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hieros

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Il avait entendu des rêveurs parler de mondes où la mort était une libération. Pas sur Terre. Depuis 500 ans maintenant, les humains avait traversé l'ultime rideau et exploré la vie après la mort. Comme sur la Lune au 20e siècle, les missions avaient tourné court. Comme sur la Lune, il n'y avait rien ici, sinon une immense chape de douleur qui plongeait la conscience dans du métal en fusion. Les expériences avaient été répétées, contrôlées, confirmées : personne n'échappait à la souffrance absolue qui s'emparait des êtres à la seconde où ils perdaient la vie. Une souffrance aussi intense qu'éternelle. Au bout de son destin, chacun était voué à pousser le cri de Munch pour l'éternité. Pour la première fois dans l'histoire des humains, un savoir avait déprimé leur planète. Non seulement les scientifiques avaient cessé de s'intéresser au sujet mais on en avait vu certains se perdre, prostrés et hagards, dans une peur qui leur coupait le souffle. Une peur qui avait gagné du terrain. Lentement, d'abord. 50 ans après cette découverte, des milliards de terriens en étaient encore ignorants ou restaient incrédules. Pendant des siècles, les religions avaient distillé l'espoir d'un après qui compenserait les misères du présent. Les terriens s'étaient fait toute une philosophie pour apprendre à mourir en pensant qu'il s'agissait seulement de cesser d'exister : ils ne s'étaient jamais préparés, en plus, à hurler de douleur jusqu'à la fin des temps.

Personne ne pouvait échapper à cette mort qui ressemblait si peu à l'idée que les hommes s'en étaient faite pendant 20 000 ans. Enckee le savait mieux qu'un autre. Il faisait partie des Mind Guards, une spécialité médicale apparue avec la découverte de ce qu'était la vie après la mort. Quand les terriens n'avaient plus la chance de mourir brutalement, la terreur envahissait leur cœur avec l'âge. Ceux qui tombaient dans la folie finissaient en suicides absurdes, hâtant la plongée tant redoutée dans l'enfer éternel. Les autres perdaient leur souffle et leur sommeil. La terreur se nourrissait de leurs forces et finissait par les tuer, tous. Même les plus forts. Certes, ils tenaient plus longtemps. Mais, dans les derniers instants, c'était toujours les mêmes yeux qui se figeaient, consumés par l'horreur de la révélation. On ne pouvait pas laisser les gens mourir comme ça. On ne pouvait rien faire non plus pour leur éviter le pire. La mort ouvrait brièvement sa porte et les happait. Ils étaient alors déchiquetés à chaque seconde de l'éternité par le trou noir lové au cœur de la mort. Les Mind Guards accompagnaient ces êtres qui perdaient la raison à l'idée de perdre la vie. On les appelait les « finissants ». Chacun était, évidemment, assuré de devenir un jour ou l'autre un « finissant » : au dernier jour, à la dernière heure, à la dernière seconde peut-être mais aucun être humain ne passait sans y laisser sa raison comme on laisse ses chaussures à l'entrée d'une mosquée. Heureusement, si la médecine avait découvert le monde de la mort, elle avait aussi parfaitement exploré celui de la vie. Enckee avait 44 ans, il était très jeune. Quand la mort était devenue la pire des menaces pour l'homme, tous les budgets scientifiques avaient été réorientés vers la santé. La mortalité avait chuté et on vivait désormais jusqu'à 300 ans avec un corps auto-régénéré depuis l'adolescence. Personne, cependant, n'avait encore réussi à franchir le mur invisible qui séparait encore l'homme de l'éternité. A la fin de leur troisième siècle, les humains étaient tous inévitablement atteints d'une dégénérescence rapide qui les emportait en quelques mois. Au-delà de cette barrière tricentenaire, la médecine restait sans effet, d'autres lois semblaient régir le vivant. La mort avait perdu quelques batailles mais pas la guerre. 

En équipe avec Enckee, il y avait ce vieux, Pep, qui racontait toujours des histoires de bonnes femmes :

- Ca faisait longtemps que j'avais pas bandé pour une femme, j'avais fini par bander pour une idée ! qu'il répétait.

Enckee ne comprenait pas tout. Mais il le suivait partout : c'était le chauffeur de la Bend, l'ambulance spéciale pour les cas les plus extrêmes de démence prémortelle. Pep avait reçu, comme tout le monde, le traitement XYZ qui assurait la parfaite longévité de l'organisme jusqu'à la trois centième année. Mais lui avait refusé les vaccins antivieillissement. C'était son droit. Ils étaient comme lui quelques centaines d'illuminés sur la planète qui avaient encore des principes. On les appelait les vieux, les seuls êtres humains qui faisaient leur âge. Ils avaient une vertu sociale : promenant leur usure apparente, ils rappelaient à chacun à quoi il avait échappé. Chauves pour la plupart, sharpey ridés pour les plus maigres, bouddhas luisants pour les autres, tous avaient conservé un organisme jeune qui s'accommodait sans peine de ces peaux mal taillées.

- Suite à un grave quiproquo avec mes parents quand j'étais môme, j'ai longtemps cru que la vie était belle. Les cons ! M'en serait mieux sorti si j'avais été orphelin, j'aurais été au parfum à temps ! braillait Pep à Enckee en précipitant la Bend dans la marée automobile qui les séparait de leur prochain finissant.

- Toujours pensé que les autres méritaient mieux que moi. Curieux, non  ? Tout pour les autres, rien pour moi, sinon comme imposteur toujours sous la menace d'être démasqué. J'en suis parfois devenu fumiste : quelle importance ? Si on me prenait au sérieux, c'est qu'on n'était vraiment pas sérieux. J'ai donné le change, joué le jeu, bon élève toujours pour que personne ne voit que j'étais sans fond, désintégré, flottant, transparent… Mais bon, les autres non plus n'aiment pas être démasqués : si on est que ce qu'on est, où va-t-on ? C'est comme ça, je crois, que j'ai raté ma route.

Ca rasait Enckee parfois, ces histoires de sortie de route et de passage entre les gouttes. Echapper à son destin biologique et social n'était plus une menace depuis au moins 500 ans. Ce que chacun faisait était ce qu'il faisait de mieux au monde. On avait d'ailleurs le droit de ne pas prendre en compte les orientations des services GenesiS. Cela se produisait régulièrement mais, généralement, les sceptiques ne mettaient pas plus de 50 ans à se convaincre de la supériorité des conseils du système sur leurs tentatives d'être autre chose que ce qu'ils étaient. Qu'as-tu fait de tes talents ? Les services GenesiS avaient définitivement rendu la question caduque.

La dernière guerre avait eu lieu en 2335. Ce qu'on appelait alors le Moyen-Orient avait été vitrifié et la zone désormais interdite ne vivait plus que des gisements de lithium encore exploités par des robots. Pendant les trois siècles qui s'étaient écoulés avant l'affrontement direct, mille torrents de haine avaient gonflé le ventre du désert.  Le monde entier avait soufflé des braises ou tenté de régler le conflit israélo-arabe. Dix fois, la crise avait été éteinte avant que les doigts n'appuient sur les boutons rouges. Mais, à croire que la Terre s'était lassée, elle avait paru laisser filer la dernière crise. 350 ans de conflit et de morts avaient pris fin en quelques heures. Personne n'avait rien vu venir. Une erreur technique, un détail logique avait grippé les scénarios de tous les états-majors. Les ordinateurs avaient poussé les simulations jusqu'à une énergie de 750 Mégawatt déployée par les boucliers israéliens pour atomiser 500 missiles.  Mais, quand 10 000 missiles perses s'étaient heurtés au dôme de protection au dessus de la Syrie, rien n'avait fonctionné comme prévu. Certes, les missiles avaient bien été arrêtés dans leur course. Mais ils avaient explosé en même temps que les générateurs des boucliers enfouis dans les sables. Le souffle nucléaire s'était étendu des rives de la méditerranée à celles du golfe persique, des frontières de l'Egypte à celles de la Turquie. Des milliards de tonnes de sable avaient été vitrifiées en quelques secondes. Des villes et des pays qui avaient existé ici, il ne restait rien qu'un immense reflet glacé du soleil, un sol de verre visible depuis l'espace : 500 millions de morts étaient figés sous ce linceul. Avec eux, le reste de l'humanité avait décidé d'enterrer également les religions et toutes les croyances qui avaient failli la conduire à sa perte. On savait maintenant à quoi s'en tenir sur l'après-vie, le doute ne pouvait plus profiter à personne. Tout le système politique et social qui régissait maintenant la vie sur la planète avait été conçu pour poser une chape de béton définitive sur la tombe de toutes les croyances. Dans l'intérêt de l'humanité, au nom de son bonheur sur Terre pendant cette courte vie avant la souffrance éternelle, le gouvernement mondial avait même créé un service spécial, chargé de surveiller tout signe de début de résurrection des croyances. Ce n'était pas un service secret mais discret dont tout le monde pouvait connaître l'existence. Sa création avait été approuvée par le Parlement des Continents. Il était le gardien des hommes, celui qui veillait à réserver le doute et la folie aux seuls finissants.

Le halo laser avait vibré avant de se dissiper, réveillant Enckee de sa nuit moléculaire. Durant les six dernières heures, comme toutes les nuits, son corps avait été figé dans un espace sans temps. Tout le monde disposait maintenant de ces halos lasers qui facilitaient l'arrêt du vieillissement des cellules. On sombrait dans l'inconscience en une seconde et on était réveillé aussi vite, jamais épuisé, l'esprit aiguisé. Une fois, coincé en plein désert après une panne, Enckee avait été obligé de dormir comme les premiers hommes. Personne ne lui avait jamais appris comment faire. Il avait passé la nuit à se retourner sur sa couche de sable. Il avait peu dormi. Et raté l'heure habituelle de son réveil, à 8 heures. C'est la chaleur du soleil qui l'avait rappelé au monde. Il avait découvert la sensation d'épuisement. Ses muscles répondaient mollement et sa tête pesait. Il avait d'abord cru avoir attrapé la fièvre du désert. Mais, comme à tous les bébés de trois jours, on lui avait injecté le vaccin omega, bouclier universel et permanent contre toutes les maladies transmissibles sur Terre. Non, c'était simplement son corps qui n'était pas habitué au sommeil naturel. Après une heure de marche, Enckee avait retrouvé son tonus. Ce matin, pourtant, il repensait à cette nuit dans le désert. D'où lui venait cette sensation de fatigue encore jamais ressentie après une nuit dans un halo ? Il fonctionnait au ralenti. Son cocktail vitaminé lui avait échappé des mains et avait roulé sous la couche en kevlar tressé que surplombait le rayon du halo. Il s'était penché avec effort pour récupérer son gobelet. Il était bien là. Mais il y avait aussi deux yeux bleus qui le fixaient.

C'était une petite fille. Blonde et sale, à croire qu'elle avait pris un bain dans une cuve de fuel. Il la dévisageait et elle lui répondait par de petits gémissements étouffés. Il lui avait tendu la main, elle n'avais pas réagi. Il s'était relevé, attendant qu'elle veuille bien s'extraire de sa cachette.

- Sors, tu n'as rien à craindre, avait-il murmuré avant de s'éloigner vers la cuisine.

Il avait téléchargé un nouveau fichier d'omelette aux herbes et le fumet qu'il sentait indiquait que l'improduction venait de s'achever. Il récupéra le plat dans l'improductrice 3D, plaça deux assiettes sur la table, se servit et commença à manger. Une léger froissement dans la chambre : il sut que la petite fille était sortie de son trou, attirée par l'odeur qui avait envahi la cuisine.

- Viens, mange ! lui lança-t-il sans se retourner.

Elle se glissa face à lui. Il lui versa le restant de l'omelette dans l'assiette. Empoignant la matière jaune avec ses mains, elle se goinfra comme un chien affamé.

- Comment tu t'appelles ?

 - Cheremialch, entendit-il entre deux bouchées.

- Pardon ? 

La petite fille cessa de mâcher, déglutit et répéta :

- Jérémial.

Il la laissa terminer et se leva pour chercher une serviette de bain.

- Tu vas prendre un bon bain et nous parlerons ensuite, ok ? 

Après un hochement de tête, la petite fille avait filé vers la salle de bain.

- Qui es-tu ? Comment es-tu arrivée ici ? Où sont tes parents ?

Sans répondre, elle lui avait tendu une carte magnétique. Il l'avait glissé dans le contrôleur de sa porte : elle fonctionnait.

- Qui t'a donné cette clé ? Qui ? 

- Maman.

Mais elle est où, ta maman ?

-  Elle est morte.

- Mais c'est impossible ! Si tu étais orpheline, on t'aurait tout de suite attribué une autre famille de remplacement. D'où viens-tu ? Où vivais-tu avec ta maman ?

- A Nagari.

Une vague glacée parcouru le dos d'Enckee et frissonna dans sa nuque.

- Na-ga-ri ? répéta-t-il, tétanisé.

La dernière fois qu'il avait entendu parler de Nagari, c'était en 2098. Le 6 juillet, à 18h15. Il s'en souvenait parfaitement parce qu'à cette seconde même, Eris était sortie de sa vie. Il l'avait aimée à en déplacer des montagnes. Pendant les deux ans qu'ils avaient passé ensemble, chaque minute avait été intense. Sans le faire exprès, Eris, de tout son être, lui parlait de quelque chose qui le dépassait et le fascinait. Il n'avait aucune idée de ce dont il s'agissait. Mais il en avait une perception très claire lorsqu'il lâchait son sperme en elle, au milieu de leurs cris mêlés. Quelque chose là avait à voir avec la destinée, il le pressentait. Et ne l'en aimait que davantage. Mais il y avait eu cette rencontre. Comme lui, elle avait suivi tout le cursus universitaire et médical pour devenir Mind Guard. Comme lui, elle avait accompagné des dizaines de finissants avant de croiser Elam. Elam venait de fêter ses 300 ans et la Confédération lui avait assigné d'office un Mind Guard. Mais il ne semblait pas en avoir besoin : son visage restait serein, son ton calme et il ne manifestait aucun des signes d'anxiété démentielle qui apparaissaient d'habitude au fil des derniers mois. Après avoir partagé son premier étonnement avec Enckee, Eris s'était renfermée et il n'avait pas réussi à comprendre ce à quoi elle devait faire face. Un soir, elle était rentrée le visage cireux. Elam était parti. « En souriant » avait-elle lâché en se laissant tomber dans le fauteuil de massage. C'était incroyable. Comment un homme pouvait-il sourire au moment où allait commencer la douleur éternelle ? Ce n'était jamais arrivé. Du moins à sa connaissance et c'est pourtant un sujet qu'il avait parfaitement exploré à l'Université de la Fin. Il avait roulé un joint de fleurs de lune et lui avait tendu pour l'aider à se détendre.

- Juste avant de mourir, il m'a regardée et il a dit : à Nagari, la douleur meurt, tout meurt, sauf la mort. Tu comprends toi ? 

Toutes les expériences avaient été tentées. Même les sondes lancées dans la mort d'individus disparus avant 2 500 avaient rendu le même rapport : douleur absolue, souffrance intégrale, intensité maximale et parfaitement constante au fil des siècles. Rien n'indiquait que l'horreur pouvait prendre fin. Rien.

A compter du jour suivant, Eris avait changé.  Elle était devenue lointaine. Et leurs étreintes s'étaient espacées. Beaucoup trop à son goût. Un soir, il était rentré plus tard qu'elle. Nue sous la lumière tamisée rouge, elle lui avait sorti le grand jeu. Ils avaient fait l'amour jusqu'au milieu de la nuit. Il se souvenait parfaitement avoir joui en elle comme si sa vie en dépendait. Le lendemain, 6 juillet, 18h15, il avait reçu d'elle un holomail. Elle était désolée. Elle devait partir à Nagari. Elle ne pouvait donner aucune explication. Elle lui souhaitait d'être heureux. Elle l'aimait. Il était resté assommé, longtemps. Puis il avait cherché, appelé partout : elle avait disparu de tous les écrans radars, y compris chez les Mind Guards. Personne n'avait jamais entendu parler de Nagari : Eris était partie pour nulle part. Un manque atroce avait d'abord déchiré l'âme d'Enckee puis les années avaient recouvert son cœur de poussière et d'oubli.

Et voici qu'une petite fille faisait revenir Eris dans sa vie avec la violence d'une bombe. Cette clé, bien sûr, c'était celle d'Eris.

(à suivre)

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