Vivre differemment

bey

—     Tu viens d'où Madame ?

Le soupir que je vomis du fin fond de ma gorge suffit à faire fuir la petite connasse. Elle a quoi… sept ans ? Ils apprennent jeunes à être stupide, ici. À peine une semaine que la famille m'a traîné de force dans ce bled et j'ai déjà accumulé plus que mon quota en regard curieux et en commentaires déplacés. La fille de pakistanais devient aussi populaire qu'area 51 loin de sa métropole chérie. Je suis né ici, les blaireaux. À Montréal, plus précisément. C'est pour moi et le petit frère que mes parents viennent de quitter mon oasis d'immigré. Des grands espaces et des gens accueillants, il y a rien de mieux pour des jeunes, qu'ils disent. Ça aurait juste été bien de nous demander notre avis avant de prendre la décision. Parce que jusqu'ici, tout ce que je vois, c'est des espaces vides et des gens racistes. Et un trajet de bus beaucoup trop long pour me rendre au cégep. Si au moins on n'avait pas acheté dans la pire rue du quartier…. Gaston-Merrey, le royaume des sans-le-sou d'une ville de paumé.

Je soupire un autre bon coup avant de rentrer dans l'appartement. Aller m'enfiler des téléréalités jusqu'à neuf heures. Passer le temps d'ici le moment fatidique. La soirée de la dernière chance pour mon nouveau chez-moi. Parce que je sors ce soir. Oui oui, je sors dans un club, ici, dans ce village. En cherchant un peu, j'ai appris, au comble de la surprise, que ce trou perdu contient un lieu de débauche pour jeune adulte. Je m'attends pas au nightlife déchaîné de Montréal, mais si je pouvais avoir un minimum de plaisir, ça serait ça de gagner. Et sinon, au moins, j'allais être saoule.

L'heure arrive, le maquillage peaufiné, les vêtements enfilés. Fin prête à aller trouver mon prince charmant édenté. Trop pauvre pour avoir un char, je me contente de la marche. De toute façon, ça va me prendre vingt minutes de l'appartement au Cougar. Ouais, c'est ça le nom de l'endroit…

Un pas à la fois, je découvre le centre d'activité de ma municipalité sous l'éclairage des lampadaires. Son boulevard, son Super Vigo, son conducteur de Hyunda modifié et toutes ces autres attractions dignes du tourisme le plus florissant. À un coin de rue, j'aperçois même un feu de circulation sérieusement amoché. Encore fonctionnel, mais quelques installations laissent à penser que des réparations sont en cours. Des traces de pneu torpillent du centre de l'intersection jusqu'au poteau en métal.  Quelques restants de taches de sang. Il y a eu un accident ici. Récent et violent. Que l'élite de l'élite doit pouvoir se compter parmi cette municipalité !

Une enseigne à néon apparaît au loin. Un félin difforme comme seule annonce de l'établissement. Cougar, here I am. Je me surprends à avoir la chienne. C'est la première fois que je sors danser en solo. Mais Maryam n'est pas une chochotte. Alors Maryam, elle entre sans même hésiter.

Le décor assez classique m'y attend. Un paquet de crétins entassés qui se secouent le cadavre dans une semi-obscurité, sous fond de house passable, mais très mal mixé. Contrairement à ce que le nom de la place pouvait laisser présager, l'âge moyen doit pas dépasser vingt ans. De vingt-cinq jusqu'à… quinze ans. je dirai. Je joue du coude pour me rendre au bar et je commande une vodka-limonade. J'ai tout le loisir de contempler le menu en attendant le breuvage, if you know what I mean. Je désespère—sans trop de surprise— à constater la concentration de douche-bag au pied carré de l'établissement. Des tatous tribaux, des t-shirts avec des brillants, du faux bronzage. Je veux manger du tartare, mais je suis chez Henri la patate.

—     Oh mon Dieu ! Aye, c'est Marianne ! Marianne !

Je me retourne pas sur le coup. Je suis persuadée, en fait, qu'on s'adresse pas à moi. Jusqu'à ce que je sente une main se déposer sur mon épaule.

—     Marianne !

La fille me scrute jusqu'au fin fond du crâne de ses yeux surexcités. Je plisse les miens en me demandant qui peut bien être cette folle. Puis ça me frappe. Ma voisine.

—     Oh. Annie, c'est ça ?

—     Oui, c'est ça ! Si je m'attendais à te trouver ici !

—     Et moi donc.

—     Tu vas voir, c'est malade comme endroit ! Viens danser avec nous !

J'hésite un instant, jusqu'à ce que je réalise que, énervante comme Annie peut l'être, ça reste mieux que de passer la soirée en solitaire parmi ces orangs-outans. On me sert mon verre et à peine mes doigts déposés que mon nouveau guide m'entraîne vers le tas de chaires humides. Je tente péniblement de protéger le gobelet en plastique des coups de bassins et des envolées d'avant-bras, pour finalement arriver au-devant de la petite scène du DJ, qu'une vingtaine de danseurs ont prise d'assaut. Annie s'arrête et se met à se balancer le cul comme une pétasse. Je commence à regretter amèrement ma décision, jusqu'à ce que mon regard tombe juste à côté, sur cette fameuse scène. Des skinny jeans qui moulent des fesses à en faire pleurer. Une chemise stylée déposée sur corps ajusté. Une mâchoire à la fois virile et douce surmontée de cheveux méticuleusement en bataille. Ça se balance les épaules, se désarticule le tronc, se fait aller les hanches avec confiance.

—     Je te présente Olivier ! Olivier, c'est Marianne, l'arabe dont je te parlais !

Ça me tend la main. Alors que le contact soyeux de sa paume avec la mienne me parcourt l'échine, je n'arrive pas à croire qu'un tel homme soit l'ami de mon imbécile de voisine. Je sens sa poigne se serrer sur la mienne pour m'attirer vers la scène. Et, aussi simple que cela, me voilà devant mon accueillant adonis. Il continue sa danse. Je laisse moi-même aller tout mon savoir-faire de Montréalaise. Le manque d'espace nous oblige à nous déhancher à quelque centimètre l'un de l'autre. Mais nous sommes trop habiles pour que ça puisse nous limiter. Nos peaux se frôlent à plusieurs reprises. Nos thorax battent la mesure. Nos bras s'harmonisent. Je savoure des yeux l'ondulation de son abdomen. La houle de son bassin. Une fois, il me marche sur les pieds, mais se met ensuite à me pousser un de ces rires décomplexés. Un rire contagieux.

Par désir d'avoir les mains libres, j'engloutis mon verre d'une longue gorgée. J'entends Annie crier quelques choses comme « Lets go girl ! ». Olivier me renvoie un sourire de défi. Je m'approche de lui. Je colle mes seins contre sa poitrine. Il embarque dans le jeu et dépose ses mains sur ma taille. Ses iris noisette, qui contiennent plus d'intelligence que la totalité du commerce, se plantent dans les miens. Nos mouvements s'accordent. Nous rions une fois de plus de cette assonance si facile. Pendant deux danses, je me concentre sur son visage délicat. À en oublier le Cougar et la ville qui va avec. Jusqu'à ce qu'Annie nous hurle un :

—     Olivier, Marianne, je vais fumer ! Vous venez ?

Mon partenaire se détache aussitôt de moi et saute de notre perchoir. Les deux amis attendent que je fasse de même et que je les suive vers l'extérieur. Ce que je fais. De peaux humides d'un orang-outan à l'autre, on réussit à se frayer une fois de plus un chemin à travers cette jungle. À peine dehors, celle-là même qui nous a brisé le moment pour aller respirer du goudron s'arrête pour discuter avec l'une de ses connaissances. Olivier me fait signe d'aller plus loin, en retrait.

—     On va la laisser un peu. Ça fait longtemps qu'elle n'a pas parlé à Isabelle.

Je ne pourrais être plus en accord avec lui.

On s'appuie tous les deux sur la devanture. Côte à côte.

—     Alors c'est toi, la Montréalaise ?

—     Ouais, je suis arrivée il y a deux semaines.

—     Et tu aimes la ville jusqu'ici ?

—     Eh bien…

—     Hahaha ! Ouais, non je comprends. J'imagine que tu dois être assez dépaysé…

—     Bah. C'est pas si pire. J'ai au moins trouvé un beau gars.

Je tourne mon visage vers lui. Il fait de même, mais je remarque son sourire distant. Ma gorge se serre. Je hurle intérieurement que ma phrase devait être trop quétaine.

—     Je suis gai, en passant.

Il éclate de rire.

—     Hahahaha ! Oh mon dieu ! Oh mon dieu! Désolé, mais tu devrais voir ta face !

—     Quoi ? T'es pas gai pour vrai ?

—     Ah non non non, ça c'est vrai. De la tapette pur premium, mais c'est juste…. le découragement que tu viens de me sortir. On aurait dit que tous tes espoirs d'être heureuse ici reposaient sur ma capacité à pénétrer des vagins.

Je ne peux m'empêcher de sourire en coin. Il avait touché dans le mille, je dois l'avouer.

—     Ouais… ouais c'est un peu ça.

—     Ça doit pas être drôle, hein ?

—     De quoi ?

—     De passer de ton Montréal à ici.

—     Non.

—     Et la couleur de peau doit pas trop aider.

—     Si tu savais…

—     Des commentaires racistes ?

—     J'en fais presque la collection.

—     Ouais. Pour être franc, je sais exactement ce que tu vis.

Je retourne lentement la tête vers lui. Le scepticisme me sort par les pores du visage.

—     Vraiment ?

—     Quand j'ai fait mon coming out en secondaire deux, j'étais le seul de toute l'école. Et là je parle pas seulement de mon degré. Toute. L'école.

—     Ah ouais j'avoue. Doit pas être jojo ça non plus.

—     Non. Pas jojo. Pas jojo du tout.

—     Des commentaires homophobes ?

—     Je sais pas trop… Disons… Beaucoup d'ignorance, surtout.

—     Ouais, je vois le tableau…

—     Mais bon on s'habitue… je crois.

On entend le cri d'Annie appeler mon confident. Il m'offre un autre beau grand sourire.

—     On se partagera nos souffrances de minorités, si tu veux.

Je le regarde s'en aller vers sa fumeuse. Avec sa démarche accueillante. Son aura amicale. Sa solitude similaire à la mienne.

Bon. Je vais peut-être réussir à survivre, ici, finalement.

 

 

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