Une île indolente
Emmy Jolly
Assise sur la cuvette des toilettes, j'attends. Je guette le moindre bruit. Ma respiration se fait plus lente. J'ai froid et je ne me sens pas bien. Non pas que je vais me mettre à vomir mais pas loin. A la place se sont des crises de larmes qui surgissent. Lorsque que cela arrive je ne parviens plus à me contrôler. Et j'ai cette rage en moi qui prend le dessus. Cependant elle reste enfouie, non pas sous terre mais en moi. Ce n'est plus possible, il ne faut pas. Tu dois te contenir ma pauvre Lucille ! C'est alors que je me lève, j'ouvre la porte subitement. Il n'y a personne fort heureusement. Je me mets alors à courir dans le couloir comme une furie. Je détale comme le lapin qui au détour d'un sentier, aperçoit le chasseur qui est en phase avec sa proie. La porte de sortie se matérialise devant moi et je me mets en tête de l'atteindre afin de fuir pour de bon. C'est à cet instant que j'entends des sifflements stridents, suivi d'une voix que je reconnaitrais entre milles autres.
« -Et oh ! Toi là-bas où crois-tu aller comme cela ? »
Je ne m'arrête pas de courir et c'est suivi par des bruits de pas lourd de sens que je panique. Mon cœur bat à tout rompre. Je stoppe ma course. C'est alors qu'une main m'agrippe violemment. C'est trop tard, je ne peux plus fuir. Je ne peux même plus crier d'ailleurs, tant je suis tétanisée.
C'est dans un élan foudroyant que mes yeux s'ouvrent sur des chiffres rouges dont je ne perçois pas le détail. Tout est flou. Je suis en sueur et mon corps est en transe. Je me lève d'un bond afin d'évacuer cette terreur qui m'habite. Je prends mes lunettes sur ma table de nuit et je parviens à déchiffrer qu'il est 5h59. Il fait noir et une sorte de nausée m'envahit. Mon radio réveil se met alors en route. C'est le réveil des combattants cette musique ! C'est à la hâte que je me lève. Je n'ai pas les idées claires après ce cauchemar qui est devenu récurrent. Pourquoi cet épisode revient sans cesse me hanter ? Je pensais en avoir fini avec tout cela.
Je pose les deux pieds au sol et aidé de mes deux mains sur les genoux je m'élance. Une journée m'attend. J'allume ma lampe de chevet et je contourne mon ordinateur portable posé au sol afin de me diriger vers la fenêtre. J'ouvre alors les volets en grand afin de faire entrer l'air du petit matin. Mon logement donne sur le port de la Meule qui trône sur l'île d'Yeu en Vendée. Ce port est une crique encastrée entre deux falaises.
La maison dont j'occupe la chambre en location, se situe sur un des spots de l'île. Elle a ce charme qui fait une des maisons de l'île, une des habitations contenant tout le confort visuel. J'ai ma petite vie ici, ma routine et mes habitudes. Je me dirige à pas feutrés pour ne pas réveiller le voisin du dessous. Ce serait bêta de réveiller pépé. Eh oui c'est mon grand-père qui réside au rez-de chaussée dans cette vieille bâtisse qui fut celle de mes grands-parents.
Au décès de ma grand-mère, mon grand-père a migré en bas et moi j'ai emménagé en haut. Je lui paie un maigre loyer. Comme cela je garde un œil sur lui. Il faut dire que j'en côtoie tous les jours des personnes âgées, cela fait en gros parti de mon boulot. Bon, c'est pas tout cela mais je n'ai même pas le temps de surfer sur le site Lovelike pour voir si Casanova m'a répondu. Qui est ce Casanova ? Je vous expliquerais plus tard car je n'ai plus le temps. J'avale d'un trait mon café au lait du matin. Le café moi ça me connaît j'en bois des litres et des litres avec mes chers clients. Je dévale les escaliers tout doucement et sors précipitamment à pas de loup dans le jour naissant.
J'hume l'air des embruns marins qui inonde l'atmosphère. Je me dirige vers ma Titine qui est également mon véhicule de fonction. J'admire la vue des bateaux à quai. Le soleil ne s'est pas encore invité dans l'azur et l'horizon reflète pourtant un halo rougeoyant. Je jette un œil à la chapelle Notre Dame de Bonne Nouvelle. Elle est toujours statique et elle me rend mélancolique. Elle a pour légende d'être la bonne protectrice des marins. Ces hommes qui ont tout mon mérite, et dont mon pépé en faisait partie.
Je me dirige vers le centre de l'île. C'est chez Madame Moreau que j'ai rendez-vous en premier. Cette mamie de 96 ans est un vrai sucre d'orge. Certes elle n'est pas très alerte mais elle en a dans la caboche. Elle a toute sa tête, ce qui n'est pas le cas de certains. Elle apprécie ma compagnie parce que je suis sa troisième main comme elle aime à me le rappeler. Je la retrouve déjà debout, fraiche pimpante. Elle m'attend devant sa table de cuisine à côté de son déambulateur. Avec elle, c'est comme cela, elle aime être présentable. Seulement il y a tout à faire aujourd'hui, c'est la douche accompagnée. Après avoir effectué ma tâche, j'ai toujours droit à un petit café accompagné d'une madeleine qu'elle a bien pris soin de sortir de son sachet à l'avance. Proust n'en n'aurait pas écrit autant sur elle. Je la remercie de son accueil et lui laisse le plaisir de signer avec son doigt sur ma magnifique tablette. Nouvel investissement de la boîte, voyez-vous cela !
Je continue ma tournée. Je slalome dans les ruelles en direction de mon deuxième client. Il réside à côté de l'église st Sauveur. Je connais par cœur cette île, c'est mon arc et ma force en même temps. De la force j'en ai besoin. Monsieur « Maximots », mes collègues et moi l'appelons comme cela car c'est un féru de mots croisés. Il aime jouer avec les mots sous toutes ces formes. Ce papy de 80 ans aime également lire et il m'arrive parfois d'aller à la bibliothèque pour lui fournir sa ration d'histoires.
Après avoir fait un tour par Ker Viroux, je me retrouve ensuite à Ker Bossy et je vadrouille vers Ker Châlon. On aime bien les Ker ici. Bref, une matinée sans encombre. J'ai accompagné, briqué et trinqué. Je retourne dans mon cher logement pour déjeuner avec mon pépé Jojo, de Joseph son prénom. Nous prenons pratiquement tous nos repas ensemble. J'aime bien cuisiner pour lui. C'est mon dada. Il est pile 12h00 et je le trouve attablé devant son assiette, un journal déplié à ses côtés.
-Bonjour Pépé !
J'adore l'appeler pépé même s'il n'est pas si vieux que cela ! 79 ans et toutes ces dents. Enfin presque.
Je me dirige vers le frigo pour en ressortir notre déjeuner déjà préparé par mes petits soins hier soir. Quand je cuisine je le fais pour plusieurs jours. J'ouvre ma boîte de Tupperware et y met dans une casserole un reste de ragoût.
-Comment ça a été ta journée ma petiote ?
-Bien comme d'habitude. Qu'est-ce que tu fais encore à lire les obsèques ?
-Tu savais que la mère Louisa était décédée ? Elle est enterrée demain dans la matinée.
Qui s'est cette mère Louisa ? Je n'en sais pas plus et je ne questionne même pas tout affairée à réguler la cuisson de mon œuvre culinaire. Et tout à l'idée de pouvoir me connecter sur mon ordinateur pour y lire les phrasés si romanesque et si réconfortante de mon cher correspondant anonyme. Mon cher « Casanova ».
Une fois le déjeuner avalé, la vaisselle faite et rangée je peux enfin me reposer pendant que pépé fait sa sieste. Mais mon repos à moi se passe dans les bras virtuels de Casanova.
Justement, celui-ci est en ligne. Yes ! Mon palpitant de cœur se met en mode connexion.
- Bip Bip…Tu me reçois ?
-Bien sûr Lutine. Comment tu vas aujourd'hui ?
- On fait aller.
-Qu'est-ce qui se passe, je te sens toute chamboulée.
-Ce sont ces cauchemars qui reviennent.
Avec lui je me sens en confiance, je peux lui révéler mes déboires, mes peurs et mes doutes. Il ne me jugera pas. Au contraire il est toujours en grand renfort de mots. Cela fait trois mois que je l'ai rencontré via le site Lovelike. Nous nous sommes tout de suite apprivoisé. Il faut dire que les autres prétendants dont j'ai usé de mes mots n'étaient pas très loquace. Casanova, lui a ce petit truc en plus dont je ne serai dire mais qui m'attire. Ce site est fait pour les célibataires en mal d'amour ou pourquoi pas d'amitié. Sur lui je sais très peu de choses. C'est un informaticien habitant à Nantes. Nous partageons notre quotidien, nous ne parlons pas trop du passé. Je ne sais rien de son enfance, ni de sa famille. Nous nous sommes mis d'accord que c'est chasse gardée. C'est vrai nous nous ne connaissons pas, car trois mois c'est peu pour se faire une opinion cependant moi j'aime discuter avec lui.
-Raconte-moi si cela peut te soulager.
-Ce n'est rien, ce sont des épisodes peu réjouissants de mon adolescence.
-Ce n'est jamais anodin ces choses-là.
-Qu'est-ce que tu crois que cela peut cacher ?
Et je me suis mise à lui raconter cette poursuite dans les couloirs de mon école. Cela remonte à quand déjà ? Parce que je sais que je l'ai déjà vécu. Pourquoi ces réminiscences refont surface maintenant ?
J'étais au collège. Je devais avoir quoi 13, 14 ans. J'étais quelqu'un de filiforme. Disons sans forme. Ils aimaient bien m'appeler « planche à pain ». J'étais doté d'un physique pas bien attrayant quoi. Avec en plus un look plutôt atypique, des fringues un peu trop vieillottes au goût des autres. Tandis que certaines avaient de l'embonpoint, comme Laure ma meilleure amie.Nous étions surnommées Laurel et Hardy. Mais Laure était en quelque sorte intouchable, parce que c'était la nièce du proviseur. Si quelques filles peuvent se vanter de leurs émois d'adolescente. Pas moi. Je n'étais pas comme on pourrait me définir de « bombasse ». Je portais des lunettes, un appareil dentaire, bref la totale. Avec par-dessus tout une timidité maladive. Cette timidité j'ai su y remédier à présent, du fait d'être en contact permanent avec des personnes vulnérables. J'avais tout pour moi et j'étais devenu le souffre-douleur de ma classe. Enfin, de certains individus de ma classe, notamment les plus populaires. Ils avaient besoin d'un exutoire, de quelqu'un sur qui se pencher afin de mettre en scène leur pouvoir. La pire enflure de tous c'était Frédéric Doucet. Il ne faut surtout pas se fier à son nom, il n'avait rien d'un tendre. A ça oui, il était canon, c'était le beau gosse de service. Des yeux bleus d'acier à faire pâmer les plus récalcitrantes. De plus c'était lui le chef de la bande des harceleurs en tout genre. La moquerie suprême.
Son père était un gros ponte de l'île parce qu'il détenait une grosse entreprise de réparation et de maintenance navale. Mon père en était salarié. Alors c'est sûr, il se croyait tout permis le bougre. Et par-dessus le marché ma mère faisait des ménages chez lui, dans sa grosse baraque de richou. J'étais donc une moins que rien à ses yeux. Mes récréations, je les passais sur la cuvette des toilettes pour ne pas avoir à les affronter. Pourquoi en avait-il autant après moi cela je n'en sais rien.
Je me suis mise à raconter dans les détails mes pauvres aventures à Casanova. Je n'aurai peut-être pas dû. Qu'est-ce qu'il va penser de moi à présent ?
-Oh oh tu es toujours là ? La terre appelle la lune, je lui déclare.
-Euh oui mais je dois reprendre le boulot. Il faut dire qu'il t'a vraiment traumatisé à un point ce mec !
Ça y'est, il doit me prendre pour une pauvre cruche j'aurai dû me taire. Moi qui espérais une rencontre prochaine et bien maintenant c'est foutu je crois. Et voilà, il s'est déconnecté.
Je me reconcentre car je dois reprendre le travail moi aussi vers 17h00. Et si je lui proposais un rendez-vous ? Les filles ont bien le droit de faire le premier pas ! Allez j'ose ! Cela ne coûte rien. Je lui envoie donc un message hors ligne. De Nantes à l'île d'Yeu, ce n'est pas le bout du monde. Parce moi, je suis presque arrivée au bout du bout. Je ne vais pas défaillir à cause d'un pauvre mec qui par le passé semble en effet, m'avoir blessé au point de ne plus pouvoir avoir confiance en moi.
« Ça te dirait que l'on se rencontre ? Je sais c'est inattendu mais qui ne risque rien n'a rien, n'est-ce pas ? »
J'y vais au culot.
« Pourquoi pas le prochain week-end ? Je t'offre le billet de la traversée tu ne peux pas refuser. »
Et là je vois qu'il s'est reconnecté. Oh ! non qu'est-ce qu'il va penser de cette pauvre isloise complètement désespérée et transit d'amour.
-OK …
Un simple mot et tout mon univers se met en branle. Je saute sur mon lit et fait la danse de la Matrioca.
Nous avons donc convenu que c'était moi qui organisais tout. Puisque c'est de moi que vient l'initiative.
Ce week-end, étant en repos, je vais donc en profiter pour le rencontrer et l'accueillir chez moi. Je me trouve toute chamboulée. Je sais c'est inattendu et moi qui n'aime pas la spontanéité et l'imprévisible, je me suis surpassée.
Je ne suis pas regardante sur le physique, mais ne me trouvant pas très attirante, je pense qu'il va falloir que je fasse un sacré ravalement de façade.
J'ai eu du mal à cacher mon excitation le reste de la semaine. Elle fut longue, mais longue. Nous nous étions mis d'accord pour nous rencontrer à sa sortie du bateau au port de Joinville. Un brin romantique. Je peux dire que je me suis lancée dans une préparation du tonnerre. Et maintenant que le moment crucial est arrivé, mon énervement à l'instant T, est à son comble. C'est vrai que qu'il faut que je me dise que ce n'est pas un rendez-vous galant. Nous sommes des amis en premier lieu alors pourquoi tout compliquer ? Cependant, j'ai mon cœur qui s'emballe rien qu'à l'idée de cette rencontre.
Je n'ai de cesse de regarder l'heure sur mon portable. Dans l'attente également d'un message, j'ai cette peur soudaine qu'il se défile. Mon visage doit être aussi pâle que les murs de ma chambre. Je suis crispée.
La mer est calme fort heureusement. Il ne manquerait plus qu'elle aurait été agitée et que mon Casanova ait le mal de mer, si c'est pour le retrouver tout palot et tremblotant, mille misère ! Puis un bateau fait son entrée. Je le regarde amarrer. Je vois cheminer et passer devant moi des tas de personnes. Des familles, des couples de retraités, des étudiants. Mais pas un seul jeune homme dans l'assemblée. Soudain, je l'aperçois. Il est de dos en pleine discussion avec l'une des hôtesses de bord. Un homme brun, les cheveux courts en bataille et il m'a l'air pas trop mal foutu par-dessus le marché. J'attends qu'il se retourne et soudain, il est là. Dans mon élan j'espère m'être trompé. Mais non, j'ai face à moi des yeux que je n'ai jamais oubliés. Je me retrouve abasourdie devant lui, celui que j'appelle mon ancien bourreau. Et j'ai dans mon cœur ce sentiment qui ressurgit, cette sensation de frayeur indolente. Réfugiée sur mon île, ma peur, je croyais l'avoir enfouie et je ne pensais jamais à devoir l'affronter un jour ou l'autre.
Sacrée surprise !! J'avais hâte que le bateau accoste et puis il se retourne....c'est l'ancien bourreau....!
· Il y a plus de 2 ans ·Un récit vraiment bien mené et on ne s'attend pas du tout à la fin. Chapeau !!
J'ai connu ce harcèlement lorsque j'étais gamine, et franchement si je retrouvais ce gars devant moi, je lui dirais ce que je pense, ça me soulagerait, car je n'ai jamais oublié !!
Louve
Un joli récit, bravo Emilie.
· Il y a plus de 2 ans ·Christophe Hulé