Urgences ensanglantées
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La tête fatiguée et l’œil endormi, ou l’inverse, Louis enregistrait consciencieusement sa dixième entrée depuis le début de la soirée, et il n’était que 22H.
Depuis que Louis avait trouvé ce job d’accueil aux urgences, il en avait vu de toutes les couleurs, avec un net avantage pour le rouge, quand même. Sans parler des maladies, c’est fou le nombre de personnes qui peuvent se couper. Tout y passe, de la tête aux pieds en passant par la trilogie classique : doigt, main, bras. Mais que pouvaient-ils faire pour en arriver là ? Tout et rien : de l’ouverture des huitres à la manipulation de la tronçonneuse, on se croirait parfois en plein film d’horreur. Pour lui, c’était devenu de la routine.
Il vérifia l’heure pour l’enregistrement suivant : 22H22. L’heure de faire un vœu se dit il en souriant. Ce qu’il fit.
L’homme en face de lui ne semblait pas souffrir, il avait pourtant l’index qui saignait beaucoup et qui, d’après Louis, devait être très entamé.
« Comment vous appeler vous ?»
« Alexandre d’Owinage , je suis un noble d’origine irlandaise. Mais en France, je me fait appeler Al Owin. »
« Très drôle. Vous savez, faire ce genre de blague un 31 octobre n’a vraiment rien d’original. Si vous voulez vous amuser allez voir ailleurs, ici on travaille».
Louis avait horreur des plaisantins qui lui faisaient perdre un temps précieux. A lui mais surtout au personnel médical qui, bien souvent, ne savait plus où donner de la tête.
Vexé, le blessé s’emporta.
« Vous ne savez pas à qui vous avez affaire. Je suis en communication permanente avec les esprits du mal, je peux tout leur demander. Si je veux, je transforme votre service en bain de sang dans lequel vous finirez par vous noyer ».
Louis éclata de rire.
«Ben voyons, et moi je suis le père Noël qui va réussir à tout nettoyer après ».
Sur ces échanges, l’infirmier de garde vint chercher le blessé, récupéra le dossier et, en repartant, se piqua à un trombone. Quelques gouttes de sang s’échappaient de son doigt. Louis eu froid dans le dos en voyant le sourire narquois d’Alexandre. Pas net ce type. Les urgences, c’est vraiment un job de fou.
Dans l’attente de la prochaine arrivée, Louis fut pris d’une violente crise de démangeaison. Il était pris d’une irrésistible envie de se gratter. Qu’est ce que c’est que ça ? Quelle saloperie j’ai encore chopé, à voir passer tous ses malades ? Il prenait pourtant bien soin d’éviter les contacts et e lavait les mains très souvent.
Il se grattait tellement fort qu’il se mettait à saigner mais il n’arrivait pas à s’arrêter. C’était surtout aux jambes que la sensation était la plus forte. Impossible que ses mains s’arrêtent, il plantait ses ongles dans sa chair, sentez très distinctement qu’il saignait. Ça le soulageait quelques dixièmes de seconde et ça le reprenait aussitôt.
Au bout d’un long moment, il sentit comme quelque chose d’à la fois consistant et mou entre ses doigt, y regarda de plus prés pour ce rendre compte que c’était un morceau de chair. Mon dieu ! il était en train de s’estropier. Il fallait absolument qu’il appelle un infirmier pour être soigné.
Un rapide coup de téléphone à la pièce d’à coté et un infirmier arriva, lui aussi avec un morceau de chair dans la main. Mais lui, ça venait de son bras.
« Tout les autres sont comme ça aussi. Il se passe quelque chose mais on ne sait pas quoi ».
Tout le service des urgences était en panique. Les malades pissaient le sang qui venait de l’organe malade à l’origine.
Les blessés des mains avaient des membres exsangues. Les cardiaques saignaient du torse.
Alexandre se promenait, tout sourire, au milieu de ses horreurs. Il se tourna vers Louis pour lui dire
« Maintenant que tu sais que je peux le faire, je vais te montrer jusqu’où je peux aller » et il repartit vers les box d’accueil.
Dans le premier box, une petite vieille avait fait une chute et avait un hématome à la tempe. D’un seul regard, Alexandre fit exploser l’hématome, le sang gicla dans toute la pièce. Par le trou béant, on voyait presque le cerveau de la pauvre dame qui hurlait à la mort.
Box suivant, un étudiant qui avait manifestement trop bu. Complètement désorienté, il se croyait chez lui mais ne reconnaissait pas son canapé rouge .Alexandre essaya de lui parler mais il n’entendait pas. D’un claquement de doigt, Alexandre transforma le brancard gris en canapé rouge…. L’étudiant perdit la quasi-totalité de son sang, par les oreilles. On aurait dit deux geysers continus.
Les 3 box suivants furent traités en même temps : il s’agissait d’une intoxication alimentaire. Trois personnes de la même famille. Elles périrent par où elles avaient fauté, vomissant pendant de longues minutes tout le sang de leur corps.
Le brancard dans le couloir lui donna un peu plus de mal ; Il s’agissait d’une malade ; pas d’une blessée. Sa fiche indiquait « maladie non identifiée ».Symptôme : Stress. Pas l’ombre d’un point faible physique. Elle précipita sa propre perte : « je vous en supplie, aidez moi, je suffoque ».
Quelques secondes plus tard, il se détournait du brancard sur lequel la pauvre malade toussait et s’époumonait, crachant des litres de sang, jusque mort s’en suive.
Le dernier box était celui d’un sportif qui s’était luxé l’épaule. Pas une égratignure, belle musculature, douleur maitrisée grâce aux calmants. Au trois quart endormi, il n’avait pas pris conscience des hurlements des box voisins. Il sourit donc à l’homme qui venait le voir.
Alexandre profita de l’occasion. Le sourire de l’homme lui faisait une commissure aux lèvres. Légère tension sur la peau, qui finit par s’écarteler. Il se vidait par les joues. Dans un dernier reflexe il pressa ses mains sur son visage pour en arrêter l’hémorragie. Ce fut sa perte : instantanément, comme par contagion, la peau de ses bras se déchira, laissant s’échapper le peu de sang qui lui restait.
L’infirmier de garde, qui revenait de sa pause cigarette, se demandait ce qui se passait quand il croisa le regard d’Alexandre qui pensait « puisque tu as vécu dans la fumée, tu en périra ». Dans la seconde, le sang de l’infirmier se mit à bouillir, au sens propre. Sa peau devint vite noire, cramoisie, il fumait de partout et se consuma en quelque secondes. Il était le seul à ne pas avoir perdu de sang mais il n’était qu’un tas de cendres.
Le médecin et les deux infirmières étaient en mode panique. Pas pour la santé de leurs malades, plus aucun n’était en vie, mais pour la leur. Ils n’avaient pas eu le temps d’appeler les secours, tant Alexandre avait été fulgurant dans ces actes. Habitués à sauver des vies, à rassurer, à calmer les crises d’angoisse, ils étaient complètement désemparés maintenant qu’ils se trouvaient de l’autre côté de la barrière. Il faut dire qu’ils avaient l’habitude de se battre contre le rationnel, pas contre ce qui semblait être une créature maléfique. Ils savaient que leur survie dépendait de leur solidarité. Ensemble, ils seraient plus forts, ils auraient raison de lui. Mais avant tout, il fallait laisser passer l’orage. Ils étaient tous le trois dans la salle de garde, recroquevillés les uns sur les autres, ce qui facilita la tache d’Alexandre. En un geste il les comprima tellement fort que leurs os se broyèrent, s’entremêlèrent, percèrent la peau et leurs sangs mêlés se répandirent sur le sol. Au final, il était impossible de savoir quel morceau de corps venait de quelle personne. Ces trois là étaient complètement mixés dans la mort. Alexandre commençait à se fatiguer, chaque tuerie lui demandait à chaque fois un peu plus d’énergie.
Pendant ce temps, Louis continuait à perdre sa peau et se dirigeait le plus calmement possible vers la salle de garde. Surtout ne pas paniquer. Il se rendit vite compte du carnage, passa successivement devant chaque box, allant de surprise en surprise. Etrangement, ce qui le choqua le plus était le silence des lieux. Autant de mort, dans des circonstances aussi atroces, sans le moindre hurlement, comment était ce possible ?
Il avait maintenant des démangeaisons sur tout le corps. Ses mains étaient en sang. Quand il comprit le rôle d’Alexandre, il alla se refugier dans les toilettes, mais au dernier moment, obliqua vers la droite, préférant la salle de bain, plus grande et mieux équipée pour se défendre. Il ferma la porte à double tour. C’est ce qui lui sauva la vie… pendant quelques secondes. En effet, Alexandre dut, mentalement, faire sauter le barrage du verrou pour lui envoyer une dernière salve de démangeaison qui eut raison des derniers fragments de peau de Louis. Heureusement, il avait les réflexes d’un habitué des urgences : il devait hydrater son corps au maximum pour lui redonner vie. Il se jeta dans la baignoire et ouvrit les robinets au maximum. Il eut à peine le temps de se rendre compte de la couleur qui en sortait. Le sang montait à une allure vertigineuse. Il était en train de se noyer dans le sang des malades et de ses collègues. Bien entendu, les robinets étaient bloqués et il n’avait plus assez de force pour s’extraire de la baignoire. Un éclair de lucidité et un effort surhumain lui firent atteindre la sonnette d’alerte qui existe dans toutes les salles de bains médicalisées. Sauvé ! Sauf qu’il lui était impossible d’appuyer dessus car pour le faire il lui fallait au moins un doigt. Le dernier était tombé lors du dernier grattage.
C’était la fin. Il se remémora le vœu qu’il avait fait à 22H22 « pourvu qu’il se passe quelque chose d’original… ». Sa dernière pensée fut pour la réponse qu’il avait faite à la menace d’Alexandre et pour le père Noel. Mais contrairement à son tortionnaire, Louis n’était en connexion avec personne…
Son esprit bascula juste avant la remontée des dernières bulles d’air qui firent deux ronds dans la mer rouge.
Alexandre quitta tranquillement les urgences où il n’y avait plus un seul souffle de vie. Il était 22H30. Il n’y avait passé que 8 minutes. Mais ces minutes l’avait mis en appétit.
Il ne lui faudrait pas plus d’une demi-heure pour rejoindre le prochain hôpital. Il fallait bien traiter son doigt quand même.
En espérant que, cette fois-ci, il serait mieux traité.
« Pourvu qu’on ne plaisante pas avec mon nom ».