Vous pouvez pas comprendre ...
boulbi
La clochette de la porte du bar retentit alors qu'un homme rentrait. Marc, assis au comptoir, ne remarqua rien. Il était plongé dans sa lecture du journal l'Equipe. Le nouvel arrivant s'installa à côté de lui et commanda un café “serré”.
Marc ne fit pas attention à lui. Il ne voyait ni n'entendait rien, pas même le barman lui demandant si il désirait autre chose. Il était dans un autre monde, celui qui le passionnait, le monde du football. Dans ce cas-là, il était difficile de l'en extirper, voire impossible. Il ne revenait à la réalité que lorsque lui le désirait, c'est-à-dire en quelques rares occasions.
Son voisin de comptoir l'observait depuis un petit moment, jetant tantôt un œil sur Marc, qui l'intriguait, tantôt sur le contenu du journal, qui l'intéressait.
Au bout de quelques minutes il se décida à lui adresser la parole :
- Alors c'est soir le grand match ? Une finale de coupe d'Europe presque quarante ans après la dernière, va falloir assurer !
Marc ne répondait pas. Il continuait de lire l'article, écrit sur une double page, consacré à la finale de la Ligue Europa qui aurait lieu ce soir, opposant deux clubs mythiques des années 70 : le FC Liverpool et l'A.S Saint-Etienne.
Pas vexé par l'attitude de Marc, “l'homme au café serré” décida de tenter sa chance une nouvelle fois :
- Si vous voulez mon avis les Verts ont peu de chances de l'emporter. Faut être réaliste. Liverpool a une rage de victoire et ils cartonnent en fin de saison dans leur championnat. Ça sent la dérouillée ! Et cette fois on pourra pas dire que c'est la faute aux poteaux carrés !
Marc semblait encore une fois insensible à la présence et aux commentaires de son voisin de comptoir. Il paraissait concentré plus que jamais.
Cependant, après une à deux minutes, son regard se porta vers l'homme, sans que sa tête n'eut bougé. Il le regardait du coin de l'œil. Son voisin le remarqua et en fut même surpris.
- Ah tiens ! Vous n'êtes pas une statue alors ? J'ai cru pendant un moment que vous faisiez une performance, vous savez comme ces gens dans la rue qui se peignent tout en blanc et qui ne bougent pas pendant des heures, se faisant passer pour des statues ?! J'allais même vous donner une petite pièce ! Ha ha ha !
Le regard de Marc se tourna à nouveau vers son journal. L'homme à côté pensa qu'il avait peut-être parlé trop vite, que c'était peut-être bien une performance, peut-être même une caméra cachée. Il scruta discrètement vers la droite puis vers la gauche pour voir s'il n'y avait pas quelque chose de louche dans l'assemblée. Apparemment rien. En cette fin de matinée le bar était quasiment vide et l'un des rares sons provenait de la télévision accrochée au fond. Dans quelques minutes, à l'heure du déjeuner, ce même endroit serait alors plein à craquer et aussi bruyant qu'une cantine scolaire.
- Cher monsieur, loin de moi l'idée de paraitre grossier mais si je ne vous ai pas répondu avant c'est que, dans la vie, il y a des choses sacrées.
Marc venait de parler à son voisin de manière polie mais affirmative. Surpris, son interlocuteur en avait recraché une partie du café contenu dans sa bouche.
- Pour moi, lire mon journal et l'A.S. Saint-Etienne sont de ces choses. Aussi il y a des sujets avec lesquels on ne plaisante pas. En tout cas pas avec moi.
Le type essuyait sa bouche, interloqué mais tout de même content que cet homme, si silencieux depuis tout ce temps, daigne enfin s'exprimer. L'étonnement passé, il se mit à sourire.
- Eh bien mon ami je suis vraiment désolé. Je me rends compte à quel point j'ai été rustre ! Pour me faire pardonner je vous offre la tournée.
- Je ne dis pas non.
- Alors c'est un oui ! Patron, deux mousses sans faux cols s'il vous plait !
Le barman sourit et s'exécuta.
- Bon alors sérieusement, maintenant que j'ai toute votre attention, ça va être dur pour les Verts ce soir non ?
Marc prenait son temps pour répondre. Il savait que la plupart des gens donnaient les Verts perdants ce soir. Cela l'agaçait. Il prit une bonne rasade de bière et reposa doucement son verre sur le zinc. Puis il dit :
- Franchement, tout est possible dans le football. Et rien n'est impossible pour les Verts alors …
Il n'avait pas envie d'argumenter des heures, ni d'expliquer à un inconnu pourquoi, selon lui, Liverpool allait “vite déchanter ce soir et n'aura qu'une envie, celle de retourner jouer à la baballe sur leur île.” Une réponse convenue et plutôt évasive devait lui éviter cela. Mais son voisin renchérit :
- Oui c'est vrai on ne sait jamais. Et peut-être que Malherbe va être champion de France cette saison ! Ha ha ha.
Et il partit dans un grand éclat de rire, renversant un peu de sa bière sur sa main et sur le comptoir. Marc garda son calme, bien qu'il sentait que cela commençait à bouillonner en lui. Il ouvrit tranquillement la fermeture éclair de son anorak, l'enleva et laissa apparaitre un maillot de l'A.S Saint-Etienne. L'autre faillit s'étouffer dans son rire. Il dit :
- Oh merde ! Vous êtes de Saint-Etienne ?
- Non.
- Quoi “non” ?! Vous y avez habité ? Vous y êtes né peut-être ?
- Non, même pas.
- Bah alors pourquoi les supporter ? Pour la nostalgie de “La Grande Epopée” ?
Marc sentit le ton moqueur de cette dernière question. Il but à nouveau une gorgé et dit :
- Laissez tomber, vous pouvez pas comprendre.
- Ah mais pourtant j'aimerais bien, comprendre ! Me dites pas que vous êtes comme tous ces crétins fans du PSG, qui n'ont jamais mis un pied à Paris ni même au Parc des Princes, mais qui quitteraient femme et enfants pour suivre leur “équipe favorite”, au nom de je-ne-sais-quel prestige ?
S'en était trop pour Marc. Il prit une grande respiration et se lança :
- Très bien cher monsieur, vous voulez comprendre ? Alors voici : mon père, lui, est un Stéphanois pure souche. Il est né et a grandi là-bas. Sa famille, ses amis, même ses ennemis sont des Stéphanois, des vrais, du terroir. Un jour, il a rencontré ma mère, une normande, qui travaillait alors dans une boulangerie. Ils se sont mariés très vite et, presque aussi rapidement, ont eu deux enfants, mes frères. Mais après dix ans de vie commune passés dans la Loire, elle voulait revoir sa Normandie, ma maman. J'étais dans son ventre à ce moment là. Elle disait qu'elle aimerait que ses enfants connaissent aussi sa région natale, qu'ils créent des liens avec leur famille normande. Alors, à contrecœur il faut l'avouer, mon père a accepté de quitter Sainté. Du coup je suis le seule de la fratrie à être né ici, à Caen.
- Et vous n'êtes jamais retourné à Saint-Étienne avec vos parents ?!
- Eh non car mon père, cet idiot, avait un gros défaut à l'époque : il était joueur. Quand je dis joueur je veux dire qu'il aimait bien parier. Évidemment, il a fait des tonnes de paris sur les résultats des Verts, à l'époque ! Mais il pariait aussi sur tout et n'importe quoi : “je te parie que je vais avoir une fille ; je te parie que le feu passe au vert dans sept secondes ; je te parie que je pisse plus loin que toi ; je te parie que je mange plus de bugnes que toi …” Il ne s'arrêtait jamais de parier.
- Et donc ?
- Et donc mon père a fait LE pari de trop. Ou le pari stupide disent certains. Je suis de ceux-là. Que je vous explique : quand ma mère a demandé à mon père de quitter Saint-Étienne, c'était en 1982, l'année de ma naissance. Cette année-là, les Verts se tiraient la bourre avec Monaco pour gagner le championnat et ce, jusqu'à la dernière journée. Et mon père, évidemment, a parié sur le résultat final. Pour lui, sans aucun doute, les Verts allaient coiffer Monaco au poteau, avec en prime un triplé de Platini pour conclure. C'était sa dernière saison à Sainté à celui-là, avant de partir à la Juve. Platoche qui partait aussi de Saint-Étienne, en même temps que lui, mon père y a vu un symbole. C'était déjà un grand joueur le Platini, et mon père l'adulait. C'était son chouchou, son “protégé” comme il l'appelait. Papa avait donc toute confiance en Platini et ses co-équipiers. Aussi il a voulu parier sur eux. Et devinez avec qui il a parié ?
- Hum … je sais pas … attendez …
- Avec ma mère ! Il a parié avec ma mère, ce tétareau !!
- Avec votre mère ?! Mais parié quoi ?
- Il était pas très chaud pour quitter sa région, ça, c'est le moins que l'on puisse dire. Alors il a tenté le tout pour le tout. Il a dit à ma mère : “Ma chérie, je te parie que les Verts vont gagner le championnat cette année et faire pleurer les monégasques ! Si je gagne, on reste ici. Si je perds, je promets de ne plus mettre les pieds dans cette ville jusqu'à ce que Platini porte à nouveau les couleurs de l'A.S.S.E ! Alors, tu paries ?” Ma mère n'aimait pas vraiment le voir faire ses paris stupides, alors y participer vous imaginez quelle tête elle a tirée ! Elle n'a pas répondu tout de suite, malgré la forte envie de l'étrangler avec ses bretelles. Elle a réfléchi un moment. Mon père, pour la provoquer, lui disait : “Allez quoi, fais pas ta crainteuse !” Et finalement ma mère a accepté. Elle savait que c'était dur pour lui de laisser sa région, sa famille et ses amis, alors elle s'était dit qu'en jouant son jeu, cela lui donnerait un petit espoir de rester à Sainté. Elle m'a avoué bien plus tard que de toute façon, elle serait retourné en Normandie, même si elle avait perdu le pari. Parce que oui ! C'est ma mère qui l'a gagné ! Cette année-là, les Verts sont arrivés deuxième, derrière Monaco, à un petit point seulement. Un petit point !! Mon père était effondré. Il s'est enfermé dans sa chambre pendant une semaine avant d'en sortir. C'était son dernier pari.
- Et alors, il l'a respecté ? Il n'est jamais retourné à Saint-Etienne ?
- Est-ce que Platini a porté les couleurs des Verts après la Juve ?
- Euh non, à ma connaissance non.
- Alors mon père n'est jamais retourné dans sa ville.
- Oh la vache, c'est dur ça !
- Il est comme ça mon père, une tête de mule ! Pour lui un pari c'est sacré. Ses engagements aussi. Y a rien à y faire. C'est beau et idiot à la fois.
- Mais pourquoi vous n'y êtes pas allé sans lui ?
- Fouilla ! On a bien essayé avec mes frères ! Mais le paternel nous l'a formellement interdit. “Moi vivant, personne, je dis bien personne de cette famille ne mettra les pieds dans cette ville !”.
- Quel c.. ! Je veux dire : quelle tête de mule !
- Quel bazut oui ! Du coup, avec mes frères, par respect pour lui, on s'est promis qu'on irait seulement quand il sera mort. De toute façon on sera bien obligé, puisqu'on l'enterrera là-bas. Mais en attendant, Stéphanois, je le suis corps et âme. A la maison, depuis que je suis tout gamin, on respire Sainté, on mange Sainté, on parle Sainté, on vit Sainté. Saint-Étienne, je l'ai dans mon sang, dans mes gênes, je le sens tous les jours, ça ne s'explique pas, c'est comme ça. Un jour j'irai là-bas. Ce sera mon pèlerinage à moi. Et qui sait, avec un peu de chance, peut-être que j'y finirais mes jours.
- Eh ben quelle histoire !
Ils burent en même temps une gorgé de bière, silencieux. Marc se concentra à nouveau sur son journal. Il tourna la page. Sur la suivante, l'article traitait de la prochaine finale de la Coupe de France, opposant Marseille à Bordeaux.
Le voisin de Marc s'écria :
- Ah ça c'est une équipe ! ça c'est un club ! Marseiiilllle !
- Vous êtes de là-bas ? Vous n'avez pas l'accent en tout cas ?
- J'y ai jamais mis les pieds.
- Bah alors, pourquoi vous les supportez ?
- Ah vous pouvez pas comprendre …
Jette un coup d'oeil à mon histoire si tu as le temps... histoire quasiment vraie, j'aimerais savoir ce que t'en pense....merci
· Il y a presque 10 ans ·mikmirak
Histoire vraie ou inventée? En tout cas une belle histoire bien écrite..
· Il y a presque 10 ans ·mikmirak
Merci mikmirak ! Histoire inventée, avec un petit clin d'oeil à la ville de Caen, d'où je suis originaire. Le point commun avec mon personnage (je ne devrais peut-être pas le dire) c'est que je ne suis jamais allé à Saint-Etienne :)
· Il y a presque 10 ans ·boulbi