une mémoire presque parfaite

Ghyslaine Bobillier

Pourquoi faut-il toujours que je m’occupe de ce qui ne me regarde pas ?  Qu’avais-je à aller dire aux flics que j’avais des choses à raconter ? Pour avoir un peu de reconnaissance  et ne pas être seulement la mémé au caniche, du premier ?  Ou pour pouvoir enfin jouer en vrai le rôle de tous ses héros télévisuels qui accompagnent mes journées solitaires ?  Et bien voilà !  J’ai gagné ! Ce matin, dans ma boîte aux lettres se trouvait une lettre du commissariat, plutôt une convocation pour précision d’enquête. Une chance, que je ne jette pas, comme tous les gens de mon immeuble, les publicités qui engorgent les boîtes, car la convocation s’était glissée parmi le monticule de papiers. Mais moi, je ne jette rien. La pub dans ma boîte aux lettres c’est comme si c’était à moi, Jeannine Escoffier, qu’on s’adressait personnellement. D’ailleurs, si je n’avais pas la pub, à quoi me servirait ma boîte aux lettres ? Enfin tout ça pour dire que maintenant il faudra que je sois à 14h00 précise  au Commissariat Jean Moulin. A 14h00, en plein mon feuilleton ! J’ai sorti mon tailleur, que je mets pour les grandes occasions. Je n’allais pas y aller quand même avec ma sempiternelle robe-tablier à fleurs et mes sabots dont le blanc d’origine n’est plus qu’un vague souvenir et aux semelles si usées qu’elles me donnent désormais une allure boitillante. Tiens, j’y pense, faudrait peut-être que j’en profite d’aller en ville pour m’acheter une nouvelle paire ; on est en plein dans les soldes !

Je n’ai pas attendu longtemps dans le couloir du commissariat qu’on m’introduise dans un des bureaux. C’est celui de l’inspecteur Gadal. L’homme qui m’invite à m’asseoir sur la chaise de l’autre côté de son bureau métallique doit avoir la quarantaine, un jeunot. Faut dire qu’arriver à plus de quatre-vingts ans beaucoup de monde vous paraît jeunot ! Il avait un je-ne sais quoi de familier.  Ça se trouve, je l’ai peut-être eu comme élève dans ma classe à la fin de ma carrière, qui sait ! Non, sans doute pas, car lorsque je lui décline mon identité et ma profession, retraitée de l’Education Nationale, je ne remarque aucun signe d’émotion sur son visage barbu.

-                     Alors, Madame Escoffier, comme cela vous pensez avoir vu notre homme ?

Il a pris cette voix que la majorité des gens prend pour parler à une personne âgée – allez, n’ayons pas peur des mots, à une vieille ! – mi sirupeux, mi-obséquieux ! Je déteste ce ton !

-                     Si ce n’était pas le cas, je ne vois pas ce que je ferais dans votre bureau ! répondis-je de mon meilleur ton sarcastique – et vlan !-

-                     Et bien je vous écoute ! peut-être pourriez-vous nous préciser les circonstances de cette rencontre ?

Je me calais au fond de ma chaise, en prenant soin de poser ma canne sur le rebord de l’accoudoir pendant qu’il positionnait ses mains sur le clavier de son ordinateur, le visage désormais caché par l’écran de la machine.

-                     Que voulez-vous savoir exactement, interrogé-je ?

-                     Et bien disons, le lieu, les circonstances, enfin tout ce  pourquoi vous êtes ici, Madame Escoffier! me répondit-il en insistant particulièrement sur la Madame Escoffier. Il n’a pas dû apprécier ma remarque toute à l’heure !

-                     C’était, en novembre de l’année dernière ! enfin novembre ou début décembre je sais plus trop ! Ce que je sais c’est que c’était après les informations régionales sur la trois et un peu avant « plus belle la vie ». Oui c’est toujours à ce moment-là que je vais promener Pollux en bas de l’immeuble. Pollux c’est mon chien, un caniche roux.

-                     oui, Madame Escoffier, oui et alors ?

Je sentais dans sa voix un certain agacement. Ah ! Ces jeunes ! Il voudrait que tout soit fini avant même que d'avoir commencé ! Pas besoin de me faire de dessin, j’avais bien compris que l’inspecteur Gadal n’avait qu’une hâte : se débarrasser de son rapport et de la vieille par la même occasion !

Je reprenais donc mon récit, quelque peu vexée du manque d’attention de mon interlocuteur.

-                     Et bien je venais de rentrer dans le hall et j’essuyais les pattes de Pollux sur le paillasson de l’entrée. Il pleuvait ce jour-là et Pollux, ce petit saligaud, s’était roulé sur une vermine qui devait traîner  sur la pelouse devant mon escalier ! Oh ! je vous dis pas l’odeur !

-                     Non, Madame Escoffier, inutile de me dire l’odeur !

-                     Bon, et bien j’étais penchée sur mon Pollux quand tout d’un coup, j’ai entendu des cris. Ils étaient tellement déchirants, que ça m’a glacé les os ! J’ai tout de suite compris que ça provenait de l’appartement de la petite étudiante, en face du mien, sur mon pallier. Même Pollux s’est mis à aboyer. Je l’ai pris dans les bras, histoire de le calmer et je lui ai muselé la gueule. Je voulais essayer de comprendre pourquoi de tels cris, vous comprenez ?

-                     -Hum, hum ! se contenta de dire l’inspecteur

-                     Dans un premier temps, j’ai plus rien entendu. Alors je suis montée jusqu’au pallier et je me suis approchée de la porte de ma jeune voisine et, en posant l’oreille sur la porte, je me suis aperçue que la porte n’était pas fermée. J’ai hésité et puis après, comme j’entendais des cris étouffés, je me suis glissée à l’intérieur de l’appartement et là…. et là…..

-                     Là quoi ? Madame Escoffier.

-                     Et bien, dis-je, la voix tremblante par l’émotion retrouvée. et là, je les ai vus. Ils étaient dans le salon. Le plafonnier était allumé. Elle d’abord, elle gisait sur le sol, ses cheveux blonds cachés son visage, son T’shirt était en lambeaux et son jean était à moitié descendu sur ses cuisses. Lui, il lui avait enfoncé son soutien-gorge dans la bouche et avec son autre main il agrippait ses seins. Mon Dieu, quand j’y repense !

-                     Voulez-vous qu’on s’arrête un moment ? me dit l’inspecteur d’un ton plus amène en me tendant un verre d’eau que je saisis à pleine mains.

-                     Merci, mais je préfère en finir au plus vite, pendant que les détails sont bien présents dans ma tête ! Je pouvais voir son visage car il se reflétait dans le miroir du salon. J’étais complètement tétanisée par le reflet dans ce miroir, je tremblais et Pollux, qui se débattait dans mes bras, m’enfonçait ses griffes dans les côtes ! Je lui tenais à nouveau  fermement le museau pour qu’il n’aboie pas ! L'horreur, Monsieur l'inspecteur ! ce sauvage !je l’ai vu pendant de longues minutes.

-                     Pourriez-vous me le décrire, donnez des détails une particularité qui pourraient nous permettre de l’identifier rapidement ?

-                     Ce dont je suis sûre : c’est qu’il était chauve, complètement chauve ! C’est curieux, vous me direz c’est bête, mais à ce moment-là je me suis demandée comment un homme aussi chauve pouvait avoir autant de barbe ! Il avait une barbe très brune et fournie mais pas bien entretenue. Si vous voyez ce que je veux dire !

-                     Très bien, madame Escoffier, très bien, continuez !

-                     Il avait aussi un gros grain de beauté sur le haut de sa pommette !

-                     Laquelle ?

-                     Laquelle quoi ?

-                     pommette !

-                     Euh, oui , attendez ! c’était la droite, oui, la droite !

-                     Vous ne m’avez pas donné son âge ?

-                     Oh, il n’était pas jeune ! enfin pas si jeune ! je sais pas, moi, je dirai entre trente cinq et quarante ans. Ah ! son nez aussi ! il avait un drôle de nez !

-                     Vous pouvez préciser ?

-                     Disons, c’était un long nez mais c’est surtout l’extrémité… elle était comme aplatie avec une fossette au milieu. Attendez, ça m’a fait penser à cet acteur là, attendez comment il s’appelle déjà …. Oh mais il a joué dans Obélix ! Depardieu oui c’est ça Depardieu , c’était exactement le nez de Depardieu.

-                     Très bien, Madame Escoffier ! Avez-vous d’autres choses à rajouter sur son physique ?

-                     Non, enfin je crois pas ! ça c’est passé si vite enfin c’était très long mais très rapide à la fois !

-                     Que s’est-il passé ensuite ?

-                     Et bien c’est Pollux !

-                     Oui, quoi Pollux ?

-                     Il n’arrêtait pas de me labourer les côtes avec ses griffes donc, à un moment, j’ai poussé un petit cri de douleur. Du coup l’homme a été saisi de panique, il s’est relevé, a attrapé ses vêtements et il m’a bousculé dans le couloir pour filer dehors ! Ah ben, tiens, ça me revient maintenant ! En me bousculant, j’ai vu

qu’il avait un petit anneau à l’oreille, euh, droite, oui droite !

-                     Très bien, madame Escoffier, peut-être que la victime, votre voisine pourrait apporter des précisions ?

-                     Oh non ! la pauvre petite ! elle n’a jamais voulu porter plainte ! je lui avais pourtant conseillé de le faire mais elle répétait toujours « non, pas la police ! pas la police ! » et puis quelques semaines après ses parents sont venus la chercher et l’ont ramenée chez elle à Düsseldorf. Elle était venue pour étudier la langue dans notre pays mais c’était une allemande en fait. La pauvre : quelle image va-t-elle garder de notre pays !

-                     Oui, en effet ! Bon, et bien si vous n’avez rien à rajouter, je vous propose de vous relire votre déposition avant que vous la signez.

Caché derrière son écran, l’inspecteur relut l’ensemble de ma déclaration. J’acquiesçais. Il se leva en me tournant le dos pour récupérer l’exemplaire qui sortait de l’imprimante derrière lui et me tendit un stylo. C’est à ce moment-là, en me saisissant du stylo, que je remarquai, le petite boucle d’oreilles, le crâne rasé et le grain de beauté en haut de la pommette droite de mon interlocuteur. Je restais, les yeux plantés dans son regard torve.

-                     Un problème, Madame Escoffier ?

-                     Non, enfin , euh …je veux dire ….

-                     Vous voulez revenir sur votre déclaration peut-être ?

-                     Oui, c’est cela ! excusez-moi de vous avoir fait perdre votre temps mais vous savez une vieille dame comme moi, on yoyotte parfois ! Je crois que j’ai rien vu en fait  et puis de toute façon cette fille est repartie dans son pays alors ne tenez pas compte de ce que j’ai dit ! balbutié-je.

-                     Aucun problème, Madame Escoffier. Voyez, ce n’est que du papier ! que du papier ! et il déchira l’exemplaire qu’il tenait dans la main. Mais je vais vous raccompagner chez vous, vous me semblez bien pâle soudain !

-                     Non, non, ça ira et puis je dois aller en ville, acheter des nouveaux chaussons ! m’écriai-je en me relevant tremblotante et en attrapant ma canne.

-                     En ville ? A cette heure-là ? ce n’est pas raisonnable, Madame Escoffier ! Pensez à votre petit chien qui vous attend à la maison, il doit être inquiet, non ? Allez, Madame Escoffier, c’est un plaisir pour moi de vous ramener !

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