UnPseudoPorFavor

Arthur Sonam

Concours "Histoires courtes by Etam". 10000 caractères max sur le thème "Moi en mieux".

J'ai 45 ans. 45 ans de labeurs inutiles. Chaque jour, ramasser les secondes qui tombent une à une devant moi pour en faire quoi, une famille, une ambition, une maison, une voiture au moins. Autour de moi, ça à l'air de marcher, chacun accumule, affairé, consciencieux d'attraper ce qui passe à portée de main. Pour moi, tout se désagrège à chaque fois. Sauf l'amour de mes deux filles qui croit comme deux chênes, maintenant géants, racines entremêlées, au sommet d'une colline jaune, ronde comme un sein, irradiante d'un soleil d'été. Deux chênes chaque jour plus grands, chaque jour plus larges, avec leur ombre bruissante sous laquelle je peux m'allonger. Deux chaines aussi qui me retiennent au monde des hommes, m'empêchent de dériver vers le grand large. Nous partageons nos vies, une douce féerie qui renait avec le soleil qui se lève et qui s'apaise dans un souffle, au crépuscule.

Mais il reste en moi un espace qui n'est toujours pas rempli. A 45 ans, tout d'un coup, j'ai besoin d'aller fouiller dans la vie qui vibre, ample, inquiétante, trop loin de moi. Débusquer les émotions profondes là où elles se cachent, derrière les ronces, quitte à y laisser des bouts de chair. Combler ce vide tiède qui me noie petit à petit.

Comme tout le monde au fond, je cherche cette union infaillible, peut-être un souvenir de pré-vie, lors de la gestation, ou avant encore, avant d'être enfermé seul dans ce corps. C'est abstrait et jusqu'à maintenant impossible à accrocher au flux bondissant de la vie. À chaque fois qu'il y a une histoire, ça fonctionne comme des aimants de même polarité. Plus j'essaye de me rapprocher d'elle, plus la force de répulsion se fait sentir. Et là aussi, pourtant, autour de moi, des unions se construisent, seconde posée sur la précédente.

De tout çà, de ma vie immobile qui m'engloutit, un jour, je crois trouver une échappée : un site de rencontre gratuit. Après quelques pseudo refusés parce que déjà pris, je trouve UnPseudoPorFavor et je crée mon premier profil.

Au départ, j'ai la troublante sensation d'être juste insignifiant. Malgré mes tentatives appliquées puis insistantes, je ne récolte aucune réponse. Cet apprentissage par le vide dure suffisamment longtemps pour que je prenne conscience que je ne suis pas unique, comme je le croyais, subtil, complexe, avec plein de choses à partager, mais simplement semblable à des milliers d'autres hommes ici, petite vignette montrant un sourire figé. Et puis celles que je vise sont en fait submergées de messages tout aussi insignifiants que les miens, quand ils ne sont pas agressifs. Elles pataugent courageusement dans un flot boueux qui se déverse sur leur profil, ininterrompu, à la recherche de quelque chose qui les fera sourire, enfin ! Il me faut plusieurs semaines pour le comprendre…

Alors, je m'applique à écrire cette présentation, peut-être un peu plus originale.

« Même si je ne suis certainement pas une référence internationale en termes de séduction, je ne suis pas non plus un ectoplasme insignifiant. Je suis à peu près bien formé et maitrise parfaitement l'ensemble de mes tables de multiplication. Je sais conduire. Quand il pleut, je comprends qu'il faut mettre un chapeau. Un ami m'a appris récemment à ranger les aliments par ordre alphabétique dans le frigidaire. (C'est vrai que c'est plus facile ensuite pour faire la cuisine). Si vous voulez, je pourrai le faire chez vous lors de notre première soirée en amoureux (que j'espère arriver rapidement).

Après le frigidaire, qui est une étape charnière lorsque j'aborde une nouvelle conquête, je ne vois pas de raison pour que notre bonheur ne soit parfait. J'avoue que je parle au conditionnel, car jusqu'à maintenant, pour une raison que j'ignore et que j'associe à une sorte de fatalité probablement reliée à mes vies antérieures, je n'ai jamais pu dépasser cette étape avec aucune partenaire.

J'en conclus donc que c'est l'épreuve la plus difficile et que nous devrons l'aborder ensemble après nous être un peu préparés. Peut-être une bonne idée serait de se rencontrer la première fois chez Picard afin de s'habituer à la proximité de ces engins maléfiques.

Quand nous aurons vaincu l'épreuve du froid, notre bonheur ne pourra être que parfait. Il s'agit donc dès maintenant de fixer notre esprit sur cet objectif et de tendre notre volonté comme un arc, au-delà de toute souffrance, dans un profond renoncement et avec une soif de liberté immense. Le but est difficile à atteindre, mais si nous y arrivons, nous aurons ouvert une nouvelle brèche dans l'histoire de l'humanité. Brèche dans laquelle s'engouffreront les générations futures pour créer le Nouveau Monde. Ce monde pur, sans réfrigération.»

J'avais raison. Ça marche et je reçois mes premières réponses.

Ces premiers échanges sont plutôt courtois et restent tout à fait virtuels. Il y a ces conversations où assez vite, nous tombons d'accord sur tout. C'est merveilleux. À nous lire, c'est l'évidence, nous sommes faits l'un pour l'autre. Quand on en est arrivé à cette conclusion, les choses restent ainsi suspendues quelques heures, dans une observation silencieuse de l'autre et le doute s'insinuant, on préfère en rester là. Il y a aussi ces discussions où nous nous égarons à philosopher sur le monde, à discourir de littérature ou d'art, à raconter nos voyages si extraordinairement enrichissants. C'est encore merveilleux. Nous en oublions même de nous rencontrer.

À un moment tout de même, il faut bien se décider. Conserver tous ces mots dans son cœur ému ou bien les frotter un peu au contact d'une réalité plus tangible. Je choisis d'aller plus loin et découvre alors qu'un grand nombre d'histoires naissantes se dissolvent dans le premier verre en terrasse.

Ma première rencontre qui se prolonge au-delà de l'écran, je l'ai avec une femme si menue et fragile. Elle est blessée, profondément, d'une vie d'avant d'où elle s'est arrachée, peut-être pas complètement encore. Je sens qu'elle projette sur moi quelque chose de très intense, envahissant, comme un espoir démesuré. Impossible d'accueillir cela, si vite. Elle ne ressemble pas à sa photo d'elle et j'en suis décontenancé. Je ne sais pas encore que c'est presque toujours le cas. Nous parlons, beaucoup, longtemps, toute la soirée, et puis à la fin, elle m'embrasse, sur la bouche, comme un appel au secours. Je recule et m'en vais, la tête vide, ne ressentant rien. C'est beaucoup trop soudain.

Une autre fois, c'est une docteure urgentiste dont la vie a été volée par son métier au service des autres, et qui se retrouve à mon âge, voulant vivre, enfin, mais ne sachant plus comment faire. Nous échangeons de longs messages pendant plusieurs semaines. Par les mots se crée entre nous une réelle intimité.  Et puis on se retrouve un soir. Pendant tout le diner, elle se débat avec ses cigarettes à la vapeur. La boite, le filtre, la pile à insérer. C'est trop compliqué. Elle reste cachée derrière ses gestes empressés et nerveux. Je voudrais l'aider, mais moi aussi je suis aussi en train d'apprendre, enfermé dans mes craintes, mes habitudes. On ne se trouve pas. On essaiera une autre fois plus tard, mais là aussi, nos maladresses mèneront le jeu sans que l'on soit capable de reprendre la main.

Et cette rencontre, très littéraire, avec une femme qui écrit merveilleusement bien, au point que c'en est envoutant. Nous parlons des nuages, des Landes au sud, de la texture de la nuit lorsqu'elle pense à moi dans son lit, dans son perchoir sous les toits. On s'étonne de ce jeu des circonstances qui toujours, malgré nous, mais peut-être n'est-ce pas le cas, nous empêchent de nous voir plus souvent. C'est une correspondance qui se mêle avec le temps, des mois entiers, entrecoupée de silences délectables qui respirent le vide des choses… Nous restons au bord de ce qui pourrait advenir, car ce qui adviendrait serait nécessairement plus grossier. Enfin, nous allons voir un film, l'histoire d'un marchand de chevaux protestant, à l'époque de Luther, qui doit laver un affront que lui inflige un seigneur voisin à propos d'un cheval laissé en caution pour traverser ses terres. Je reconnais que le cheval est salement amoché. Il y a bien affront. Contraint par l'honneur, le marchand s'embarque dans une tragédie meurtrière. Rien n'y résiste, ni ses amis, ni sa femme, ni ses chevaux. Jusqu'à sa propre fille qu'il invite à son exécution et elle verra sa tête rouler sur le sol.  Et tout cela se passe dans un silence venteux, dans la lumière crue des Cévennes. Elle a trouvé le film « soufflant de beauté et de densité ». Je l'ai trouvé navrant, comme l'honneur quand il se confond avec l'orgueil. Notre histoire n'y résistera pas.

Puis, tout d'un coup, dans toutes ces rencontres qui butent sans cesse, ne se déploient jamais, je décèle une mécanique qui est à l'œuvre pour briser en moi cette fausse certitude du début qu'il y avait quelque part une finalité dans ce mouvement, et même peut-être un bonheur à voler. En fait, cela me renvoie seulement à moi-même. Rien ne cède en face. C'est à moi de comprendre.

Et je comprends enfin, il faut donner. Soudainement, ça n'est plus une action comme une autre, avec une signification vague qui me concernerait à peine. Je comprends enfin que c'est une nécessité vitale, un geste de survie, la condition de ma possibilité de croitre. J'ai l'intuition qu'il existe une énergie vibrante qui circule librement en toute chose, fait pousser, murit, accomplit toute chose et que la contraindre en essayant de la retenir à soi à l'odeur de la mort, une odeur âcre, rance qui empêche et recroqueville. Pire ! À ne pas se laisser traverser, plus rien ne vient, il n'y a plus rien à recevoir, et si on veut donner à nouveau, nos mains sont vides.

Il faut d'urgence renoncer à prendre. Apprendre à donner à nouveau, même si c'est un tout petit peu, même maladroitement. Ça parait si compliqué et pourtant ceux qui savent donner ont l'air tellement à l'aise, clairs, confiants, droits, transparents, uns.

Je vais faire ça ! Donner pour devenir moi, en mieux.

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