Vestige : j'avais 19 ans.

redstars


Samedi 24 décembre 2005


Je vole beaucoup.

J'ai volé pour au moins trois cent euros à la librairie, en livres, stylos, papier à lettre, cartes de vœux, magazines, agendas, journaux intimes, ou babioles diverses. J'ai volé des tee-shirts et des collants à la halle aux vêtements. J'ai volé des chewing-gum au tabac. J'ai volé des gâteaux, du chocolat et du sel au petit casino. J'ai volé des crèmes amincissantes et des bonbons sans sucre à la pharmacie. J'ai volé des colliers, des casquettes, des robes, de la bouffe au marché. J'ai volé du parfum, des colorations, des barres protéinées au Leclerc. J'ai volé des bijoux dans un petit magasin du coin. Volé des fringues et des peluches à la friperie.

« Vous êtes une voleuse », répète souvent le psy avec un sourire en coin, et il a raison.

Je vole, je ne fais que ça.


Et puis avant-hier, je suis allée dans un magasin de fringues, je voulais absolument une belle robe, alors j'ai déchiré un peu de son tissu, dans le dos, là où y'a l'antivol, me disant que je ferai de la couture plus tard. J'ai embarqué la robe, et tout va bien, ça ne sonne pas vu que l'antivol traîne dans la cabine.

Je me rends au magasin d'à côté, et mets plein de babioles inutiles dans mon sac, droguée d'illusion et d'ivresse, et je sens alors un employé du magasin me suivre. J'attrape rapidement un voile oriental pour le donner à ma compagne de chambre, et je vais me cacher pour le glisser dans mon sac.


« Hep, hep, hep ! »


Une femme s'approche de moi, celle du magasin d'à côté où j'ai trouvé la robe, suivie de l'employé du magasin qui se doute bien que j'ai réservé le même sort à ses babioles étiquetées.

Je suis furieuse d'être prise alors que j'ai tant volé cet après-midi, que j'ai tant d'adrénaline dans mon sac, je m'exclame, faussement coupable : « excusez moi, je suis cleptomane, la personne qui doit m'accompagner est malade, et la clinique ne l'a pas su à temps, oui, oui, je suis patiente là-bas… »


Excuse facile.

Après tout, c'est fait pour ça les excuses.


La femme reprend sa robe, le mec son voile oriental et la dizaine d'objets que j'ai chapardé au gré des rayons.

« Bon, vous allez faire quoi ? »

Mon indifférence m'effrayerai presque, de me voir là, calme, attendant la sentence.

Mais non, ils ne préviennent pas la police, et je reste furieuse.

« Ils m'ont piqué ma jolie robe ! De toute façon elle était trouée, ils vont en faire quoi… »


Entre-temps, j'ai à nouveau volé à la maison de la presse, des trucs qui je l'avoue ne servent à rien, des cadeaux pour les autres.

Attendant que l'on s'en aperçoive, qui sait, qu'enfin on ose me faire peur en tapant le 17. Me sentir moins transparente, parant ma chambre de clinique de mille et uns objets ne m'appartenant pas, offrant aux autres tout ce que je ne pourrais payer, offrant aux autres des cadeaux en surplus, quémandant un sourire, un mot, un quelque chose.


Je vole à perdre haleine.

Je crie mon existante précaire.

Je glisse entre les mailles de mon filet.


Invisible.


Tout à l'heure, j'irai faire une réserve de colliers, de bracelets… peut-être même des fringues, peut-être même des graines de tournesol à vomir.


Hier en accompagnant Isabelle au Leclerc, je n'ai pas pu m'empêcher de prendre un parfum, comme ça, en douce.

Et à la pharmacie, j'ai emprunté du baume pour les lèvres, et des bonbons un peu pâles. Il m'est même arrivé d'essayer d'ouvrir les portes des voitures pour fouiller des sacs à main, ou regarder avec envie les sacs des gens dans la rue aux heures de pointe.


Au fleuriste, je n'avais rien d'autre à prendre que des chocolats, j'ai d'ailleurs fait ma crise de boulimie avec, le soir, ils n'y ont vu que du feu, et chez le fleuriste, et au retour à la clinique.

J'ai ouvert la boite, avalé les chocolats en regardant le soleil se coucher sur mes yeux tristes, et quand la boite fut finie, je me suis vue vomir, d'en haut, lointaine, déjà partie.

Vomir tout ce qui me fait mal, tout ce qui dévore en silence.

Vomir ma vie non digérée.


Et puis j'essaie de philosopher, de me trouver de jolies excuses qui aideront à supporter mes vices.

Me dire avec une jolie conviction que lorsque l'on sait voler, on part avec un avantage dans la vie.

Car oui, on s'en sortira toujours mieux que tout le monde.


Et puis, inévitablement, revient la tristesse. Car j'ai volé un couteau de cuisine à Leclerc avant-hier.

Je l'ai calé le long de ma jambe, pour l'introduire dans la clinique, puis dans ma chambre, où je l'ai enfoui en fond d'un sac gorgé de toutes ces robes que j'ai cueillies à droite à gauche, le mercredi au marché lors de mes sorties clandestines et non autorisées.

La tristesse revient, et en attendant, je sais qu'il est là. Porte de sortie, si jamais.


Car c'est ainsi, concernant la souffrance, on est jamais trop prudent.


  • Tristement joli... J'aime la fluidité, l'authenticité et la chute.
    "Vomir ma vie non digérée." quelle puissance dans cette phrase ...

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Img 8710

    metis

  • Intéressant et bien écrit.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Moi3

    Ethan Spencer

  • Fascinant ! Moi qui n'ai jamais rien volé, je frémis chaque fois que tu passes le portillon sous l'oeil attentif des vigiles. Mon coeur palpite quand on t'interpelle. Mon sang se glace à ta porte de sortie. Que de souffrances exprimées pourtant si gaiement !

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Default user

    xtophe

  • Joli texte qui met en scène une addiction comme une autre. J'ai beaucoup volé étant ado pendant quelques mois, on était une petite bande, pas des voyous, des boy scouts, on piquait même en uniforme! C'est si facile, des piles de tablettes de chocolat devant tout le monde qui ne voit rien. On volait même des choses inutiles, des pots de cornichons qu'on jetait à peine sortis. Et puis un jour on s'est presque fait prendre, on a arrêté, la peur du gendarme c'est efficace parfois.
    Comme toute les addictions le moteur est un sentiment de toute puissance. j'essaye dans mes textes de mettre en scène cela dans la plupart des addictions.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Babylon couv

    Gérard Dargenson

  • tu as rêvé que tu as volé? Impossible d'imaginer quelqu'un qui ne sa fait pas prendre avec tout çà. Mais le récit est bien écrit assez pathologique mais en même temps avec une distance telle entre toi et la personne que tu décris, que je comprends bien que tu ne demande aucune compassion. Juste un partage de ta tristesse et de ce vide "à couper au couteau".

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Bbjeune021redimensionne

    elisabetha

    • Non, je ne l'ai pas rêvé, et je suis heureuse de ne plus avoir ce genre de pulsion. Du reste, je ne sais pas ce que j'espère. Disons simplement que j'ai retrouvé ce texte, et que je l'ai dépoussiéré.

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Zt245dd

      redstars

  • A la fois troublant, triste, et bien écrit ....

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Lune 08

    scribleruss

    • Merci Telephos

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Zt245dd

      redstars

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