Vingt ans à vivre - K.

riatto

Histoire bio.


Un soir on jouait chez Pépette.

Pépette tenait un saloon sur Le Boulevard, avant le coin du pont Caulaincourt, celui qui passe au-dessus du cimetière où on a enterré Dalida. C'est juste pour situer.


C'était le mois d'avril mais il faisait encore bien moche.
Faisait même froid quand j'y repense, surtout qu'à cette époque on avait plus de trous que de jeans sur le cul. Même que c'était pas des trous préfabriqués comme on en trouve maintenant chez Zara, mais plutôt de la vraie usure, de celle qui pendouille en lambeaux filasses le long des genoux.

Les cheveux sur les épaules, bien raides et bien gras, avec des reflets d'un peu toutes les couleurs. Du jaune paille au violet, au gré des saisons. Toute une époque.

Le bar était plein, pas loin de trente personnes, et puis nous dans le fond, occupés à faire un grunge du diable, les grattes branchées dans une enceinte recouverte de moquette. Un modèle qu'on pose normalement sur la plage arrière d'une 205 gti. Deux fois 100 W, mais alors des vrais Watts comme on n'en fait plus non plus. Le pur son quoi.

On  s'appliquait à massacrer notre répertoire 100% Seattle : Alice in Chains, Pearl Jam, Soundgarden, Temple of the dog, avec de temps en temps une infidélité ou deux… Smashing Pumpkins (y sont de Chicago, ndA), Soul Asylum et même un peu de R.E.M, histoire de donner un coup de pouce au chapeau, faut quand même pas déconner.

Pépette distribuait les Picon-bières ; le bar allumait clope sur clope. Les murs jaunes tiraient sur le marron. La fumée, la sueur, la pluie et la bière coulaient du plafond, on était bien, au chaud.

Devait être minuit passé. On braillait tout ce qu'on pouvait pour se faire entendre par-dessus la mêlée. Le patron avait bien installé un limiteur - un truc qui coupe le son, histoire de montrer aux voisins du dessus qu'on est de bonne volonté, mais Pépette le débranchait systématiquement, si bien qu'on tapait facile dans les 110, peut-être même 115Db les bons soirs. Pépette c'était le type qu'aimait pas qu'on lui fixe des limites.

D'un coup la porte s'ouvre en grand, et du boulevard déboule une petite punkette - une qu'on connaissait de vue, mais sans plus. L'air froid et la pluie s'engouffrent dans la salle, et la fille se met à hurler, mais alors hurler !  Encore plus fort que nous. Tout le monde se retourne vers l'entrée, la fille a les yeux exorbités, complètement hystérique.

On est tellement surpris qu'on s'arrête de jouer, en plein milieu du refrain de Come as you are ! Sacrilège.

Tout le monde fait « Shhhhh !!!… »,  sauf la punkette qui aboie sans s'arrêter.

Une fois, deux fois, jusqu'à ce que les mots coupent la salle en deux :

« Kurt Cobain est mort !!! Kurt Cobain est mort !!!… »

Silence.

La fille se tait, nous regarde avec son air de folle, respire un grand coup, fait demi-tour et s'en va en claquant la porte comme une furie.

Silence.
Dans la salle aucune réaction. Les bouches sont ouvertes mais aucun son n'en sort plus.
Le bar est K.O.

Le brouillard se dissipe lentement, très lentement. Dans la fumée qui retombe, on se regarde, hébétés.

Soudain il fait froid chez Pépette. Les murs s'effondrent, la bière tiède sent mauvais, on flotte dans une mélasse de tabac froid qui se mélange à l'odeur des chiottes.

Les conversations reprennent, mais en chuchotements.
Pas de téléphones mobiles, pas d'internet, tout ça est encore loin.
Juste des gens qui se regardent, sans comprendre.


***


On a rangé les guitares, glissé notre enceinte en moquette sous les bancs au fond de la salle, comme on fait d'habitude, en espérant la prochaine fois.
Pépette a mis la radio, mais en sourdine, et puis il s'est servi un baby, le quinzième de la soirée, pour essayer de s'en remettre :

_ 300 les gamins… Ce soir je peux vraiment pas faire plus… J'suis désolé…

On partage les billets, on prend un dernier Picon pour la forme ; il est encore tôt, mais tout le monde est parti.

Perchés sur les tabourets en skaï, les yeux dans le vague, on écoute ahuris le flash sur France Info. Vingt secondes dans le journal de la nuit, et puis voilà.

Pépette est triste pour nous. Lui comment dire… Il s'en fout un peu de tout ça, c'est pas vraiment son monde, ni son époque, encore moins son rêve. Mais de nous voir comme ça… Si abattus, si misérables, comme des chiots abandonnés… On sent bien que ça lui tord le bide. Il se ressert un baby. Un tout petit, au goulot de la grosse bouteille. On dirait qu'il essaie de vider un tonneau avec un dé à coudre
Il est gentil Pépette. Tout maigre, bizarre, en colère et alcoolique, mais gentil.

Ensuite c'est l'heure de s'en aller.  On enfile les guitares en bandoulière, on tasse les câbles, les cordes rouillées et les vieilles piles dans les sacs, on attrape les pieds de micros et nous voilà sur le trottoir, dans la nuit glacée. On n'a pas loin, on est du quartier.

On passe devant la salle d'arcades sans même jeter un oeil aux scores du flipper ni du Daytona. Des pièces de dix et de cinq plein les poches, mais vraiment aucune envie d'aller jouer.

Devant le Moulin, la file des touristes japonais nous scrute avec ses grands yeux bridés - faut dire qu'on a du mal à passer inaperçus : Vestes de treillis, jeans pourris, docs trouées, cheveux longs, sales, et jaunes. Mais ce soir on marche les yeux dans le trottoir.

On glisse le long de la rue Fontaine comme des zombies.
Quelqu'un veut s'arrêter chez Réza pour un sandwich steack haché-fromage ?
Non, personne.

On pousse jusqu'au Pirat's, au moins on est sûr que c'est ouvert, qu'il y aura pas un chat et qu'ils nous changeront la monnaie. On prend le croque-poilâne, sans salade. Quand j'y repense, on n'a même pas eu la force de finir les frites.

***


Y'a des vieux qui vous raconteront des tas de trucs d'enfer.
Comment ils se souviennent de choses… Où ils étaient quand on a tué Kennedy, quand on a marché sur la lune, la première séance de La Guerre des Étoiles, la chute du mur de Berlin, toutes ces conneries…


Moi je sais où j'étais le 8 Avril 1994, mais pour une bonne raison.

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