Une femme libre

veroniquethery

Texte inspiré par le tableau d'Edmund Blair Blair Leighton, "after service"

   Léonora avançait à pas vifs sur le sentier, faisant danser les plis de sa longue robe blanche. Les frous-frous ondulaient doucement au rythme des fleurs balancées par la brise printanière de ce dimanche matin. Comme elles, Léonora n'avait pas choisi d'être là. Un jardinier les avait plantées dans ces parterres étroits, loin des prairies sauvages où elles auraient dû naître. C'était si étrange ! Cette volonté humaine de détruire les forêts, d'assécher les cours d'eau, d'abattre toute trace de la nature pour y faire naître entrepôts, industries et logis ; puis, une fois ces monstres nés, regretter les herbes folles, les fleurs des campagnes, les arbres centenaires. Alors, gratter ! Et gratter encore les quelques parcelles de terre rescapée afin d'y faire pousser, malgré elle, des rejetons stériles. Léonora était si souvent passée devant elles sans leur prêter attention. La jeune femme n'y voyait qu'un tapis multicolore et odorant, quand aujourd'hui, elle ne ressentait plus que leur prodigieuse désespérance. Toutes alignées, aucune ne dépassant de ses voisines. Les gentianes ponctuées, les amarantes couchées, les hélianthèmes communs. Mêmes leurs noms trahissaient leur servage !

   Et, personne pour contempler leur tragique destinée ! Personne, sauf Léonora. Leurs couleurs et leurs danses d'esclaves entravées ne parvenaient pas à attirer le moindre regard. Celui des autres femmes rampait sur le sentier, ondulait sur les cailloux comme un serpent alourdi par des siècles de péchés. Elles portaient, en leur sein, le poids des filles d'Eve et il était si lourd que leurs yeux ne pouvaient se soulever pour croiser le visage de cette fleur perdue. Les hommes, eux, la toisaient, sans vergogne. Comment pouvait-elle se parer d'une robe blanche ? Comment osait-elle encore venir à l'église ? Et prier, prier pourquoi ? Son âme errerait dans les flammes de l'enfer éternel !

   Léonora avançait toujours sur ce sentier, ignorant les ombres mortes qui chuchotaient loin d'elle. Quand avait-elle quitté leur chemin ? Enfant déjà, elle riait quand les autres souriaient. N'avait-elle pas toujours eu tapi, en elle, ce frémissement impudent qui la rendait si différente de ses compagnes ? Même, pendant la messe, ses pensées s'envolaient loin des cantiques pour se perdre dans les vitraux colorés. Là où les autres voyaient des martyrs, elle ressentait la passion, entendait leurs cris et son cœur battait si fort qu'elle craignait que les murs de l'église ne s'écroulassent sur eux. Et même là, les pulsations auraient été si puissantes qu'elle n'aurait pu mourir, tant la vie palpitait, sauvagement, dans ses veines.

  Léonora avait emprisonné ses folles envies de liberté, ses désirs coupables d'échapper à cette société étouffante. Elle savait qu'elle n'était qu'une fleur de parterre, qui ne devait pas rêver de prairies, de forêts et de chemins escarpés. Peut-être aurait-elle pu mener cette existence morne, continuer à avancer, lentement. Peut-être aurait-elle pu continuer à mourir, chaque jour, un peu plus. Mais, Dieu avait mis Édouard sur sa route...

  Elle se souvenait de chaque seconde de leur rencontre, de ce qu'elle avait ressenti lorsqu'il lui avait pris la main pour l'empêcher de tomber. Quelle ironie de la croire désormais déchue, alors qu'il l'avait emmenée loin de cette terre obscure où chaque nouveau pas la faisait sombrer dans la désespérance ! Ils ignoraient, eux, tous ces gens qui la jugeaient, ce que c'était que de vivre sans amour ! Parce que leurs cœurs n'étaient pas faits pour aimer.

  Léonora et Édouard n'avaient pas eu besoin d'échanger une seule parole pour tout se dire, pour tout partager, pour tout adorer de l'autre. Le monde et ses convenances avaient cessé d'exister ! Mais, le monde, lui, ne les avait pas oubliés. Édouard avait été mobilisé le 12 août 1914. Il était tombé dix jours plus tard, en même temps que 27 000 autres soldats français.

  Léonora avançait à pas vifs sur le sentier, faisant danser les plis de sa longue robe blanche, parce que le noir était réservé aux épouses, qui portaient le deuil. Léonora n'était pas son épouse, mais la femme qu'il avait aimée. Elle avait été sa fleur sauvage et libre, celle que l'on cueille loin des parterres de la bonne société.

   Elle n'entendait pas les murmures de ces gens, ni ne voyait leurs regards. Elle pressait sa bible contre son ventre, où battait un autre cœur que le sien. Un cœur né de leur amour. L'enfant d'Édouard. Une promesse d'espoir...

  • Que ce style te va bien, en quelques phrases une belle histoire, une évocation nostalgique avec un brin de romantisme,et une fin pleine d'espoir après le désespoir

    · Il y a presque 9 ans ·
    Brigitte england 2015 001

    margot27

  • Très joli texte Vero. J'aime beaucoup le parallèle entre les fleurs et les femmes.

    · Il y a presque 9 ans ·
    Ananas

    carouille

  • Magnifique texte ! C'est touchant et tellement optimiste malgré tout...

    · Il y a presque 9 ans ·
    Yeza 3

    Yeza Ahem

  • Léonora ne pouvait crier au monde qu'ils s'étaient aimés, mais en elle grandissait le fruit de leur amour ...
    Merveilleux texte où les conventions sont jetées " par-dessus les moulins" . Et vive la liberté !

    · Il y a presque 9 ans ·
    Louve blanche

    Louve

  • "Là où les autres voyaient des martyrs, elle ressentait la passion, entendait leurs cris et son cœur battait si fort qu'elle craignait que les murs de l'église ne s'écroulassent sur eux."
    Vive le subjonctif libre !

    · Il y a presque 9 ans ·
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    Mario Pippo

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