JUSQU'À CE QUE LA BOUE SE DÉTACHE
Edgar Fabar
Le fait eut lieu en octobre 1986 au Plan de Grasse. Village dortoir situé à quelques kilomètres de Grasse, Le Plan se développait au fur et à mesure que les zones agricoles disparaissaient, laissant la place à des barres de HLM et à des hameaux de villas jumelées. Un mercredi matin, une heure un quart avant le premier service du réfectoire, Sébastien et Sauveur firent la course comme à leur habitude. A califourchon sur la rampe, ils descendaient le plus vite possible : le premier arrivé en bas était déclaré vainqueur. Ils s'élançaient depuis les cages d'escalier du quatrième étage. Lors de la descente, la cloison qui séparait les deux escaliers empêchait tout contact visuel. Les deux adversaires ne savaient jamais où en était l'autre, si bien qu'ils prenaient tous les risques pour déboucher en tête dans le hall. Ce jour-là, Sébastien se plaignit d'avoir mal à la tête mais Sauveur insista pour que le duel ait lieu malgré tout. Il soupçonnait un prétexte et après tout, il méritait sa revanche. Une fois en bas, Sauveur pensa avoir gagné et il jubila un court instant, puis, ne voyant pas surgir Sébastien, il commença à se poser des questions. Avait-il décidé d'abandonner ? Avait-il été intercepté par un maître ou une maîtresse qui passait par là ? Il voulut en avoir le cœur net. Comme il monta en regardant ses pieds, il ne remarqua pas tout de suite le corps de son ami. C'est le sang qui coulait de marche en marche qui lui fit lever la tête. Sébastien était allongé à la manière d'une poupée jetée par terre. C'étaient là les derniers souvenirs complets de Sauveur. La suite demeura une série d'images irréelles et approximatives. Ce ne fut pas la chute qui provoqua la mort de Sébastien, mais elle accéléra considérablement le développement d'une tumeur au cerveau qui s'avéra inopérable, et bientôt létale. Pour tout le monde ou presque au village, il ne faisait pas de doute que Sauveur était coupable d'avoir provoqué le décès prématuré de son ami. Après que la sœur de Sébastien l'eut publiquement accusé d'avoir tué son frère, il changea d'établissement.
Il était en Corse pour se reposer. Son analyste et sa mère avaient insisté : il avait besoin de se changer les idées. Comme s'il était possible de changer la couleur d'un moral comme on repeint les murs d'une salle de bain. Il avait obtempéré car il n'avait pas la force de contrecarrer leur bienveillance. Mais il avait la certitude que quelle que soit la paire de baskets qu'il emporterait, la culpabilité resterait collée à ses semelles. Les bleus de l'enfance sont pour certains des tâches indélébiles dont aucune lessive thérapeutique ne vient à bout. Si la vie était une corde, la sienne avait été coupée bien trop tôt. Après la mort de Sébastien, il vécut comme suspendu au-dessus du vide. En proie au vertige du souvenir, il n'osa plus regarder en bas et ne trouva jamais vraiment la force nécessaire pour remonter. Bien sur, il avait essayé d'oublier, pour ne pas perdre la raison. En surface, il avait à peu près vécu comme tout le monde. A la différence près que chaque fois qu'on approchait son intimité, il s'éloignait ou se fermait. Pour survivre, il conclut un pacte de non-agression avec ses sentiments. Petit à petit, il se vida de sa substance affective. Cela ne signifiait pas pour autant qu'il avait renoncé à vivre… ni à se supprimer. Dans son portefeuille, il conservait du laurier rose. Il lui suffirait de mâcher quelques unes de ses feuilles, ou un petit morceau de ses noix, pour commencer à vomir et rapidement mourir. Si le poison n'était pas extrait de son organisme dans les minutes suivant l'ingestion, il ferait son travail en très peu de temps.
Son choix s'était porté sur une station balnéaire dans la grande ombre d'Ajaccio. Il occupait un simple studio au sommet d'une résidence humide. Pour lui, Porticcio offrait l'avantage d'être situé à quelques kilomètres du bateau de retour. Depuis sa fenêtre, il pouvait apercevoir le toit du chapiteau du Grand Cirque de Saint-Pétersbourg, installé au bord de la mer. En allant acheter ses cigarettes, il avait traversé le parking où stationnaient les caravanes et les camions de la troupe. Il s'adonna à l'observation de leurs plaques d'immatriculation. Il aimait essayer de comprendre pourquoi les choses étaient souvent différentes de la première impression qu'elle donnait. Or, aucune plaque ne mentionnait une quelconque provenance russe. Il arriva à la conclusion que pour un cirque, c'était plus vendeur de se revendiquer de Russie que des Pyrénées-Orientales. Ça le rassura d'avoir compris ça. Son anxiété le poussait à sauter d'un problème à un autre. Et il était anxieux, car il devait rendre visite à sa grand-mère et qu'il hésitait à le faire. Il allait devoir répondre à des questions. Ça allait être laborieux. Fatalement, elle serait déçue par leur rencontre. D'un autre côté, il y avait sa mère qui lui rendrait la vie impossible, s'il n'allait pas la voir. A son habitude, elle le culpabiliserait. Il venait de finir les aventures d'Hercule Poirot en Mésopotamie. Il traversa le jardin. Il donna des coups de pied dans le gravier pour faire voler les morceaux de papier calcinés, projetés par le barbecue de son voisin.
- Alors tu es bien installé ?
- Oui, ça va
- Comment s'est passé ta traversée, tu as eu du vent ?
- Non, ça va
- Combien de temps que je t'ai pas vu Sauveur ? dix ans ? quinze ans ?
- Quelque chose comme ça, je ne sais plus.
Sauveur se laissa faire et ne détourna pas les yeux quand le regard de sa grand-mère chercha les réponses qu'il ne donnait pas. Il ouvrit un des chocolats noirs qu'elle avait posés sur la table. Ils devaient dater de l'époque où son grand-père était cafetier à Bastia puisqu'à l'intérieur d'un d'entre eux, il découvrit un ver blanc. Discrètement, il recracha l'intrus dans sa main. Mêlée à une bouillie chocolatée, il y resta jusqu'à son départ. Peu de temps avant de partir, elle lui demanda s'il était allé au cimetière marin de Porticcio se recueillir sur la tombe de Sauveur. Il se souvenait vaguement d'un arrière arrière quelque chose qui s'était suicidé et en hommage duquel on l'avait baptisé, lui aussi, Sauveur.
- Non je ne suis pas allé le voir, c'est celui qui s'est suicidé non ?
- Oui et non, enfin c'est compliqué Sauveur
- Ha bon ? c'est-à-dire ?
Elle lui raconta les circonstances. Sa femme avait péri en mer quelque part entre la Sardaigne et la Corse. Le sirocco se mit à souffler, ils décidèrent de rebrousser chemin mais leur moteur tomba en panne. En se penchant pour voir ce qui n'allait pas, leur embarcation se renversa et son épouse heurta violemment le bateau. Sérieusement blessée, elle ne pouvait plus nager. Sauveur eut le choix entre se laisser mourir avec elle ou regagner le rivage pour tenter de sauver sa vie. Ce qu'il fit, avant de se tirer une décharge de chevrotine au fond de la gorge, trois ans plus tard.
Il rêva de terrains de jeux et de montagnes de fleurs bleues. S'il se dépêchait, il serait à l'heure pour l'ouverture du supermarché. Vers trois heures de l'après-midi, il titubait quand il allait pisser. Il renversait les verres lorsqu'il se resservait du Ricard. Il décida qu'il avait suffisamment bu pour prendre sa voiture. Il plaça sa bouteille à la place du mort et prit la direction du cimetière. Il pleuvait. Des éclairs balafraient le ciel et son visage ébène. Le terrain vague d'où partaient des chemins de randonnées était vide. Ce qui ne l'empêcha pas de briser son rétroviseur lorsqu'il immobilisa son véhicule entre deux arbres. Il sortit de la voiture. La terre sentait l'eau. Il s'arrêta quelques instants pour ramasser les débris du miroir. La pluie l'empêchait de distinguer les détails des constructions vers lesquels il se dirigeait. Ce ne fut qu'après avoir repéré la croix centrale qu'il sut qu'il était arrivé. C'était un cimetière circulaire où les caveaux avaient été disposés en ronds concentriques. A l'entrée, une pancarte écrite à la main mettait en garde les visiteurs : « Abaissez le loquet à cause des sangliers qui apprécient la terre fraîche ». Sauveur respecta le mot d'ordre. Il avança en premier lieu vers la croix. Il trébucha à de multiples reprises en raison de la hauteur irrégulière des marches. Les morts vivaient dans des maisonnettes avec vue mer. Le cimetière avait été bâti sur une colline et les caveaux qui s'accrochaient à son flanc étaient plantés comme des oliviers en restanque. De cette manière, pensa-t-il, chaque occupant pouvait jouir d'une imprenable vue sur la baie d'Ajaccio. Parfois, il s'abritait sous un porche pour reprendre une gorgée de pastis, il levait sa bouteille à l'hospitalité du défunt. Par endroit, la boue rendait sa progression difficile, tandis que la pluie devenue fluviale charriait des fleurs et des pots. Les tombes tournaient autour de lui. Il eut envie de fracasser sa bouteille puis de fumer. Un peu plus loin, la tombe de Sauveur se dressa enfin devant lui. Il se concentra terriblement pour réussir à lire l'inscription sur la stèle : « L'heure vient ou tous ceux qui sont dans les tombes de souvenir entendront sa voix et sortiront ». Il prit une nouvelle rasade. En face de la tombe de Sauveur, se trouvait celle de son épouse portée disparue. Il se figea devant la photographie de la défunte, quand il remarqua avec effroi qu'elle pointait sur lui un regard noir et accusateur, il se sentit jugé et fusillé. Il tomba à genoux près de la sépulture et pour la première fois de sa vie, il se mit à crier de toute l'intensité dont il était capable : « arrête, arrête je te dis, arrête de me regarder, je t'ai rien fait moi, je suis pas Sauveur, non c'est pas moi, j'ai jamais sauvé personne moi, non j'ai jamais sauvé personne, c'était trop tard tu m'entends il était mort, arrête de me regarder, il avait une tumeur, une tumeur putain tu comprends, c'était trop tard, c'était trop tard, j'avais huit ans, laisse-moi tranquille.. c'était juste un jeu, j'y suis pour rien, y avait du sang partout quand je l'ai trouvé, j'avais les mains rouges, pardonne-moi, oh pardonne-moi, pardonne-moi.. J'en peux plus de vivre comme ça, ah j'en peux plus tu sais, c'est trop long tu comprends c'est trop long ». Il se revoyait sur le chemin de l'école derrière la maison de ses parents. Il explosait. Il sanglotait, criait, gémissait. Il murmurait en levant les yeux au ciel, il pleurait avant de baisser la tête. Il hoquetait, éructait, fulminait. A la fin, il ne bougea plus. Jusqu'à ce que sa main gauche plonge dans la poche revolver de sa veste. Elle se saisit de son portefeuille pour le poser à ses pieds. Il le regarda un instant puis il reprit la fouille de sa poche. Et enfin, il trouva ce qu'il cherchait. Sauveur répandit sur la dalle tous les morceaux de miroir et il commença à les planter un par un, devant la tombe de l'épouse de son ancêtre. Il les disposa de façon à ce qu'elle puisse se voir dedans. Quand il eût fini, il s'assura que ce n'était plus lui qu'elle regardait ni son mari mais son propre reflet.
Revenu à sa voiture, il finit la bouteille, et avant de monter à bord, il plongea ses baskets dans une flaque, jusqu'à ce que la boue s'en détache.
bien écrit, mais vraiment trop noir à mon goût !!
· Il y a plus de 8 ans ·Susanne Derève
bah c'est pas si noir en fait, parce qu'il y a une catharsis, et que Sauveur va aller mieux après !! (enfin je crois!)
· Il y a plus de 8 ans ·Edgar Fabar