10parition

clemence-leasther

Une nouvelle nuit. Dans la ville, le scintillement bleuté des écrans de télévision anime les rues, suit les courbes d’un rideau, danse avec la lune à la surface de petites flaques de pluie éparpillées. Les chats ont pris possession des impasses et des jardins. Le vent rapporte parfois le vrombissement étouffé d’une voiture égarée.

Aurélien se tient droit au milieu du salon, ses rares mouvements trahissent son angoisse. Aujourd’hui, il n’est pas sorti. Il a occupé son esprit en s’attelant à quelques menues tâches. Il a désherbé au pied du magnifique rosier qui borde l’entrée de sa maison et a maladroitement réparé cette fenêtre qui ferme mal depuis plusieurs semaines.

Mais lorsque la clarté s’enfuit, elle emporte avec elle les fils protecteurs de la raison. L’obscurité l’enveloppe et réveille ses peurs.

Il hésite. Doit-il fuir ?

Chaque parcelle de son corps lui rappelle sa vulnérabilité. Un frisson lui effleure le dos et longe douloureusement sa colonne vertébrale. Une sueur froide lui glace le haut du front.

Il veut raisonner, trouver une issue. Il sent ses pensées lui échapper.

Il sait mon arrivée imminente.

Dans 2 heures et 10 minutes, il sera minuit et nous basculerons dans ce nouveau jour, le 10 octobre 2010. 10 10 10 – une évidence pour nos retrouvailles, un rendez-vous inscrit depuis plus de 15 ans. Depuis ce jour où il a décidé de me trahir. Depuis ce jour où il m’a fait disparaître. Mais aujourd’hui, le doute qui le hante et écrit ses cauchemars deviendra certitude : ils ne m’ont pas tué. Je reviens pour me venger.

Il me sait proche, là, quelque part, si près de lui et encore invisible. Je l’observe, tapi dans l’ombre, prêt à surgir. J’attends l’heure.

Après quelques minutes de quasi immobilité, Aurélien semble se ressaisir. Il se dirige vers le bar, se sert un whisky et, choisissant les mêmes armes que lors du dernier affrontement, il saisit un bloc et un stylo. Il veut témoigner, dénoncer à nouveau. Il s’assoit à genoux sur le tapis grenat et courbé sur la table basse, il commence à écrire frénétiquement.

Il raconte notre rencontre à l’école primaire, notre complicité, une amitié fusionnelle. J’étais discret, toujours derrière. Les autres ne voyaient que lui, bon élève, curieux. Pourtant c’est moi qui avais les idées. Avec lui, j’osais imaginer les plus incroyables expériences. Avec moi, il dépassait ses craintes, il se voyait téméraire. Il m’écoutait, exécutait, osait rarement une contradiction. Ensemble, nous grimpions aux arbres jusqu’aux branches les plus frêles, traversions la voie ferrée lorsque les rails sifflaient.

Nous étions les deux seuls membres d’un club secret, les « 10ciples du malin ». Inspirés par les confréries du moyen âge, on se rêvait chevaliers ou apprentis biologistes. Nous fabriquions des pièges destinés à capturer toute sorte de petits animaux. Dans une cabane de chantier abandonnée, nous avions aménagé un laboratoire de dissection.

Pendant que certains s’abreuvaient de Disney, nous cherchions à comprendre la mécanique des corps.

J’étais passionné.  

J’aimais observer les derniers battements d’un cœur en pleine lumière, fendre un estomac et découvrir des restes de repas en cours de transformation. Chaque nouvelle surprise m’éblouissait.

Aurélien, lui, montrait moins d’enthousiasme. Il essayait de discuter mes consignes. Un après-midi, il feint une maladresse pour libérer un chat que je me réjouissais d’étudier. S’en suivi une dispute violente qui laissa Aurélien désemparé et, je le crus, servile.

Je ressentais les luttes qui s’opéraient dans sa conscience, mais je pensais cette période de faiblesse passagère. Jamais je n’avais imaginé qu’il puisse trahir notre secret.

« Racontez une journée hors du commun » c’était le sujet de la dissertation.

Lorsque la maîtresse, Madame Nemur, demanda à Aurélien de lire sa copie à la classe, j’eu immédiatement le pressentiment de la trahison. Il se leva lentement, sans lâcher le bord de la table. Il s’y agrippait comme au bastingage d’un navire, qui voit venir l’œil du cyclone. D’une voix hésitante, il annonça le titre « Jeux Interdits » et plongea.

Dissimulé sous le masque de l’élève modèle, j’enrageais.

Après quelques phrases, n’y tenant plus, j’interrompis Aurélien et repris la lecture à sa place. Je devais savoir tout ce qu’il avait dévoilé. Mon rythme s’accéléra pour atteindre l’inaudible. Je crachais les mots en un flot ininterrompu.

Aurélien était tétanisé, comme absent. Pour une fois c’est moi qu’on regardait. Mais il n’y avait aucune bienveillance, aucune reconnaissance dans ces regards, seulement de la stupeur. Et j’ai hurlé.

Tout est allé très vite.

J’ai été maîtrisé et endormi à coups de médicaments. Exclu de l’école, on m’empêcha d’approcher Aurélien.

C’était il y a plus de 15 ans.

Depuis, Aurélien est devenu un bel homme. Grand, brun, il conserve dans le regard, pour qui sait l’interpréter, la marque de notre rencontre. Cette cicatrice étrange séduit les femmes qui le croisent. Solitaire, il a lié peu d’amitiés et aucune véritable relation amoureuse. Il vit seul dans cette maison où je m’apprête à pénétrer.

Depuis plusieurs jours je rôde autour de lui, je l’observe. Plusieurs fois, je suis passé par cette fenêtre entrouverte qu’il ne réussit pas à fermer. Pendant son sommeil, je me suis glissé près de lui. J’ai chuchoté mon impatience à son oreille. J’ai erré dans la maison. La nuit dernière, j’y ai déposé les outils de nos mortelles retrouvailles.

Il est minuit. Aurélien dépose son stylo et tend le bras en direction de la bouteille de whisky. Je suis là.

Il se redresse d’un bond. La bouteille se renverse. Il se précipite vers la porte. Je suis déjà dans le vestibule. Des ombres gigantesques dansent sur les murs. Il tente de s’échapper et fait basculer la lampe posée sur le secrétaire en bas de l’escalier. Je souris. Il s’élance et gagne le premier étage. Sa chambre sera son refuge. Dans l’embrasure, la main sur la poignée, comme foudroyé, il s’immobilise. Les lumières de la nuit projettent sur le lit le dessin rectangulaire de la fenêtre. Au centre, flotte l’ombre menaçante de la sentence, la ligne nette d’une corde. Aurélien lève les yeux sur la poutre, redescend le long du cordage, s’arrête sur le nœud coulant et retombe sur la chaise placée entre le lit et la fenêtre.

Je suis à ses côtés

Il tremble. Toute lutte est vaine.

Je l’invite à s’avancer. Lentement, il monte sur la chaise. Une larme coule sur sa joue. La corde glisse sur son visage. Il a disparu avant que la chaise ne bascule.

Entre les mêmes murs quelques heures plus tard, des paroles étrangères résonnent.

-          Ca a tout l’air d’un suicide. Mais pour une fois, on a affaire à un original. En guise de lettre d’adieu, il a laissé un message codé sur la table basse du salon inondée de whisky. Si vous y comprenez quelque chose. L’écriture est illisible. J’arrive seulement à lire quelques mots tout aussi mystérieux, disposés sur la feuille comme sur un tableau d’art moderne :

10cret…10CIPLES…10section…10ney…10cuter…10pute…10sertation…10simulé…10PARU… 10 10 10 

Un fondu d’informatique ? Le 1, le 0, le tout, le rien ? être ou ne pas être ? moi, des messages comme ça, ça me rend artiste.

Enfin, je transmets au service pour qu’ils poussent un peu la recherche. On ne sait jamais.

Venez, je vous présente Madame Tennet, qui a découvert le mort ce matin en venant faire le ménage.

-          Bonjour Madame

-          Bonjour

-          Vous connaissiez bien Aurélien Delorme ?

-          Depuis qu’il était gamin. Quand il a commencé à avoir ses problèmes, je faisais le ménage chez ses parents. Il me faisait un peu peur mais comme j’appréciais les parents, je suis restée et après leur disparition, j’ai continué à venir.

-          Quels problèmes avait-il enfant ?

-          Son démon. Et c’est sûrement lui qui est revenu. Même 15 ans après, c’est sûrement lui. Un jour, en classe, il avait 10 ans, il s’est mis à parler bizarrement. Tous les enfants de sa classe ont été choqués. Ils ont dû faire venir un psy et tout. Il était possédé.

nouvelle primée 6ème du concours de nouvelles adulte du 10ème Festival Mauve en Noir - avril 2011

(Festival très très agréable, ambiance conviviale, auteurs invités très accessibles, trop de bons livres - je pense avoir de quoi lire jusqu'en 2020, du noir bonheur !

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