Zero Absolu

Wilou Riamh

Il fait froid. J'ai les yeux encore fermés et je frissonne. J'ai comme les paupières collées. Le givre pique mon nez. Je réalise alors que j'ai encore passé la nuit dehors. Je bouge légèrement. Je me sens raide, faite dans du bois. Pantin figé. Je prends une profonde inspiration. Je ne veux pas ouvrir les yeux. Parce que je sais trop bien ce qu'il y a quand j'ouvre les yeux. Les lumières me guêtent.

Je finis par m'étirer. Mes articulations émettent des craquements sonores. J'ouvre mes poigs, les bras écartés. Profonde inspiration. L'air glacé s'infiltre dans mes poumons. Même mes veines semblent sentir cette température polaire.

Je me le lève doucement. Mes vêtements sont humides, j'ai encore dormi dans la neige.

Il me faut ouvrir les yeux. Je connais le plan par coeur, ma tête est une cité. Mon cerveau est grille routière. Chaque souvenir est rangé à une adresse précise. Je n'ai pas besoin de voir. Je n'ai pas besoin d'ouvrir les yeux.

J'en suis convaincue.

Peut-être.

Il n'y a que le vent qui joue sa douce mélodie autour de moi. Il souffle, carresse ma peau. Un amant glacial. Je n'ai qu'une veste de jean, il me transperse.

Je sens ses mains essayer de s'emparer de mon coeur, resserrer son étreinte. Il veut me voir suffoquer, supplier.

Alors j'ouvre les yeux. Je suis dans une maison de verre. Les lumières m'encerclent. Elles tournent autour de moi, elle grincent des dents, ce bruit insupportable.

Et ça brille tour autour. Les reflets se moquent de moi. Ils piquent, me pénètrent, s'enfoncent dans ma chair. Ma peau est une couche de cristal que mon cri ne parvient pas à briser.

On m'enchaine. C'est comme des lames de rasoir. Le verre se remplit de vin.

Je n'aurais pas dû ouvrir les yeux, c'est ce qui arrive quand ils captent nos regards, quand ils entrent dans nos têtes. Ils prennent possession de la carte, la raturent, la biffent, la froissent, la déchire. Tout le monde déménage. Et je ne sais plus où j'habite. A chaque fois que je referme les yeux, le soir, j'ai oublié mon adresse.

Mes souvenirs s'envolent dans le froid, ils forment des silhouettes blafardes à l'ombre des gratte-ciel qui nous gouvernent. Et les reflets les embrassent, les violent.

J'entends leurs rires. J'entends les contacts de mes synapses. C'est du morse. Les phares au loin guident les naufragés. Sémaphores oubliés. Pièges méticuleux.

Alors je reste là, immobile, pieds et poings liés, attendant la délivrance, le jour où je me souviendrai. Ils disent que ce sera l'heure de rentrer, de dormir dans mon lit, de retrouver la chaleur. Ils ne veulent que ma mort.

Je veux fermer les yeux, fermer les yeux, et m'endormir dans la neige. Le zéro absolu est mon seul ami.

Il reste en ma compagnie, le soir, me berce de ses mots de cire. Me fige dans le néant. Corrige les cartes, les plans, les réseaux. C'est ici que je suis en sécurité. Loin des lumières de la ville. Je ne veux que des lampions vacillants.

Les vagues se brisent à jamais. On me dit que c'est la fin. Mais tout recommence. Je m'endors dans la neige encore une fois. J'ai si froid. Le givre pique mon nez. Mes paupières sont collées.

J'oublie les reflets des phares sur mon âme atrophiée.

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