque en effet...

- Puis tu m’as parlé de cet horrible short vert, et ça m'a mis la puce à l'oreille. C'est pour ça que je t'ai suivi. Le short m'a fait pensé à un troll, car se sont les seules créatures de la création à avoir des goûts aussi douteux en matière vestimentaire, mais la pâleur de sa peau m'a fait pensé à un vampire, en adéquation avec le fait que ce cadavre était totalement imberbe, et surtout extrêmement pâle, comme si la lumière du soleil n'avait jamais posé le moindre de ses rayons sur sa peau. Mais l'absence de canines protubérantes, sa forte musculature, et un examen plus poussé de son épiderme à confirmé ma première hypothèse : il s'agit bien d'un demi-troll qui se serait enlevé l'intégralité de ses poils d'une façon encore inexplicable.

- Il ne pourrait pas être né de la sorte ?

- Il ne serait jamais arrivé à un âge si avancé s'il avait été imberbe. Il aurait très tôt servi d'apéritif pour ses demi-semblables. Poilu, il leur rappelait que son paternel était des leurs, et qu'il n'était donc pas vraiment comestible"

 

Voilà ce qui a intéressé mon ami, un demi-troll, un être exceptionnel car particulièrement rare, engeance directe d'un troll, généralement saoul, avec une humaine, qu'il aurait violé au lieu de simplement la manger. Le fait de savoir cela implique par contre tout un tas de conséquences et d'interrogations.

"Et tu sais de quoi il est mort ?

- Non, et c'est là dessus que nous allons devoir travailler. On ne vient pas à bout d'un troll, même dilué dans de l'humain comme cela. La lutte est souvent rude, et laisse des traces et des dommages collatéraux. Tu sais que je suis particulièrement bien placé pour le savoir."

Effectivement, Korto possède dans son palmarès un duel avec un troll, en pleine rue au nord de Moc. Il a dérouillé sévère, mais avait finit par venir à bout de la bête. Tout ça pour protéger une demoiselle en détresse...

"Comment va-t-on s'y prendre pour savoir comment il a été tué ?

- J'ai une hypothèse basée sur la nature même de la victime. On pourrait appeler cela la théorie du vilain petit canard.

- Comme le conte pour enfants ?

- Exactement ! Les trolls ne sont pas vraiment des créatures très intelligentes. Elles sont surtout très protectionnistes, et assez peu portées sur les sentiments. Et j'imagine très bien notre demi-troll se faire chasser de chez lui sans aucune forme de procès par ses demi-congénères, uniquement parce qu'il n'est qu'un demi. C'est un peu comme ces gens de l'est qui sont parqué dans certains quartiers parce que les gens du sud ne veulent pas vivre avec eux, et ce uniquement parce qu'ils viennent de l'est.

- Il est donc mort parce qu'il a été rejeté par les autres trolls ?

- C'est la seule explication qui m'est venue à l'esprit. Cela dit, elle a encore besoin de quelques ajustements..."

 

Les mains dans les poches, il s'arrête brusquement devant l'entrée du grand hangar situé au bout du port de Moc.

"Le chantier naval ? J'ai peur d'avoir raté une étape dans ta réflexion.

- Tu connais un meilleur rassemblement de troll au mètre carré toi ? Hormis le village situé dans la montagne au dessus de la tête de cabot, moi je n’en vois pas. Et puis ici, comme ils sont tous apprivoisés, on risque pas de finir avec une broche dans le fondement, prêt à être doré au four."

Son ricanement me laisse dubitatif.

Le chantier naval de Moc est loin d'être le plus grand de toute la mer Tyrranik. On ne produit qu'un seul bateau à la fois, et qu'un seul type de navire : les hordes de trolls apprivoisés sous les ordres des moines-architectes font dans la frégate commerciale uniquement.

Le troll apprivoisé est un troll maintenu sous le joug d'une puissante formule magique, lui ôtant toute velléité barbare, le forçant à obéir aux ordres qui lui seront donnés. Selon la puissance du mage qui a ensorcelé l'animal, le sort est plus ou moins stable et dure plus ou moins longtemps. L'enchantement se brise généralement après un choc assez violent ou après que la bête soit plongée dans l'eau, l'élément aqueux étant la seule chose faisant véritablement peur aux trolls.

Le chantier naval de Moc appartient à la confrérie des moines-architectes, qui n'ont d'ailleurs de moine que le nom, et il n'est pas rare d'en voir certains, tard le soir, en train de perdre leur robe de bure aux jeux de cartes, ou pire, sous les attouchements experts des filles de joie du Clos. Ils   emploient principalement des trolls apprivoisés, quelques artisans pour la finition et une poignée de mages pour maintenir l'ordre et les enchantements.

Korto pénètre dans le chantier naval les mains dans les poches, son regard fouillant le moindre recoin afin de situer l'objet de ses recherches. Puis, d'un pas décidé, il se dirige vers un groupe de trolls en train de fixer d'énormes planches en bois sur le côté du futur navire.

"Messieurs bonjour. Est-ce que je peux vous arracher quelques minutes à votre bel ouvrage, le temps pour vous de répondre à quelques questions ?"

En retour, il n'obtient qu'un grognement de la part du seul troll qui a daigné tourner la tête. Ne se formalisant pas, mon ami insiste.

"De toute façon les gars, vous êtes ensorcelés, donc je vais poser mes questions, et vous allez être obligé d'y répondre, d'une façon ou d'une autre."

Nouveau grognement, mais cette fois-ci c'est entre eux. À croire qu'ils tiennent un conciliabule. Puis le plus grand des trolls se retourne vers nous.

"On a deux jours de retard sur le programme de construction. Alors fait vite petit homme. Et sois heureux que je sois ensorcelé, car tu me parais très appétissant.

- Un copain à vous est mort cette nuit. On l'a retrouvé à poil sur les marches du grand temple. Vous êtes au courant de quelque chose ?

- Tu dois faire erreur. Je connais tous les trolls du chantier, et pas un ne manque à l'appel ce matin.

- En fait, il s'agit d'un demi-copain à vous. Je suis sur que vous le connaissez. Les demi-trolls ça cours pas les rues..."

Nouveau grognement. De toute évidence, notre cadavre est connu ici, mais pas forcément en bien. Dans le fond, un troll, un peu plus petit que les autres, s'est arrêté de travailler un instant, pour écouter la conversation. Je m'approche de Korto, pour le lui indiquer. Il me fait signe qu'il l'a déjà remarqué.

"Ta réaction me laisse entendre que tu le connais. Pourrais tu m'en dire plus, c'est un troll, tu dois certainement savoir des choses...

- Non !"

Son cri résonne dans tout le hangar. Mais Korto reste imperturbable.

"Non quoi ? Non tu le connais pas, ou...

- Non ce n'est pas un troll. Ce n'est ni un troll, ni rien du tout. Il ne fait pas parti de notre race, cette demi-engeance, ce mélange de ... D'humain !"

Korto avait raison, la tolérance et le métissage n'est pas à l'ordre du jour chez ces créatures là.

"Apparemment, vous ne l'aimez pas beaucoup. Je peux le comprendre, vous les trolls, on va pas vous demander d'être aussi sympa que les elfes."

Nouveau grognement du chef troll. Korto est en train de le pousser à bout. La comparaison avec les elfes est très mal venue, les trolls ne supportant pas le goût chlorophyllé des fils de la forêt. Le troll, passablement énervé, ne communique plus que par cris désormais.

"Du calme mon grand. Tu sais, me crier dessus ne me fait aucun effet, j'ai une vieille grand-mère à la maison qui ne communique plus que comme ça, j'ai donc l'habitude. Par contre, j'aimerais bien que tu le laisse un peu discuter avec tes petits copains derrière. Peut être qu'ils en savent plus que toi...

- Non ! Partez, on a du travail !"

 

Korto baisse alors les yeux, et murmure un "tant pis pour toi" que même moi j'ai du mal à comprendre...

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