Vif Talent
Anthony Boulanger
Vif Talent
Trois jours avant la première représentation, séance matinale
Sur la monumentale scène, près d'une centaine de musiciens accordaient leurs instruments, générant une musique sans mélodie qui n'était pourtant pas dénuée de charme aux oreilles des artistes. Ils attendaient ainsi, avec un enthousiasme qui se retrouvait dans les percussions impulsives des cymbales, des grosses caisses, dans les envolées sonores des violons, des harpes et autres cordes, dans les notes spontanées des bois, l'arrivée du chef d'orchestre. A quelques jours de la première représentation, les répétitions étaient devenues des moments privilégiés, curieusement dénués de tensions ou de stress, où chacun s'émergeait dans les thèmes successifs des Planètes de Holst. C'était ces instants particuliers où l'instrumentiste ou la choriste cessait d'être un élément parmi tant d'autres, mais fusionnait son art dans un ensemble plus grand et plus beau que ce que chacun aurait pu produire seul.
Etrangère à cette effervescence, Linda Meizter, premier violon, se tenait droite et distante sur son siège, le regard fixé sur la partition du premier thème, dédié à Mars, tenant son violon Vuillaume de la main gauche, son archet noir de la droite. Elle était pâle, du teint crayeux de ceux qui restent enfermés des jours durant pour travailler leurs partitions, parfois jusqu'à l'épuisement. Ses traits étaient secs et comme coupés à la serpe. Elle était la soliste de cette formation, et solitaire elle restait dans la vie et dans son métier. Elle ne se mêlait pas à ses collègues, et ces derniers, bien que respectueux de son talent et de sa précocité en tant qu'instrumentistes, ne lui témoignaient qu'une fraîche cordialité en tant que collègues. Linda Meizter avait aujourd'hui les mains qui tremblaient, mais personne ne le remarquait. Elle n'osait pas bouger, n'osait pas poser son archet sur les cordes de son instrument, n'osait pas remettre droite sa partition qui menaçait pourtant de tomber du pupitre. Elle se sentait au bord de l'évanouissement. Lorsque le chef Grant apparut et que les instruments se turent, elle se reprit quelque peu et se mordit la lèvre inférieure pour chasser sa torpeur. Linda entendait les mots du chef, les points qu'il restait à consolider au sein de la formation, l'approche particulière qu'il voulait pour le thème de Neptune, mais sans les retenir. Ils glissaient sur elle et elle réagissait en automate. Le chef annonça son intention de commencer la séance par le thème de Mercure, elle acquiesça et quand elle reçut le la du haubois, le transmit au reste des cordes. Lorsque chaque pupitre fut accordé, les violons se turent pour reprendre quelques instants plus tard, sur le mouvement impérieux du chef, le scherrzo de ce morceau. Dans les notes qui s'égrenaient, sans fluidité aux oreilles de Linda, la violoniste puisa une vigueur nouvelle, mais elle sentait son bras trembler, ses doigts fébriles sur les cordes. Elle savait parfaitement qu'elle pouvait entraîner vers la cacophonie toute son aile mais elle refusait d'admettre qu'elle était au bord de l'effondrement, pas si près de la première représentation, pas alors qu'elle avait un rang à tenir. Les rondes et les croches, les blanches et les noires s'alignaient de guingois à présent sur les lignes de la portée, aussi ferma-t-elle les yeux pour ne plus les voir. Elle connaissait la partition mieux que quiconque, de toute façon.
En entamant le nouveau mouvement, Linda Meizter inspira à pleins poumons et s'effondra en avant, son Vuillaume se fendant à l'impact, brisant son archet sous elle.
Le premier violon était mort. Vive le premier violon.
Trois jours avant la première représentation, dans l'après-midi
Seul sur la scène, le médecin-légiste Thomas Duchar examinait le cadavre de la violoniste. On lui avait, pour cela, dégagé un espace vide de chaises et pupitres autour du corps de Linda Meizter. C'était la première fois qu'il avait l'occasion de travailler dans un tel cadre et goûtait l'ironie de jouer lui aussi de ses instruments, mais d'examen, en lieu et place des violons. Après avoir vérifié l'heure de la mort, par acquis de conscience, il s'attarda en particulier sur les yeux, les voies respiratoires, et les mains de l'artiste. Les yeux étaient rouges, mais l'injection de sang pouvait tout aussi bien être due à la chute qu'à la cause de la mort. La bouche et la gorge de la victime étaient, quant à elles, fortement irritées, une stomatite était évidente, tandis que les mains présentaient également des rougeurs cutanées, plus prononcées sur les extrémités des doigts de la main gauche que sur celle de la droite.
— Alors, docteur, vous avez quelque chose pour moi ? entendit soudain Duchar derrière lui.
Le légiste reposa la main avec douceur, comme s'il pouvait encore blesser celle qui était dorénavant sa patiente puis se releva.
— Bonjour, inspecteur, salua-t-il. Je ne vous serre pas la main, ajouta-t-il en montrant son gant taché qu'il portait toujours. Je m'étonne de vous voir ici, ce n'est pas votre terrain de chasse habituel. Il n'y a pas de balles ou de plaies à l'arme blanche.
Thomas faisait en effet face à Pierre Langlois, un homme solidement bâti, plus âgé que lui d'une dizaine d'années avec ses quarante-cinq hivers approchant et qui travaillait généralement au service des homicides.
— Le chef d'orchestre, répondit l'officier en faisant un geste vague derrière lui, connaît le maire et lui a apparemment servi toute une théorie du complot pour qu'on lui envoie la criminelle. C'est donc avec moi que vous bosserez sur ce cas.
— Qu'on vous attribue cette enquête d'emblée ne va pas plaire à vos collègues des affaires courantes, commenta Duchar.
L'inspecteur haussa les épaules et, sortant un stylo de sa poche, se prépara à prendre des notes.
— Je ne suis pas vraiment là pour plaire à qui que ce soit. Dites-moi juste si c'est une mort naturelle ou un meurtre et j'irais interroger les instrumentistes dans la foulée.
— Je ne peux rien vous certifier pour le moment, inspecteur, dit Thomas en se penchant sur le cadavre, imité par son interlocuteur. Il n'y a pas de traces apparentes de traumatismes, comme je vous le disais, pas d'écoulement de sang que la chute de la chaise ne peut expliquer, il n'y a que ces brûlures sur les doigts qui m'interpellent, mais elles peuvent venir du frottement avec les cordes. Elle a une infection buccale également. J'ai besoin de l'autopsier et de faire un bilan toxicologique pour vous donner une réponse plus élaborée.
Langlois hocha la tête. Il tapota la pointe de son crayon contre son bloc-notes et y griffonna quelques mots, d'une main désabusée.
— Je m'en doutais, commenta-t-il. Je vais tout de même partir du principe que c'est un crime pour mes interrogatoires, histoire de faire réagir les gus… Combien de temps pour le bilan ?
— Comptez environ vingt-quatre heures après les prélèvements. Je vous tiendrai au courant dès que je les aurais consultés.
L''inspecteur se releva pesamment et, d'un sifflet, appela les brancardiers en bordure de la scène. Le corps fut chargé et sanglé dans la minute, puis évacué vers la morgue de l'hôpital où officiait Thomas Duchar. Le docteur suivit, le temps pour lui de nettoyer et ranger ses instruments.
Trois jours avant la première représentation, dans la nuit
Dans l'enceinte de la morgue, le corps de Linda Meizter se fondait à merveille dans l'ensemble blanc et aseptisé. Allongée sur la table métallique, aussi froide que l'était son corps, aussi rigide que l'avait été son violon, elle semblait aussi à sa place que sur scène, dans ses habits noirs de violoniste. A la différence près que dans cette atmosphère si particulière, où, à travers leurs blessures, leurs ecchymoses, leurs dégénérescences, les corps parlaient au médecin légiste, elle avait quelqu'un qui s'intéressait à elle pour autre chose que les notes qu'elle produisait. Après avoir effectué les prélèvements d'usage, sang, urines, salive, Thomas Duchar passait du temps à examiner à la loupe la pulpe des doigts. Il avait mis en fond sonore un enregistrement de la formation à laquelle sa patiente avait appartenue, le troisième concerto pour piano de Rachmaninov, durant lequel elle tenait déjà la place de premier violon. Même si le piano était l'instrument prépondérant dans cette œuvre et qu'une technique sans faille était exigée de l'artiste, Thomas percevait dans la hargne des cordes, menées par Meizter, toute la passion pour son art et son instrument, toute la puissance qu'elle pouvait développer, comme si elle voulait absorber à elle seule le piano, ses notes, l'orchestre et les fusionner le long de son archet en une unique interprétation, la sienne.
— Quel dommage que tu n'aies pu interpréter les Planètes… murmura Thomas. Quel timbre, quel souffle, tu aurais pu leur donner…
Revenant à son examen, il nota que les doigts ne présentaient pas l'aspect cisaillé auquel il s'était attendu. Si les chairs étaient localement abîmées par le frottement des cordes, leur aspect rouge et entamé ne provenait pas de l'utilisation du violon. D'ailleurs, remarqua-t-il, cela n'aurait pas expliqué que les doigts maniant l'archet soient également touchés, et de la même façon. Il soupçonna l'action d'une substance acide. Il demanderait à Langlois de lui présenter le matériel d'entretien du violon de Meizter pour déterminer laquelle pouvait avoir ainsi agi. Comme il s'agissait de la seconde particularité qu'il avait noté durant son examen préliminaire, il passa ensuite à la bouche. Il avait remarqué l'irritation des gencives, langue et parois buccales, et découvrit que celle-ci se prolongeait dans la gorge. Durant ses études, Duchar avait déjà rencontré de pareilles plaies buccales. Il vérifia les dents, à la recherche de soins dentaires à base de métaux lourds, en vain.
— Pas d'amalgame… commenta-t-il.
Il procéda à plusieurs prélèvements de tissu et les plaça dans autant de flacons qu'il étiqueta avec soin, puis, enlevant ses gants, se saisit de son téléphone.
— Oui, Gérard, c'est toi ? C'est une bonne chose que tu sois encore là. Je te monte dans deux minutes de nouveaux échantillons, il faudrait que tu te concentres sur les métaux. Oui… Oui, pareil pour les urines. Et préviens-moi dès que tu as les résultats. Je te revaudrais ça, merci beaucoup.
Deux jours avant la première représentation, après-midi de travail
Pierre Langlois fit sortir la première harpiste de la pièce qu'on lui avait prêté dans la salle de spectacle, une espèce de cagibi sans fenêtre, sans aération, sans radiateur, dans laquelle on avait mis un bureau et un halogène, et fit entrer la seconde. Là où certains de ses collègues, après avoir récolté quelques témoignages concordants, auraient renvoyé tout ce monde chez lui, il tenait par conscience professionnelle à recevoir chaque personne présente lors du décès de Linda Meizter. C'était peut-être un excès de zèle pour une enquête qui pouvait tout à fait ne pas être criminelle, mais en attendant qu'on lui prouve le contraire, il la traitait comme s'il devait trouver un coupable. Pour le moment, les mêmes éléments revenaient en permanence : la violoniste n'était pas appréciée, mais n'avait aucun ennemi déclaré au sein de la formation. Meizter semblait, malgré ses rapports froids avec ses collègues, être placée sur un piédestal par ceux-ci tant elle était douée. Son jeune âge, son acharnement à la maîtrise de son instrument, lui promettaient une carrière de premier violon exceptionnelle, paraissait-il. Personne ne connaissait ses habitudes de vie et lorsqu'il demandait aux instrumentistes s'ils avaient remarqué un changement récent dans son comportement, seul le troisième violon, un certain Renaud Bayeur, lui rapporta qu'elle n'avait pas accordé son violon avec la formation le matin de sa mort. Il avait également semblé à l'homme que ses mains avaient tremblé plus que de raisons ces derniers jours. Langlois avait alors noté ces informations, affublant d'un astérisque le nom de Bayeur. L'homme était le seul jusqu'à présent qui avait remarqué quelque chose et qui s'était intéressé à la victime. Quand la porte de la pièce s'ouvrit enfin, Langlois eut la courte surprise de ne pas voir la seconde harpiste convoquée, mais le chef Grant, le visage rouge de colère.
— Inspecteur, commença l'homme, sa baguette à la main. J'ai besoin que vous laissiez mes artistes accéder à la scène à présent, vous ne pouvez plus me faire perdre plus de temps ! La première représentation est dans deux jours et j'ai absolument besoin de revoir ma formation, de travailler avec la nouvelle soliste, de produire de l'art !
La tige de bois ponctuait les mots et la véhémence du maestro de petits coups secs qui laissèrent Langlois parfaitement indifférent. Ce furent les implications des paroles du chef d'orchestre qui l'interpellèrent.
— Vous êtes en train de me dire que vous allez tout de même donner vos représentations ? La perte de votre premier violon n'est pas dommageable ?
— Bien sûr qu'elle l'est ! s'énerva Grant. Meizter était la violoniste parfaite pour les thèmes des Planètes. Elle savait alterner nervosité et langueur dans ses interprétations, sans artifice, sans mécanique. Avec sa disparition, je dois m'assurer que sa remplaçante soit aussi douée.
— Et de qui s'agit-il ?
— Helena Altmann. Une de ses compatriotes, et actuellement deuxième violon.
Le téléphone de Langlois sonna sur cette déclaration. Avisant le nom qui s'affichait à l'écran, Langlois congédia Grant en l'assurant que ses interrogatoires touchaient à sa fin.
— Oui, Duchar, vous avez quelque chose que je puisse me mettre sous la dent ?
— En effet, inspecteur. Hydrargyrisme, ça vous dit quelque chose ?
— Non, venez-en aux faits, docteur, vous me connaissez.
— J'ai eu les résultats des prélèvements, et tout concorde. La victime présente des forts taux de mercure dans les urines et les tissus. Couplés aux affections des voies respiratoires, j'en déduis qu'elle a respiré des vapeurs de mercure durant une période s'étalant entre quelques semaines et quelques jours. A la vue des teneurs résiduelles dans son organisme, la dernière inhalation dut être particulièrement violente. Et létale.
Langlois resta silencieux quelques secondes, intégrant ces nouvelles informations.
— Vous me dites que l'exposition était chronique, c'est bien cela ?
— Oui, tout à fait.
— Je ne vois pas qui irait respirer du mercure par lui-même.
— Faites-vérifier son appartement. Ça peut arriver accidentellement quand on en répand sur de la moquette, qu'on y passe l'aspirateur, ce genre de choses. Pendant ce temps, je vais vérifier son violon et son archet. La victime était également brûlée au niveau des doigts, je pense que son instrument était le vecteur de la contamination.
— Très bien, je vous fais envoyer cela à votre labo. De votre côté, faites dépêcher un de vos gars pour effectuer les prélèvements au domicile, et on se tient au courant.
Langlois raccrocha. Toute cette affaire ne lui plaisait que très moyennement. Puisqu'il ne pouvait écarte une intoxication accidentelle au mercure, l'enquête n'était pas encore considérée comme criminelle, mais à ses yeux, apparaissait déjà un suspect, un mobile, une arme du crime. L'homme sortit de la pièce qu'on lui avait attribuée et gagna les coulisses de la scène. Devant lui, s'exerçait justement la section des cordes. Il contempla les va-et-vient des archets sur les instruments, la façon dont les doigts couraient également. D'après ce que laissait sous-entendre Duchar, le violon de Meizter était contaminé et la femme avait respiré des vapeurs de mercure. Si les cordes du violon avaient été enduites de produit, les mouvements de l'archet aurait pu échauffer le poison et le rendre volatile… Tout à son art, Linda Meizter ne se serait pas rendue compte qu'elle se tuait au fur et à mesure des notes, jusqu'à l'inspiration fatale… Et à qui profitait la disparition du premier violon ? A sa remplaçante, Helena Altmann, qui trônait devant ses confrères, grande femme brune aux traits acérés… Et le poison n'était-il pas réputé, dans les adages policiers, être une arme de femme ?
Un jour avant la première représentation, matinée
Face à Langlois, Helena Altmann gardait le même port altier que celui qu'il lui avait déjà noté lors de sa séance de travail. La femme avait été conduite au commissariat, et l'inspecteur ne l'avait pas quitté des yeux depuis. Il s'étonnait de son attitude. Soit la violoniste était consciente d'être suspectée, mais était sûre de ne pas se faire arrêter, soit elle était innocente, mais si hautaine envers la police qu'elle avait tout du suspect, justement. Il était enclin à pencher pour la première solution, car le faisceau de preuve que Thomas Duchar et l'équipe scientifique avait réuni en l'espace de quelques heures était proprement abasourdissant.
Langlois décida de les étaler les unes après les autres devant Altmann. Il commença par les photos de Linda Meizter, effondrée sur scène, puis sur la table d'autopsie. Pas de réaction de la part de la nouvelle premier violon.
— Vous n'appréciez pas votre collègue, commenta l'inspecteur. Ou tous les morts que vous voyez vous laissent indifférents ?
— Quel genre de réaction attendiez-vous de moi ? répliqua aussitôt la femme. J'ai vu Linda tomber de sa chaise juste à côté de moi. C'est moi qui ai vérifié son pouls en premier. Je ne découvre pas sa mort à l'instant.
— Mais vous n'avez pas essayé de la ranimer pour autant.
— Comme les dizaines d'autres personnes présentes.
Langlois sortit de son dossier les photos des doigts et des voies respiratoires, et les étala sur la table.
— Peut-être êtes-vous déjà familière avec ces blessures, elles ont été causées par l'inhalation de vapeurs de mercure. Le même poison que celui retrouvé sur l'archet, et les cordes du violon de Meizter. Vous les reconnaissez sûrement ? Ce qui est étrange, et ce qui transforme cette enquête en investigation criminelle, c'est que le mercure en question n'est pas présent sur tous le corps de l'instrument ou toute la longueur de l'archet. Il l'est précisément à quatre endroits : où les doigts se positionnent sur le bois, puis là où ceux de la seconde main touchent les cordes, où les crins frottent contre les cordes, et le dernier, que je n'avais pas envisagé mais qui est tout aussi logique, au niveau de la mentonnière.
Le scénario qu'il avait imaginé plus tôt, dès les premiers éléments réunis, s'était avéré corroboré par l'analyse du violon. L'inspecteur en regrettait presque que l'assassin ne se soit pas montré plus inventif. Il guetta le visage de son interlocutrice, à la recherche d'une réaction qui n'apparaissait pas.
— Il est évident que ces dépôts de mercure sont intentionnels. Je me suis renseigné, et il apparaît qu'aucun composé à base de ce métal n'est utilisé en lutherie ou pour l'entretien de ces instruments ou de leurs cordes.
— J'entends vos sous-entendus, inspecteur. Il est clair que vous pensez que j'ai tué Linda et j'imagine que le fait que le maestro m'ait immédiatement proposé sa place ne joue pas en ma faveur. Alors, ne perdons pas plus de temps, vous devez avoir d'autres affaires, et j'ai une représentation demain où l'on attend beaucoup de moi. Etalez vos preuves que je les nie et les démonte les unes après les autres.
La réplique de la violoniste étonna Langlois au plus haut point bien que ce sentiment ne transparut pas sur son visage. Il sortit de nouveaux documents de son dossier.
— Vous collectionnez les vieux thermomètres, mademoiselle Altmann ? J'ai ici la facture d'un achat sur internet. Il semblerait que depuis plusieurs mois, vous achetez régulièrement un à trois thermomètres à mercure par semaine et que vous vous les faites expédier à la salle de concert. Nous en avons d'ailleurs retrouvé deux dans votre vestiaire, intacts, ainsi qu'un bécher contenant plusieurs millilitres de liquide. Votre historique de consultation de site web est assez éloquent également… ajouta-t-il en produisant une liste de mots-clefs. Alors, mademoiselle Altmann, comment allez-vous nier et démonter ces faits ?
S'asseyant face à sa suspecte, Langlois constata la pâleur caractéristique de la peur qui avait envahi son visage.
— C'est… une erreur… bégaya-t-elle, un piège ! Oui, ça ne peut être que ça, un piège ! Quelqu'un m'a volé ma carte, a acheté tous ces thermomètres ! Les a cachés dans mes affaires !
— Bien sûr, acquiesça l'inspecteur en hochant lentement la tête. Votre carte, votre adresse, votre vestiaire… Sans que ne vous vous rendiez compte de rien ? Ai-je mentionné vos empreintes sur le violon de Linda Meizter ? Ou sur le pinceau que nous avons retrouvé, et qui vraisemblablement servait à enduire l'instrument et l'archet de mercure ? Oh, et ces gants de laborantins que nous avons retrouvé également.
— Ce n'est pas moi, répéta la violoniste avec toute la froideur qu'elle avait témoigné aux premières minutes de l'interrogatoire. Ce n'est pas moi. Je…
— Je vais vous dire ce que je crois. Vous n'avez pas envisagé une seconde qu'on en vienne à un meurtre. Peut-être ne vouliez-vous pas tuer Meizter, mais seulement la rendre suffisamment malade et faible pour qu'elle ne puisse tenir son rôle de premier violon et que vous héritiez de sa place. Mais à trois jours de la première représentation, elle tenait toujours le coup. Alors vous avez augmenté la dose, mais vous avez passé le seuil létal, n'est-ce pas ?
— Je ne l'ai pas tué. Je ne dirai rien de plus sans un avocat.
Langlois rassembla les photos, les factures internet, les preuves de dépôt de colis et se leva. Il sortit alors sans autre forme de procès, prêt à inculper la jeune femme d'homicide prémédité.
Quelques minutes avant la fin de la première représentation
Dans les coulisses de la salle de concert, tandis que les notes des harpes et du célesta s'éteignaient, Thomas Duchar sentit une présence se glisser derrière lui et se retourna. A quelques mètres, le chœur féminin prenait le relai des instruments pour clore le thème de Neptune le Mystique.
— Je ne m'attendais pas à vous trouver ici, inspecteur, commenta le légiste. Vous êtes venu écouter ce pourquoi Linda Meizter a été tuée.
— Non, en vérité, je viens appréhender son véritable meurtrier. Figurez-vous qu'Helena Altmann vient d'être innocentée par une enveloppe déposée à mon intention par coursier. Tout y est décrit avec une précision redoutable : comment l'homme a profité d'une répétition d'Altmann pour récupérer le numéro de sa carte bancaire, date d'expiration et cryptogramme, comment il pénétrait dans la loge du gardien pour prendre les colis, comment il avait accès au violon de Meizter, comment il a déposé les empreintes d'Altmann sur les preuves avec du scotch…
— C'est plutôt étrange comme cas de figure… Vous êtes en train de me dire que l'assassin réussit à faire peser les soupçons sur une de ses collègues, qu'il a de grandes chances de s'en sortir puisqu'il n'était pas suspecté, mais qu'il avoue tout de même ? Aurait-il été pris de remords ?
Devant les deux hommes, les dernières notes des Planètes de Holst se faisaient entendre, couronnées très vite par un déluge d'applaudissements qui arrosaient les artistes.
— Oh, détrompez-vous, Thomas, l'homme en question, je le suspectais bien. Voyez-vous, il y avait trop d'indices, trop de panneaux indicateurs qui pointaient tous sur Altmann. Elle était une coupable trop évidente et ses réactions étaient trop naturelles pour être simulées, quand je lui ai montré tous nos indices. Personne n'aurait planqué le mercure dans ses propres affaires, personne n'aurait laissé des traces virtuelles aussi évidentes. Nous étions obligés d'interroger Altmann et de la déférer au tribunal, mais son arrestation laissait le champ libre à une tierce personne, tout comme la mort de Meizter forçait le chef d'orchestre à remplacer son premier violon et à porter les premiers soupçons sur Helena.
Thomas Duchar reporta son attention sur les concertistes. Le chef Grant était en train de serrer la main à l'homme qui occupait le rang de premier violon. Les applaudissements ne s'étaient toujours pas taris.
— Lors des interrogatoires, reprit Langlois, cet homme débonnaire, Renaud Bayeur, était le seul à m'avoir parlé des tremblements de Linda Meizter, d'ailleurs. Il devait guetter l'évolution des symptômes liés au mercure jour après jour.
De sa poche intérieure, l'inspecteur sortit une paire de menottes et croisa les bras. La section des cuivres commençait à quitter leurs pupitres et passa près d'eux.
— Vous n'avez pas l'air satisfait de cette affaire, commenta finalement Duchar. Vous espériez plus de mystères ?
— Oh, non, répondit Langlois en gardant les yeux fixés sur le premier violon. Surtout pas, c'est peut-être la meilleure conclusion possible à cette histoire. Je ne sais pas ce qui me torture le plus en vérité, qu'une innocente aurait pu finir en prison, même si le coup monté contre elle était grossier, ou de découvrir chaque jour à quel point les hommes peuvent tuer pour une place sous les projecteurs. Il a eu son moment de gloire, ce Renaud Bayeur, il a manœuvré pour être premier violon, et maintenant, son art est taché du sang d'une femme, mais je parie qu'il y sera indifférent.
Le violoniste en question approchait des deux hommes. Langlois l'interpella sans brusquerie ni ménagement, lui mettant les mains dans le dos et en le menottant. Il lui lut ses droits, mais, remarqua Thomas Duchar, l'artiste ne semblait pas l'écouter. Il avait les yeux plongés dans le vague et il fredonnait, il fredonnait les thèmes des Planètes.
— Merci, murmurait-il. Merci, disait-il alors que Langlois l'emmenait avec lui.
Un beau texte !
· Il y a plus de 11 ans ·Françoise Grenier Droesch