Le chaos de la fosse

anton-ar-kamm

- Merci à tous !, cria la voix fatiguée de Rose, la chanteuse du groupe, presque soulagée après deux heures d’efforts intenses.

Un vilain larsen transperça le tumulte qui transcendait les hordes de spectateurs massées dans la salle bondée. Soudainement, les projecteurs situés au-dessus de la scène éclairèrent une foule restée trop longtemps dans la pénombre, révélant des corps imbibés d’alcool et de sueurs, se collant les uns aux autres, des volutes de fumées s’élevant dans les airs et s’évanouissant dans l’obscurité. Les puissantes lumières blanches renvoyaient des ombres déformées sur les grands murs vierges de l’Olympic Theater. L’une d’entre-elles dansait sur le visage fermé de Winnie Dacruz.

Contrairement à ses habitudes, Winnie patientait bien loin du « chaos de la fosse » comme il l’appelait souvent ; cet espace au plus proche de la scène où l’on pouvait sentir les artistes, voire les toucher, où plus aucune règle de bienséance n’avait cours, où seule comptait la passion pour l’idole, jusqu’à la transe pendant laquelle l’on finissait par ne faire plus qu’un avec les autres malgré les coups et les bousculades.

Appuyé au comptoir du bar, Winnie sirotait une bière dans un gobelet en plastique dont il avait nerveusement mordillé les rebords. Il n’avait pas souhaité se mêler à la meute de ses congénères malgré la folle envie qui le tenaillait.

Rose, la chanteuse des Winter Blossom, revint sur scène et salua le public qui s’agita comme un mourant dans un dernier soubresaut. Le concert était fini, Winnie le savait, il connaissait par cœur les habitudes scéniques de Rose. Elle était comme cela Rose, généreuse et aérienne, elle aimait son public et semblait flotter dans les airs.

Une armée de techniciens se mit à arpenter la scène sous les sifflements des derniers fans.

Winnie but sa bière d’un trait. Sa main tremblait, imperceptiblement. C’était pour lui le grand soir, celui qu’il attendait depuis des mois.

Il écrasa le gobelet puis se dirigea d’un pas décidé vers une petite porte en acier située juste de l’autre côté du bar. Un grand type noir gardait l’issue marquée « Privé ». Winnie dégaina une petite carte plastifiée qu’il présenta au vigile. Celui-ci l’inspecta attentivement et lui donna son approbation d’un signe de la main.

Depuis plus d’un an, Winnie faisait partie du fan club des Winter Blossom. Une rondelette cotisation lui donnait le droit à divers privilèges dont l’accès aux coulisses après les concerts.

La porte donnait sur quelques marches débouchant sur un long couloir de béton brut éclairé par des néons blafards. Sur les murs immaculés, s’affichaient plusieurs graffitis et signatures au marqueur noir. Le corridor était désert. Winnie se frotta les mains d’excitation, il n’y tenait plus. Alors qu’il arpentait le passage, une bouffée de chaleur l’assaillit. Il avait tellement attendu.

Il tâtonna l’intérieur de la poche arrière de son jeans pour s’assurer que son précieux document s’y trouvait toujours. Il y avait écrit mot à mot tout ce qu’il souhaitait lui dire, pour ne rien oublier des sentiments qu’elle lui inspirait, pour qu’elle comprenne ce feu qui brûlait en lui jusqu’à parfois l’insupportable, et ce, depuis la première fois où il l’avait entendu.

Car la première rencontre entre Winnie et Rose fût avant tout sonore. Ce fût à la radio, alors qu’il conduisait, qu’il entendit les premières notes de cette voix puissante et éraillée. Ce chant l’ensorcela sur l’instant. Il avait dû en stopper le véhicule, des frissons lui lézardant le dos, des larmes noyant ses yeux. Une fois chez lui, le coup de foudre le frappa définitivement. Après quelques recherches sur le web, il avait découvert une photo du groupe, les Winter Blossom, et de sa chanteuse Rose. Et, pour sans doute la première fois de sa vie, Winnie, le garçon solitaire, taciturne et rondouillard, sans réel talent ni passion, portant un prénom si ridicule, découvrit ce qui allait transcender le reste de son existence.

Il assista à tous les concerts possibles pendant plusieurs mois, témoin de l’ascension des Winter Blossom, menés par leur charismatique chanteuse. Winnie collectionnait les articles et les photos. Sa première rencontre avec Rose fut presque mystique. Un jour, le groupe offrait des dédicaces dans un magasin culturel après un show-case. Rougissant à son approche, il n’avait osé lui adresser qu’un seul mot : son prénom. La chanteuse lui avait alors offert le plus grand signe d’attention qu’une femme pouvait, à son sens, lui témoigner.

- Cool, lui avait-elle dit simplement en plongeant son regard vert dans le sien. Puis elle signa une photographie ponctuée d’un cœur planté d’une flèche. Winnie s’était accrochée à cela comme à une relique, comme le symbole qui les liait cœur à cœur.

Rose était merveilleuse. Elle était tout ce que Winnie n’était pas : fonceuse, sûre d’elle, sans limites. Ils s’aimaient et ils allaient se rencontrer à nouveau, c’était écrit. Winnie relut les mots griffonnés sur le précieux papier et se les répéta pour les apprendre par cœur. Mais au-delà d’une déclaration, il avait emporté avec lui la plus belle preuve de son amour, un cadeau qui lui prouverait qu’il l’aurait à tout jamais dans la peau.

Bifurcation à gauche. Le couloir le conduisit vers une nouvelle porte en acier. Il l’ouvrit et pénétra dans une grande salle basse de plafond.

L’austérité avait fait place à un espace plus cossu. Des spots à la lumière soyeuse avaient remplacé les néons et un parquet chaleureux le béton glacial. Une peinture violette recouvrait les murs. Au fond, Winnie remarqua un attroupement de personnes. Il s’approcha du groupe composé d’une trentaine d'individus.

Rose était bien là. Rayonnante. Sublime. Irradiant son bonheur au milieu de ce conglomérat de fans qui applaudissaient et scandaient son nom. Les cheveux en bataille, les joues rougies, ses bras fins et interminables se tournaient vers ces gens qui l’adoraient et à qui elle signait des autographes malgré la protection de deux gorilles en costume et d’une barrière de sécurité.

Winnie se fraya un chemin à travers cette nasse pour atteindre le premier rang. Sa carrure lui permit de creuser son sillon facilement dans la foule.

D’un coup, son cœur parut tombé au fond de son estomac pour remonter par la gorge et ses jambes s’engourdirent de coton. Le trac. Mécaniquement, sa déclaration d’amour s’égraina doucement dans sa tête, comme un système immunitaire surentraîné depuis des mois. Il était prêt.

Au milieu de ce désordre bouillonnant, Rose paraissait sereine, heureuse. Elle était à portée de main. Winnie ouvrit la bouche pour l’interpeler, l’imaginant déjà se tourner vers lui, un sourire illuminé.

- Rose ! Rose !, appela-t-il.

Un volcan en fusion éclata sur le visage de Winnie. Elle semblait si proche et si loin en même temps.

La jeune femme s’arrêta net.

- Rose !, redoubla-t-il, plein d’espoir, dégageant un importun lui barrant la route. Tout se déroulait comme dans un ralenti de cinéma.

Un quart de tour de tête sur la droite.

- Rose ! C’est moi !

Mais les appels retombèrent sans atteindre leur cible.

Un élément extérieur venait d’attirer l’attention de la chanteuse.

D’un geste gracieux de la main, elle salua son public avant de lui tourner le dos.

Un homme venait d’entrer en scène. Cheveux gris, bedonnant, la cinquantaine, il portait un costume gris clair, parfaitement taillé malgré sa corpulence, et une chemise blanche ouverte sur la poitrine. Rose s’approcha de lui par petits pas successifs sur la pointe de ses pieds, lui attrapa les mains et le serra dans ses bras. Front contre front, ils semblèrent échanger quelques mots fugaces. L’homme finit par attraper Rose à la nuque et déposa un léger baiser sur ses lèvres. Rose sourit. Elle entraîna l’homme dans sa loge laissant les deux vigiles en costume surveiller la porte.

Le temps était suspendu. Le public se mit à siffler, à huer. Winnie était sidéré.

Il ne réalisait pas ce qui venait de se passer. Il restait la bouche grande ouverte, sans réagir devant l'acte tragique d'une pièce de théâtre. Rose et lui avaient été si proches physiquement l’espace d’un instant mais, désormais, un univers entier les séparait. Elle venait de s’envoler, emportée par une brise qui s’était invitée par une porte laissée entrouverte. Il sentit, tout au fond de lui, un bout de tissu qui se déchirait lentement, cette sensation de destruction lente mais nette et inexorable qui ralentit sèchement le rythme de son cœur, alourdit ses épaules, liquéfia son visage en un million de petites gouttes d’eau.

Dans la foule, Winnie surprit quelques bribes de conversation.

- C’est son nouveau mec ? Vise le vieux, elle tape dans les papys ! C’est qui ce type ? Et elle se barre comme ça ?

Une certaine effervescence ébranlait le public. Winnie resta prostré malgré de légères bousculades dans l’agitation ambiante. Il ne parvenait pas à analyser l’évènement. Peut-être avait-il mal vu, mal interprété ?

Rose n’est pourtant pas ce genre de femme, se dit-il. Elle est trop indépendante, trop intelligente pour s’enticher de ce genre de personnage. Une femme fière et décidée. On s’aime, elle ne pourrait pas me faire de mal.

Mais l’âme de Winnie se brisait morceau par morceau.

Elle s’est égarée, elle s’est perdue. C'est encore EUX. ILS l'ont trompé. Je dois l'aider. Je dois la remettre dans le droit chemin. C'est moi qu'elle croira quand elle verra ce dont je suis capable pour elle. ILS ne peuvent pas gagner cette fois-ci. C'est impossible !

L’image de cet homme et de Rose entrelacés lui inspira le dégoût. Elle ne pouvait pas l’aimer ! Il savait qu'ILS tiraient les ficelles. Winnie saisit alors sa lettre d’amour et la relut. Une colère sourde monta en lui.

Et c’est qui ce type ? Il a dû bien la baratiner, ILS savent bien le faire ! Il faut que je lui parle. Sa poitrine hoqueta. Il était au bord des larmes. Il devait agir cette fois-ci et ne pas LES laisser faire. Une pulsion qui était pour lui jusqu’alors inconnue grandissait dans sa poitrine, tordait ses nerfs, serrait ses dents et sa mâchoire. La fureur explosa soudainement.

D’un bond, il franchit la barrière de sécurité.

- Rose !, cria-t-il, il faut que je te parle !

Les gardes-du-corps surgirent sur lui en un instant, s’interposant entre Winnie et la porte d’entrée de la loge.

- Reculez jeune homme, s’il vous plaît, dit le premier lui présentant la paume de sa main droite, bras tendu.

- Il faut que je lui parle, supplia Winnie, C’est important.

- L’accès n’est ouvert qu’aux personnes autorisées. Retournez derrière la barrière, s’il vous plaît.

Une rumeur naissait derrière lui depuis la foule.

- Mais…

- Ne discutez pas, nous avons des ordres, vous devez retourner derrière la barrière.

Ils faisaient certainement partis des LEURS.

Des sifflements, des remontrances, la tension monta d’un cran.

- Vous ne comprenez pas ? Il faut que je lui parle, s’emporta-t-il, Laissez-moi passer !

L’un des deux gorilles le toisa du regard et voulut le prendre par l’épaule pour lui indiquer le sens de la sortie. Winnie eût une réaction épidermique. Lorsque le type l’effleura, son toucher électrisa tous ses muscles. Il lui repoussa le bras et tenta un passage en force. Son épaule percuta la poitrine du premier, alors que le deuxième l’attrapa par le cou pour le maîtriser. Puis on saisit ses hanches, il fut soulevé.

A l’arrière, des voix s’élevaient.

- Ça ne va pas ?, cria une voix.

- Lâchez-le !, intervint une autre.

Winnie hurla.

Plusieurs personnes franchirent la barrière pour s’interposer entre les belligérants. Les empoignades se succédèrent, agrippant chemises, pantalons, polos, et quelques coups de poings valsèrent. Au milieu de la cohue, Winnie se débattait. Il tomba au sol avant qu'une épaisse semelle de chaussure lui écrasât le visage. Il ne voyait plus ce qui se passait, et ne contrôlait plus grand-chose. Une forêt de jambes et des jeux d’ombres entremêlées dansaient devant lui, manquant de lui écraser les doigts. Une main lui saisit à nouveau le cou, appuya sur la pomme d’Adam, lacéra la peau avec ses ongles mal coupés. Poussé par la panique et l’adrénaline, Winnie balança plusieurs tampons à la volée, ce qui le libéra de l’étau qui le maintenait au sol, et réussit à s’accrocher à l’une des vestes d’un vigile pour se relever. La fureur décuplait ses forces, à lui le pauvre gars qui ne s’était jamais battu de sa vie. Il tira fort pour soulever son corps. Une fois debout, l’élan propulsa les deux adversaires en arrière, qui, après quelques pas déséquilibrés, rechutèrent lourdement sur le parquet. Winnie entendit un craquement. Cherchant à se relever rapidement, sa main attrapa tout à coup une poignée métallique à l’intérieur de la veste de son adversaire. Il arracha l’objet, et dans un réflexe rageur, frappa le vigile à la tête. Puis, il réussit enfin à se remettre sur ses deux jambes.

C’était la confusion la plus totale. Comme une bagarre générale de saloon dans les vieux westerns. Winnie haletait.

- Attention ! Il a une arme !, hurla une voix suivi d’un cri strident.

Le cœur prêt à rompre, Winnie fixa successivement le garde du corps gisant au sol qui saignait abondamment et sa main recouverte d’un liquide rouge gluant. Il tenait un pistolet. Ses yeux s’arrondirent à en sortir de leurs orbites. Il était aussi surpris qu’effrayé. Quelqu’un s’approcha pour saisir l’arme.

- Ne bouge pas !, s’égosilla-t-il par réflexe, menaçant le malheureux, qui s’arrêta net, tétanisé.

Winnie balaya l’assistance paniquée du regard. Il devait à tout prix parler à Rose. Il recula de quelques pas, et tâtonna la cloison derrière lui, la porte de la loge ne devait pas être bien loin. La foule courait se mettre à l’abri, poussait des cris de terreur, et tout cela à cause de lui. Étrangement, Winnie s’en sentit grisé, presque euphorique.

- Que personne ne me suive !, cria-t-il, Je n’hésiterai pas à tirer ! Je sais m’en servir !, se sentit-il obligé d’ajouter. Son autre main glissa enfin sur la poignée qui s’ouvrit, il se glissa dans la pièce et claqua la porte derrière lui. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il faisait. Il devait juste parler à Rose.

Dans la loge, régnait une ambiance feutrée, calme, bien éloignée de la confusion qui régnait au dehors. La pièce était plutôt vaste avec un salon composé d’une table basse, de fauteuils et d’un canapé rouge. Face à lui, se dressait une grande baie vitrée obstruée par des stores vénitiens. A sa gauche, une coiffeuse avec un miroir encadré de petits spots. Les lampes principales de la loge étaient éteintes, seules subsistaient les lumières de la coiffeuse ainsi que quelques liseuses réparties ça et là. Il régnait une atmosphère douce, presque romantique.

Rose était assise sur le canapé… le type à la chemise blanche à côté d’elle. Elle se redressa d’un coup, surprise, les mains sur sa poitrine. Le type à la chemise blanche se leva également et se plaça devant elle pour faire protection de son corps.

- Mais qui êtes-vous ?, demanda-t-il, inquisiteur. Que voulez-vous ?

Winnie haletait toujours. Ce type lui déplaisait vraiment. Non, il le haïssait.

Il sentait la pression de la meute qui le poursuivait. ILS allaient bientôt arriver et ILS feraient tout pour les séparer à nouveau.

- Toi, tu ferme ta gueule ! ordonna-t-il menaçant le type avec son arme à feu. Rose cria. Sa réaction le désarçonna. Il ne voulait pas l’effrayer. Le type eût un mouvement de recul.

Winnie pointa du doigt une haute commode qui se trouvait à sa droite.

- Tu pousses ça devant la porte !, commanda-t-il.

Le type hésita.

- Grouille ! hurla Winnie de plus en plus nerveux, qui braqua à nouveau le pistolet vers lui. Il sentait ses jointures blanchir tellement il serrait la crosse. Rose sursauta et poussa un nouveau cri de terreur. Elle se mit à pleurer. Le type la regarda. Elle lui fit un signe de la tête. Il s’exécuta. Winnie s’écarta, contourna la table basse et s’approcha de la jeune chanteuse.

- Écoute, dit-il aussi doucement que son état lui permettait. Je ne te ferai aucun mal. J’ai juste besoin de te parler. C’est important.

Il l’invita à se rassoir sur le canapé. Le type à la chemise blanche déplaça péniblement la commode devant la porte.

- Maintenant, tu t’assois ici !, lui dicta Winnie. Il désigna la chaise qui trônait devant la coiffeuse. Le type obtempéra. Il rechercha un liant pour l’attacher, dénicha un large rouleau d’adhésif et le ficela solidement à la chaise.

Winnie put s’apercevoir subrepticement dans le miroir. Sur la poitrine et sous les bras, des auréoles de sueur marquaient son large t-shirt, du sang maculait son jeans et injectait ses yeux, des poches marquaient gravement son visage. Il n’était pas très présentable.

Rose sanglotait et hoquetait sur le canapé, ses mains formant un masque sur son visage. Il vint près d’elle, s’assit à son tour et inspira à fond.

- Rose, chevreta-t-il, je ne te veux aucun mal, bien au contraire. Je suis désolé pour tout cela mais il fallait que je te parle. Je t’ai vue partir avec ce type et…

Mais Rose ne l’écoutait pas. Il pensa dans un premier temps qu’elle regardait dans le vide mais s’aperçut bien vite qu’elle fixait, apeurée, le pistolet, les mains toujours sur son visage.

- C’est ça qui te fait peur ? demanda-t-il en lui montrant l’arme, embarrassé. Je… je ne sais même pas m’en servir. C’est bien la première fois que j’en tiens un. C’est bizarre, non ?

Il esquissa un sourire forcé comme pour détendre l’atmosphère. Mais Rose n’avait pas envie de rire.

- Regarde. Je le mets de côté.

Il posa précautionneusement le pistolet sur la table basse et leva ses mains au niveau de la tête pour montrer qu’il ne lui voulait pas de mal. Il devait se montrer le plus doux possible.

Winnie saisit les délicats poignets entre ses mains pour la forcer à découvrir son visage et frôla son menton pour qu’elle le regardât dans les yeux. Des larmes embuaient le regard vert de la chanteuse. Elles coulaient sur ses joues en suivant les traits harmonieux de son visage et creusaient un lit de maquillage dilué jusqu’aux courbes gracieuses de son cou. De légères tâches de rousseur constellaient ses pommettes et l’arête de son nez, donnant à sa peau blanche, presque immaculée, l’impression d’être recouverte d’un voile. Une couleur rouge vive dissimulait ces lèvres parfaitement dessinées.

Sa beauté fragile subjuguait Winnie qui ne l’avait jamais approché de si près. Rose semblait sortie d’un conte nordique.

- J’ai des choses à te dire, Rose, dit-il. La proximité de la chanteuse lui avait rendu un peu de sérénité. Il hésita.

- C’est étrange, reprit-il, j’ai imaginé cet instant pendant des mois et des mois en répétant cette scène jusqu’à l’obsession. Et, je ne sais même plus par quel bout je dois le prendre. Tu es tellement belle.

Depuis sa chaise, le type à la chemise blanche coupa :

- Mais qu’est-ce que voulez à la fin ? De l’argent ?

Winnie se retourna furieusement vers lui.

- Toi le vieux, tu te tais ! Cette histoire ne te regarde pas. Tu pensais pouvoir te la garder pour toi ? C’est ça, hein ?

Winnie se leva, s’empara du pistolet sur la table et s’approcha.

- Et bien non, pauvre type ! Je ne la laisserai dans tes griffes. Tu l’as bien manipulé. Tu lui avais promis quoi ? Tu ne sais pas ce dont elle a besoin, tu ne la connais pas. Tu l’aurais rendu malheureuse, voilà tout ! Tu te serais bien amusé et puis « bye bye ». Je les connais bien les types comme toi. ILS sont tous les mêmes.

Leurs visages étaient à quelques encablures l’un de l’autre. Le type le regardait dans un mélange de peur et d’incompréhension, ce qui satisfit Winnie au plus haut point.

- Espèce de taré !, l'insulta le type.

Aussitôt, Winnie le frappa d’un revers de crosse de pistolet. Le type se mit à saigner abondamment du front. Il semblait sonné. Winnie attrapa le rouleau d’adhésif et en colla un bon morceau sur sa bouche.

Rose avait poussé un cri. Désormais, elle était assise à l’autre bout canapé. Winnie se sentit mal à l’aise.

- Je suis désolé, Rose. Tu comprends, il cherche à nous séparer. Ils veulent TOUS nous séparer. On est fait l’un pour l’autre et ça, ça LES dérange ! Mais je suis là maintenant, tout va bien aller. Je vais m’occuper de toi. Je ne t’abandonnerai jamais.

Il effleura la joue noyée dans le rimmel et les pleurs. La chanteuse se crispa, écarta sèchement son visage, son corps se recroquevillant, les genoux pliés contre sa poitrine et les mains jointes comme pour une prière, et tenta de se réfugier entre les coussins et l’accoudoir. Elle tremblait, totalement tétanisée par la peur. Une angoisse lancinante piqua Winnie dans tout son être. Elle s'éloignait de lui.

- Rose, écoute-moi, je t'en prie, dit-il mû par un sentiment d’urgence, l'anxiété accélérant son débit de parole. Je t’ai écrit un texte. Tu vas tout comprendre.

Winnie déplia alors sa lettre d’amour et pris conscience qu’il s’agissait du moment le plus important de sa vie. Il se lança.

Au début de sa lecture, les mots s'entrechoquèrent les uns aux autres, pour gagner en fluidité au fur et à mesure que ses sentiments prenaient le pas sur la rationalité du moment, pour ne plus finir qu'en récitation puis pour prendre la forme d'un conte autobiographique et analytique à cœur ouvert. Ce texte, dont l'accouchement avait été si difficile pour lui, avait monopolisé toutes ses capacités, des jours et des jours durant, et finissait, ce soir, par prendre conscience de sa vie propre, à l'image d'une intelligence artificielle qui évoluait sur une feuille de papier abîmée et racornie. Winnie ne dirigeait plus ces mots mais c'étaient eux qui venaient de prendre le manche dans un flux irréversible. Son récit prit une tournure où se mélangeaient ses émotions de l'instant, son irrésistible attirance pour Rose et les composantes de sa vie de jeune homme complètement paumé. Ce prénom ridicule dont ses parents l'avaient affligé, l'abandon par son père un beau matin de novembre, les reproches de sa mère, l'incessante culpabilité d'exister qui le rongeait, que sans lui le monde tournerait mieux, l'adolescence solitaire d'un garçon malhabile, rêveur et rondouillard qui s'excusait de se faire marcher sur les pieds, les humiliations quotidiennes, l'envie de se terrer dans l'oubli des autres, d'effacer son existence des tablettes d'un destin tout tracé d'éternel perdant. Mais ce destin lui avait joué un bien drôle de tour en lui mettant sur sa route une fée, une magicienne, un ange, qui lui avait remis la vie dans le bon sens, lui fixant un objectif, lui prouvant que toutes les années qui venaient de s'écouler avaient été autant d'épreuves à traverser pour mériter son petit coin de paradis. Et Rose, dans tout cela, était l'incarnation de ce destin, sa bouée de sauvetage, son point de lumière inaltérable dans l'obscurité de son existence anarchique et confuse, comme l'artiste que tous les fans vénèrent dans le chaos de la fosse.

Leur vie, à chacun d'eux, était liée par la force de ce destin. Car l'existence de l'un justifiait l'existence de l'autre, comme l'ombre et la lumière, l'alpha et l'oméga, comme l'artiste se nourrissant de la vénération de ses fans prosternés dans le chaos de la fosse.

Un premier léger silence, une respiration, suivit le point final de la déclaration. Il ne savait pas combien de temps il avait parlé. Il avait enchaîné les mots, les phrases, sans pouvoir s'arrêter, jusqu'à ce que son moteur cale, vide d'essence. Il avait tout donné, mis à nu tout son être pour la première fois de sa vie, et il en résultait le bien-être du devoir accompli et l'espérance du résultat escompté.

- Je t'aime, trouva-t-il la force d'ajouter pour ponctuer finalement son exégèse.

Un second silence. Cette fois-ci beaucoup plus lourd, plus pesant, plus pressurisant que le précédent. Le monde entier semblait confiné dans la petite loge de l’Olympic Theater sous une tension hypertrophiée, électrique, presque palpable. Seul le vrombissement de la ventilation venait le perturber.

Rose se pelotonnait toujours dans le fond du canapé, prostrée. Elle regardait Winnie attentivement avec ses profonds yeux verts soulignés du maquillage noir que ses larmes avaient fait couler. Elle semblait sonnée, épuisée, quelque peu perdue.

Winnie respirait difficilement. La moiteur de l’air ambiant lui compressait la poitrine.

A l’extérieur de la loge, cela s’agitait. Il sentait qu’ILS arrivaient. CEUX qui lui avaient toujours rendu la vie difficile. CEUX qui le harcelaient, lui mettaient des bâtons dans les roues. CEUX qui voulaient les séparer, lui et Rose. Derrière la baie vitrée, une sirène de police vint briser l’atmosphère visuelle de douceur qui régnait dans la pièce et une puissante lumière bleutée transperça les stores vénitiens pour venir danser sur les murs par intermittence. ILS pouvaient déployer de grands moyens. Bientôt, ILS tenteraient d’enfoncer la porte, pénètreraient avec fracas et s’empareraient d’eux pour les éloigner. Mais il ne LES laisserait pas faire. Le type en chemise blanche, attaché sur sa chaise, s’agita. Lui aussi devait être avec EUX.

Winnie se concentra sur Rose, car elle seule, comptait. Plus il la regardait plus il la désirait. Maintes fois, il s’était imaginé Rose venant se blottir contre son dos, ses petits seins comme des petits coussins tendres et moelleux, ses mains enlaçant sa poitrine, reposant sa tête sur sa nuque, ses cheveux le chatouillant jusqu’à lui donner la chair de poule. Non, il ne la désirait pas, il la brûlait. Et elle était si proche de lui.

- S’il te plaît, parle-moi. ILS arrivent. On a encore une chance de s’en sortir. ILS vont nous séparer, Rose, ILS n’hésiteront à le faire. Est-ce que tu comprends ce que je veux te dire ?

Soudainement, un murmure parvint de la chanteuse. Ses lèvres remuèrent sans que Winnie ne comprît ce qu'elle avait dit. Plein d'espoir, il s'approcha et lui fit comprendre qu'elle devait répéter. Son profond regard se plongea dans le sien. Winnie aurait pu s’y noyer tout entier.

- Mais… qui êtes-vous ?, souffla-t-elle, l’air désolé.

Winnie encaissa un direct en plein estomac qui lui coupa le souffle.

- Je ne vous connais pas. Que me voulez-vous ?, reprit-elle.

Ces derniers mots s'étouffèrent dans un sanglot.

- Mais, c’est moi, Winnie. Tu ne me reconnais pas ? On s’est rencontré il y a quelques mois, tu m’as dédicacé une affiche. Tu m’as regardé dans les yeux, tu me trouvais cool. Et ce dessin que tu m’as offert, ce cœur planté d’une flèche pour me faire comprendre ce que tu ressentais pour moi ? Tu te souviens ? Tu te souviens ?

Incapable de retenir ses pleurs, Rose fit un signe par la négative avant de se replier sur elle-même. Elle paraissait si fragile, si frêle.

La panique venait prendre Winnie aux tripes.

- Je comprends que tu sois perdue. Tout est si soudain. Tu sais tout de ce que je ressens pour toi. On est lié par quelque chose de fort. Et nos chemins se sont croisés parce qu’ils le devaient. Mais, s’il te plaît, pour l’amour de Dieu, ILS approchent ! Je vais te sortir d’ici. Tout ira bien. Je t’aime. Je t’aime et…

Tout à coup, Rose se leva et se précipita vers le type à la chemise blanche. Celui-ci, le visage baigné de sang, remuait sur la chaise et lâchait des borborygmes. Il tentait vainement de se relever, les membres entravés par les liens d’adhésif. Rose mit les bras autour de son cou.

- Relâchez-nous, supplia-t-elle, je vous en prie. Si c’est de l’argent que vous voulez, on pourra vous en donner, autant que vous désirez.

Winnie étouffait. La température de la pièce augmentait à chaque instant. Un relent aigre remonta de son estomac.

- Ce n’est pas de ton argent que je veux, dit-il une nausée au fond de la gorge. C’est de toi. C’est toi que je veux. J’ai tout lâché pour toi, mon boulot, ma famille. Je t’aime, bon sang ! Je t’aime ! Je t’aime !, finit-il par crier.

Rose fut à nouveau prise de sanglots. Elle se serra contre le type à la chemise blanche, désormais imbibée de sang, caressant son visage tuméfié.

- Mais je ne vous connais pas ! reprit-elle. Écoutez, on a des projets tous les deux, on doit bientôt s’installer ensemble et…

Mais Winnie n’écoutait plus. Le vrombissement de la climatisation lui semblait de plus en plus puissant et commençait à s’accrocher à ses oreilles, tel un acouphène persistant.

- C’est lui qui t’as mis tout ça en tête ?, s’emporta-t-il. Tu sais qu’il est avec EUX ? Il t’a baratiné, il t’a lavé le cerveau avec toutes ces… conneries. Une fois qu’il te possédera, tu ne pourras plus LEUR échapper. Tu seras à EUX.

Il reprit son souffle.

- Je les entends, ILS arrivent. ILS vont nous séparer Rose, est-ce que tu comprends ? Tu dois me faire confiance.

La pression de la meute se faisait de plus en plus sentir derrière la porte de la loge. Les lumières bleues continuaient à valser dans la pièce, projetant des ombres monstrueuses sur les murs. Elles lui provoquaient des céphalées sporadiques mais aigües. Et tout ce bourdonnement l’insupportait. Il porta son poignet contre son front.

Winnie avaient les mains moites. Il sentait la crosse du pistolet glissée entre ses doigts. A son tour, un sanglot lui serra la gorge.

- Regarde !, tonna-t-il. Regarde le cadeau que j’ai pour toi, regarde ce que j’ai été capable de faire pour toi. Est-ce qu’un autre serait capable d’en faire autant ? Je ne te donne pas que mon amour mais mon corps entier ! Voici la preuve que tu peux me faire confiance.

Winnie saisit son t-shirt désormais presque totalement trempé de sueur. Il essaya maladroitement de le retirer mais celui-ci lui collait à la peau. En désespoir de cause, il finit par l’arracher, morceau par morceau, jeta par terre les bouts de tissu imprégnés de ses humeurs corporelles et ouvrit les bras pour exhiber ce corps qu’il détestait tant.

- Regarde ! J’ai gravé ma promesse dans ma propre peau !

Les yeux de Rose et du type à la chemise blanche s’arrondir au même instant. Sur la poitrine tombante de Winnie, le visage d’une femme aux traits fins, aux cheveux noirs et aux grands yeux verts s’affichait très nettement. Son corps, plutôt mince et aérien, se poursuivait sur le ventre grassouillet pour continuer à se dessiner sur les flancs, les poignées d’amour accueillant de longues et fines jambes, et de grandes longueurs de cheveux s’achevaient dans le dos. La femme, dans une posture lascive, légèrement vêtue, révélait sa peau d’une blancheur immaculée. Elle ressemblait à une prêtresse viking, celle que l’on peut rencontrer dans les contes nordiques.

- Tu vois !, renchérit Winnie. Je t’ai incrusté dans ma peau, dans ce corps gros et flasque que j’ai toujours haï. Ce corps qu’on a moqué toute ma vie, ce corps monstrueux, ce corps qui n’aurait jamais dû exister…

Des larmes noyèrent son visage à grands flots et des sanglots empêchaient son débit normal de parole. Les vrombissements gagnèrent en intensité et ressemblaient désormais à des hurlements.

- Ce corps qu’ILS ont frappé, qu’ILS ont humilié. Ce corps que ma propre mère réprouvait car il lui rappelait le salaud qui m’avait servi de père. ILS m’ont toujours rendu la vie impossible, tu sais. A l’école, à la maison, au boulot. Les autres. Tous CEUX-là. CEUX qui m’ont marché dessus toute ma vie, qui m’ont piétiné comme de la merde. Les mêmes qui veulent nous séparer aujourd’hui, Rose. Les mêmes que cette ordure !

Winnie tendit le pistolet vers le type à la chemise blanche. Rose hurla et se jeta sur son compagnon pour faire obstacle. Son index refusa de se plier sur la détente.

- Enlève-toi de là, bordel, ou tu en prendras une aussi !, prévint-t-il.

En réalité, il lui était impossible de lui faire le moindre mal.

- Je vous en supplie… je vous en supplie… s’il vous plaît… je l’aime !, pria la chanteuse.

Winnie venait de recevoir un nouveau coup qui, cette fois-ci, le mit définitivement ko. Ce « je l’aime » le transperça de part en part, lui fendit le cœur. Il observait son amour, celle qu’il idolâtrait, celle à qui il avait offert son corps, celle qui était prête à se sacrifier, à offrir sa vie, pour un autre que lui. Et il continuait à la menacer de son arme.

Pris de vertige, Winnie s’affala sur le canapé, la tête dans les mains, et il se remit à pleurer. Non pas, cette fois-ci, des pleurs nerveux, mais des pleurs d’épuisement, ces mêmes pleurs qu’un petit garçon aurait pu avoir dans les jupes de sa mère en rentrant de l’école après s’être fait humilier par ces camarades. Son énergie le quitta soudainement, fuyant par tous les pores de son être. Il n’en pouvait plus. Il perdit peu à peu pied, il dérivait sur un océan de désespoir.

LES AUTRES.

La bataille venait de prendre fin et ILS venaient de remporter une victoire définitive. Rose avait été été son ultime espoir dans la vie et il s'y était accroché pour assurer sa survie.

ILS étaient décidément bien trop puissants, bien trop nombreux. ILS vérolaient l'ensemble de son existence pour mieux la pourrir de l'intérieur, rampant et sournois, jusqu'à toucher le cœur même de son moteur pour mieux le siphonner. Et ce soir, ILS avaient porté le coup de grâce en lui enlevant Rose.

Winnie s'essuya les yeux d'un revers de manche et se releva d'un coup. Les bourdonnements étaient devenus insupportables, il les ressentait à l'intérieur même de ses os.

Son regard s'arrêta sur Rose et le type à la chemise blanche qui attendaient, enlacés l'un à l'autre, que l'homme qui détenait leurs vies au bout de son pistolet fît son office.

Le reflet du miroir au fond de la pièce renvoya de lui-même une image bien sombre. Les lumières tamisées mariées aux éclairs clignotants bleus qui valsaient depuis l'extérieur jouaient avec les plis de ses bourrelets, déformaient le portrait de Rose imprimé sur sa chair et donnaient à son visage un aspect démoniaque.

Était-ce tout ce qui restait de lui, tout ce qu'ILS lui avaient laissé ? Une coquille vide peinturlurée d'horreurs ?

Il regarda par delà les stores vénitiens et la baie vitrée. Une nouvelle sirène de police retentit. ILS sortaient le grand jeu. Winnie savait qu'ILS ne s'arrêteraient pas là. ILS le mettraient plus bas que terre, le livreraient aux chiens. ILS le détruiraient à petit feu pour savourer LEUR victoire. LES AUTRES.

On tambourina à la porte.

- Police !, cria une voix. L'immeuble est cerné. On souhaite discuter avec vous. Ouvrez !

Winnie s'approcha de Rose et lui caressa la joue. Elle se crispa.

Une grande fatigue alourdissait ses épaules. Elle était si belle.

- Je t'aime, lui dit-il. Prends soin de toi.

Il se tourna vers la porte obstruée par la commode. Il était déterminé à ne pas reculer, en tout cas pas devant elle.

- M'avez-vous compris ?, cria la voix.

Winnie souffla avec un air de défi, résolu à ne pas LEUR laisser le plaisir de l'humilier à nouveau.

- Je VOUS ai très bien compris.

Rose lui donnait suffisamment de force pour LES combattre.

Il cala la crosse du pistolet dans ses deux mains, actionna la gâchette avec le pouce, et porta le canon à sa bouche. L'acier avait un drôle de goût.

Je VOUS ai même trop bien compris, pensa-t-il.

Winnie Dacruz avait décidé de ne pas LES laisser gagner cette fois-ci.

Il pressa la détente.

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