Visite Nocturne

Esther J. Hervy

"Visite nocturne" est un texte court, publié aux Editions de L'Abat-Jour en juin 2015. Un homme cloué au lit, une présence malfaisante, une résignation au sort qui lui est réservé.

Visite nocturne


Quand on a vu la mort, on reste insensible à la fièvre.
Proverbe algérien (1 909)


Mes yeux se sont ouverts. La pièce dans laquelle je me trouve est toujours la même que celle dans laquelle je me suis endormi. Toujours la même mais je perçois pourtant quelque chose de différent, de malfaisant. Mes yeux roulent dans leurs orbites, cherchant cette présence invisible qui, j'en suis certain, se cache quelque part. Je ne vois rien pourtant, et cela n'est pas dû à la pénombre qui envahit la pièce mais certainement à la volonté de cette entité à vouloir rester discrète. Rester discrète pour mieux me surprendre quand j'arriverai enfin à glisser dans un espoir de sommeil, qui, même s'il sera agité, reste indispensable.

Comme toutes les nuits je cherche où il se cache. Comme toutes les nuits je sais qu'il est quelque part autour, rôdant et se délectant de ma terreur dont il se nourrit. Je suis de plus en plus épuisé chaque jour, je suis de plus en plus faible, physiquement certes, mais surtout psychologiquement. Il se repaît chaque nuit de mon adrénaline, de mes sueurs froides qui recouvrent mon corps, mon corps inerte car paralysé. Je sais qu'il va finir par venir près de moi, se rapprocher jusqu'à ce que je sente son haleine fétide près de mon visage. Il goûtera à mes frayeurs comme bon lui semblera, se gavant ainsi jusqu'au petit matin. Il sera alors chassé par les premiers rayons de soleil et la lumière du jour qu'il déteste.Mon salut, mon seul salut sera l'aube, seule capable de le chasser pour quelques heures. Je me mets à prier un Dieu auquel je ne crois pas, le suppliant d'accélérer le temps.

Une ombre s'est déplacée de l'autre côté de la pièce. Il est rapide ce soir, ou alors il ne prend même plus la peine de jouer. Peut-être est-il si affamé qu'il ne peut résister à l'idée que son festin est là à l'attendre, allongé sur un lit comme sur un plat. Il n'y a aucun bruit ici. Le silence total ajoute à mon angoisse. Je m'efforce de rester le plus calme possible, sachant que plus mon coeur s'emballera, plus il se rapprochera. Mais je ne peux m'habituer à ce visiteur nocturne, je ne peux m'habituer à cette présence qui chaque nuit vient me vider de mon âme. Mon esprit s'assèche au fur et à mesure que les nuits défilent, pompé par ce parasite qui a trouvé semble-t-il un hôte à son goût.

Ça y est, il est là. Au pied de mon lit, dressé de toute son immense stature. Il ne bouge pas. Il sait que je suis terrorisé et, malgré ce silence morbide, mon esprit peut percevoir son rire aigu et sournois. Il se penche alors vers moi, posant ses mains sur les draps. Ses mains que je ne peux voir mais que je sais longues et froides. Mes perceptions sont décuplées, mes sens sont en alerte. Je le sais il va s'allonger à côté de moi et je pourrai alors à ce moment-là entendre sa courte respiration et sentir l'odeur de la Mort. Je le sais car il ne change pas le scénario, jamais. Il remonte doucement le long de mes jambes, ses mains caressant ma peau à travers le tissu, il effleure doucement mon ventre pour arriver à mon torse. Puis, arrivé à hauteur de mon visage il s'allonge presque tendrement sans que je ne puisse rien y faire. Il y a quelque chose d'érotique dans cet acte. Comme si nous formions un couple unis dans l'horreur, la tragédie et le désespoir… Mon désespoir.

Chaque nuit qui passe égraine le temps qu'il me reste à vivre, le temps où la folie qui s'insinue un peu plus chaque seconde pénètre au plus profond de moi-même, jusqu'à ce qu'il ne subsiste plus rien de cette conscience que je perds chaque jour. Une nuit arrivera où il ne partira plus seul, une nuit arrivera où il m'emportera avec lui, signe que mon temps passé dans ce monde sera arrivé à son terme. Son travail sera alors terminé, sa mission accomplie. J'aurais rejoint le monde des Ténèbres, j'aurais basculé de l'autre côté du gouffre.

Il n'y a qu'une question à laquelle je désire obtenir une réponse : Quand ? Quand la maladie aura-t-elle finalement eu raison de mon existence terrestre ? Peut-être ce soir, peut-être demain… Il est toujours là et ma respiration saccadée trahie la peur de son non-retour, promesse que tout sera alors terminé pour moi. Je n'ai qu'une chose à faire : attendre et accepter le sombre destin qui m'a été révélé.

@Esther J. Hervy 2001

  • Un texte terrible mais si beau !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Louve blanche

    Louve

  • J'adore, bizarrement cela me fait un peu penser à du Poe mais aussi beaucoup à une histoire d'incube ou à ce tableau de Johann Heinrich Füssli nommé " cauchemar". Bien que ton texte parle de maladie et de mort personnifiées ( où sont donc guerre et famine ?^^), par curiosité, j'ai été refaire un tour sur la page cauchemar de ce cher wikipedia et voilà ce que j'ai trouvé : En latin, il n'existe pas de terme pour désigner le cauchemar. Par contre, il existe le terme incubus qui se traduit par « couché sur ».Le terme incube est à l'origine utilisé spécialement par le monde ecclésiastique. Il désigne un démon de sexe masculin qui a des relations sexuelles avec les femmes endormies.Des considérations théologiques, le terme incube est passé dans le domaine médical progressivement, pour désigner le cauchemar : « que donne le peuple à une certaine maladie ou oppression d'estomac, qui fait croire à ceux qui dorment que quelqu'un est couché sur eux : ce que les ignorants croient être causé par le malin Esprit. « l'oppression toutefois, et quasi-suffocation ne provient pas toujours de la part de ces démons, aussi bien souvent d'une espèce de maladie mélancolique que les Flamands appellent Mare, les Français Coquemare et les Grecs Ephialtes, lorsque le malade a opinion d'un pesant fardeau sur la poitrine, ou d'un Démon qui veut faire force à sa pudicité. » Il y a rien à faire, ton texte me fait penser à cela, mais c'est vrai qu'autrefois les gens malades attribuaient souvent leur mal aux démons. Ah au fait, très bonne la citation du début, j'aime...

    · Il y a plus de 8 ans ·
    2013 09 29 09.43.44 12

    Lolita Denoual

Signaler ce texte