Utrecht

petisaintleu

Suite de Retour au bercail : où je pense que nous sommes un peu à l'origine de la révolte aux Pays-Bas.

Il se tenait assis, de dos, légèrement penché pour écrire. Sa fraise, il ne la portait pas que sur le papier. Elle apparaissait aussi sous la forme d'une collerette, placée autour du cou qu'elle masquait. Nous perçûmes de suite à qui nous avions affaire. Seuls les nobles et les bourgeois revêtaient ce col de lingerie formé de plis. Sous Louis XIII, elle fut interdite en France et ne servit qu'au spectacle pour caricaturer les Espagnols. Aux Pays-Bas, elle était alors, et plus encore chez les protestants, un signe distinctif, quand elle se portait simple en signe d'austérité.

 

Le plus délicat consistait à justifier notre présence. Je ne savais pas quelles pouvaient être alors les relations entre un notable et des paysans. Imaginez Jacquou le Croquant débarquant dans votre salon ; comment réagiriez-vous ? Je toussai pour marquer notre présence. Il se retourna, sans s'étrangler, point surpris. « C'est encore Bakerland qui vous envoie ? Il est toujours aux fourneaux ce brave homme. »

En dépit de son air altier, lié à des lèvres fines, à un regard sombre et à mes préjugés, il arborait un large sourire. « Tenez Messieurs, servez-vous. J'ai reçu d'excellentes pêches de mon jardin ».

 

Une nouvelle fois, je me fiai à ma témérité qui devenait ma marque de fabrique : « Monsieur, nous sommes des émissaires du Stadhouder. Nous savons que, par l'intermédiaire d'Anthonis, qui a peint votre portait et qui est de nôtres, vous pouvez nous être d'un précieux secours en cette ville. »

Je ne savais pas où nous étions. Là encore, la chance me sourit. J'entamai au hasard : « Il est vrai qu'à Utrecht, les partisans ne manquent pas. Le problème se pose plutôt quant à les rassembler. » Son visage se fit plus grave. Il se dirigea vers la porte, se pencha pour vérifier qu'aucun opportun n'écoutait et il la referma.

Depuis 1559, en réponse à la Réforme, l'Inquisition avait été instaurée. Les Gueux, les opposants au régime catholique, cherchaient à défendre leur foi, si besoin par les armes. En effet, le Stadhouder, qui n'était autre que Guillaume d'Orange, sans être encore le véritable meneur des calvinistes, montraient depuis six ans une opposition de plus en plus marquée à Philippe II, le roi d'Espagne. C'est à cette époque qu'il apprit, par Henri II, le roi de France, les projets de Madrid d'extirper le venin de l'hérésie.

Quand je découvris la chute du mur de Berlin, j'eus conscience que ce n'était pas du gâteau. Moins de deux mois après l'événement, je me rendis chez ma sœur à Braunschweig, à un jet de pierre de l'ancienne RDA. J'eus alors conscience qu'une page se tournait. Je côtoyais l'histoire immédiate. Comment pouvais-je deviner que la chute du rideau de fer donnerait, la nature ayant horreur du vide, le 11 septembre et l'émergence d'un bloc intégriste ? Ici, la sensation était grisante de connaître les tenants et les aboutissants. Le vertige m'envahit. Je devenais l'acteur proactif d'événements qui n'en étaient encore qu'à leurs balbutiements.

Je me mis de suite au travail. J'annonçai à mon interlocuteur, sans savoir si la nouvelle était d'actualité, car j'ignorais le mois de notre intervention, que Guillaume, à l'instar du comte d'Egmont et de Philippe de Montmorency, avait démissionné du stathoudérat. Le comte, qui tenta une intervention auprès du monarque espagnol, pour lui demander moins de rigueur, reçut pour toute réponse qu'à la violence répondrait la violence.

 

C'est Henri qui prit le relai. Je pouvais lui faire confiance. N'était-il pas un contemporain de Fouché et de Talleyrand ? Les coups tordus, il connaissait. Mieux encore, il me sidéra. La veille, je lui présentai mon GPS de randonnée. Il en comprit tout de suite l'intérêt comme le maniement. Il me l'emprunta et, après une heure de balade, il maîtrisait les waypoints sur le bout des doigts. Il m'étonna par sa mémoire photographique. Face à une carte des Pays-Bas, il me conta comment les armées repoussèrent les Anglais, suite à l'invasion de l'île de Walcheren.

Il se présenta comme originaire d'Heiligerlee, ancien sous-officier et déserteur des troupes régulières. Il affirma connaître de nombreux partisans dans sa région d'origine. Puis, il expliqua qu'à ses yeux, il était primordial que la province d'Utrecht, de par sa situation géographique, se dût de jouer un rôle dans la très prochaine révolte contre l'envahisseur qui lui apparaissait inéluctable.

Il se proposa donc de trouver des volontaires, dignes de confiance, pour nous accompagner dans le Groningue et ainsi mettre en place un réseau qui essaimerait l'esprit de résistance entre le Nord-Ouest et le centre des Pays-Bas.

 

Paulus, tel était son prénom, se montra enthousiaste tout en précisant que nous devions agir avec prudence. Il se proposa de nous accueillir, le temps nécessaire à ce qu'il trouve les volontaires qui accepteraient la mission.

 En attendant, le prétexte était tout trouvé. Nous fûmes désignés comme travaillant pour ce riche manufacturier qui achetait de la laine en Angleterre pour la transformer en produits finis qui retraversaient alors la mer du Nord. On nous échangea même nos panoplies, dont la matière suscita quelques surprises – de nouveau, j'évoquai la Chine et la route de la soie – contre des costumes sombres qui exprimaient mieux la sobriété prescrite par les pasteurs.

Ce fut étrange de vivre pendant trois jours au rythme d'une maison bourgeoise hollandaise du seizième siècle. Quand je croisais les trois domestiques, elles ne pouvaient s'empêcher de rire avec pudeur en baissant les yeux. Il est vrai que je ne savais pas comment me comporter. Elles durent me prendre pour un paysan mal dégrossi.

J'avoue que je tombai sous leur charme. En les voyant, impossible de ne pas les rapprocher de ses beautés vermeeriennes. Ces teints laiteux, ces nuques vainement cachées par une coiffe, d'où une mèche folle et blonde s'échappait, me rappelaient que les efforts désespérés des puritains pour masquer la féminité restaient vains.

 

La troisième nuit, on vint frapper à nos portes. On nous demanda de nous préparer au plus vite et de descendre.

Dans une lettre de Voltaire à la Marquise de Bernières du 7 octobre 1722, l'écrivain considère la Hollande comme un paradis terrestre. Ce qui est certain, c'est qu'en arrivant dans ce que je qualifierais de salon, je découvris un univers fascinant. Depuis trois jours, nous étions bien évidemment éclairés à la bougie. C'est étrange pour l'homme moderne de constater à quel point nous sommes dépendants de la fée électricité. Et, plus encore, comment nous nous sommes éloignés des beautés simples et naturelles.

Le clair-obscur me sauta au visage pour m'éclairer de sa splendeur fantomatique. Quel champ d'expérimentation ce dut être pour Le Caravage, Georges de la Tour et Rembrandt. Par gradations fondues, nous passions de la lueur spectrale aux ténèbres. Les fantômes d'une table, d'un buffet et d'une harpe dansaient sur les murs, grandissant puis s'amenuisant, auteurs et acteurs d'une danse macabre.

 

Quatre gaillards se présentèrent à nous. Le plus trapu, un ersatz de gnome, me donna des nausées, dès qu'il ouvrit la bouche pour nous adresser la parole. Wim me fit le topo. Heiligerlee se trouvait à environ cent-quatre-vingt-dix kilomètres d'Utrecht. Il nous faudrait, environ quatre jours, à marche forcée, pour atteindre notre destination. Une promenade de santé pour Henri et Arthur qui s'annonçait pour moi comme un chemin de croix. Je me voyais déjà avec ma tronche d'ampoulé aux étapes, les pieds dans un état similaire. Avec mes souliers à boucles qui me serraient comme un étau, j'étais tombé en cloques.

La veille, un éclaireur prit les devants pour s'assurer que les patrouilles espagnoles ne se montraient pas trop menaçantes. Nous serions accueillis à Harderwijk, Hasselt puis Assen. Si les premières manifestations tangibles contre l'occupant ne débutèrent que l'année suivante, une disette déclenchant la Révolte iconoclaste, le feu couvait sous la braise. À ce jour, les fidèles se contentaient des discours prosélytes des pasteurs. Nous pouvions donc être assurés d'être accueillis avec une bienveillante discrétion.

 

Paulus prépara des missives pour ses correspondants. Il y exposait ses desseins, créer un arc de vigilance et de résistance passive. Durant notre séjour, nous notâmes que la maison de notre hôte était une ruche. Ce qui expliqua que notre arrivée impromptue ne suscita chez lui aucun émoi. Et que, si, puisqu'apparemment nous fûmes les éléments déclencheurs de sa prise de conscience de s'impliquer dans des activités patriotico-religieuses, il pouvait s'appuyer sur un maillage tant rural qu'urbain.

Grâce à ses activités textiles, il touchait du plus simple berger à l'élite des négociants. Les Bataves étaient depuis des siècles une nation de marchands. Le virage réformateur n'avait fait qu'accentuer son penchant pour l'effort, l'humilité et la discrétion. Par exemple, les nazis ne purent mettre en application le Herrenvolk, la reconnaissance germanique et aryenne.

Il fut décidé de se mettre en marche sans tarder. Le soleil était loin d'être levé. Mon ami du petit-déjeuner, une préparation à base de chicorée, commençait à me manquer. Je me consolai dès que je levai les yeux. Où pourrions-nous encore, de nos jours, observer toutes ces myriades d'étoiles ?

Je pensai qu'au plus près des étoiles, l'homme devait être plus simple.

 

Demain serait être un jour, et après-demain et jusqu'à celui où nous arriverions dans le village pour nous confronter à ceux qui ignoraient que, d'ici quelques mois, ils seraient jetés sur les routes pour se faire mendiants. Je devinai, source supplémentaire à notre différend d'avec les mendiants de la cour de ferme, que nous en étions peut-être à l'origine.

Signaler ce texte