A chacun son chat!

Elsa Saint Hilaire

A chacun son chat

 

Arsène secoua sa fourrure électrisée par la foudre. Il se sentait bizarre, mais une rapide inspection lui ôta toute espèce d’inquiétude. Il était aussi intact qu’un greffier châtré pouvait l’être. Il finit par se demander s’il n’avait pas inventé dans sa petite caboche l’orage fulgurant qui avait fondu sur le bourg. Lorsqu’il déboucha à l’angle de la maison du Sénéchal et de la rue Serpentine, il repéra immédiatement une silhouette familière sur les marches du perron de la maison du Maire. Jules faisait partie des amis de son maître vétérinaire et venait parfois « taper la belote » le samedi soir après la fermeture du cabinet. Les deux compères terminaient généralement la soirée en sirotant un calva, pendant que s’enchainaient en arrière-plan musical les Best Of surannés des années soixante. Rassuré et confiant, Arsène se mit à ronronner et se glissa le long des soubassements de pierre calcaire à l’usure dentellière pour le rejoindre. C’est alors qu’il vit le vieux cantonnier porter la main à son front, glisser lentement en arrière, puis son corps se ployer comme un pantin désarticulé.

« Je me sens bien… » pensait Jules, dans un état semi-comateux. Le malaise avait dissipé l’angoisse et les secondes qui s’écoulèrent avant qu’il ne reprenne conscience lui parurent délicieuses. La marche du perron sur laquelle sa tête reposait libérait une senteur de salpêtre, agrémentée d’une pointe de chlorophylle. Des images de lui, enfant, envahirent son cerveau. Sa mémoire lui imposa, en plans successifs, les paysages sablonneux du Boischaut à la végétation maigre où il gambadait insouciant au milieu du troupeau de chèvres rousses de son père, les bravades aux vipères prenant leurs bains de soleil sur les amas violacés des molinies des tourbières, les délicieuses lectures des aventures de Bibi Fricotin en pays hyperboréen, la suppression des brimades corporelles à la communale… Si la fraîcheur humide de cette nuit de novembre n’avait peu à peu glacé sa joue posée sur le jardin lilliputien du perron, il aurait poussé le « musardage » bien plus loin et plus longtemps à la recherche d’autres émois de sa jeunesse ; à la poursuite par exemple, des mollets oblongs de la Marthe, lorsque celle-ci fillette, affolait les jeunes mâles par sa démarche nonchalante et son agaçante beauté boudeuse. C’est donc à regret qu’il ouvrit les yeux et se retrouva face à la bouille étonnée d’Arsène.

- Ben, qu’est-ce que tu fais là, Arsène ?

Le chat en entendant son nom, pencha légèrement la tête de côté. Une furieuse envie de répondre s’empara de lui. Il sentit alors un curieux phénomène se passer dans sa gorge : les muscles du cou se tordirent et dilatèrent son larynx de manière beaucoup plus large que lorsqu’il entamait un ronronnement. Sa bouche s’arrondit et une voix gutturale s’en échappa.

- Je venais chercher de l’aide, dit-il en articulant de manière exagérée chaque syllabe.

- Attends, le chat ! Tu parles ! Pute borgne … je deviens dingue…

- Non, non… pas du tout, vous n’êtes pas fou. Croyez que j’en suis le premier surpris… Depuis le temps que tout le monde me parle et trouve qu’avec mon air futé, il ne me manque plus que la parole… hé bien voilà ! Ne me demandez ni comment, ni pourquoi, mais c’est un fait, je parle… Je trouve d’ailleurs cela assez désagréable. J’ai l’impression que l’on m’arrache les cordes vocales, mais avec un peu d’entraînement, je pense y arriver plus facilement et sans ce genre de désagrément. Je sais lire depuis longtemps, en secret bien sûr. Vous êtes si rationnels, vous les humains. J’avoue une nette préférence pour certains incunables comme par exemple la traduction hébraïque du Canon de la médecine d’Avicenne publié par des Marranes. J’imagine que de telles lectures vous sembleraient parfaitement rasoir. Question de goût, certes. Je n’oblige personne à les partager et ne souhaite guère m’exposer ainsi à la vindicte populaire. De même que ce nouveau don peut m’attirer plus d’ennuis que de satisfaction.

Jules le regardait bouche bée, partagé entre l’incrédulité et une formidable envie de rire tant le greffier s’escrimait à prononcer distinctement chaque mot et poussait sa voix basse aux limites du grave. Il pensa à nouveau qu’il était devenu fou mais que la folie avait du bon. Il n’y avait que dans les rêves et dans les livres pour enfants que les chats parlaient : preuve indiscutable qu’il n’avait toujours pas retrouvé ses esprits. Il se pinça cruellement le bras pour s’assurer du contraire.

- Arrêtez de vous pincer, mon brave homme ! Je parle… c’est un fait acquis. Ne revenons plus sur le sujet. Je pensais trouver de l’aide en me réfugiant près de vous, mais je constate que celui de nous d’eux qui a besoin de réconfort, ce n’est pas moi, mais plutôt vous…

 - Attends ! s’exclama Jules. Tu ne vas pas t’en tirer à si bon compte… j’ai le cerveau mou et la comprenette lente comme le disait mon vieil instituteur, mais j’aimerais quand même comprendre : primo, pourquoi cherchais-tu de l’aide ? Deuxio, comment as-tu appris à parler ? Tertio, qu’est-ce que je fais, allongé sur ces marches au beau milieu de la nuit ? Quar…

- Quarto ? suggéra Arsène…

 - Quarto… répéta Jules…. Heu… ben, j’en sais plus rien. J’ai la tête chamboulée… Réponds déjà aux trois premières, je verrai après s’il y en a une quartième…

- Une quatrième… corrigea le chat.

Jules ignora la remarque, prit appui sur ses coudes, parvint à redresser son buste et à s’asseoir à peu près confortablement sur la marche. Il fouilla le fond d’une poche de son pantalon en quête d’un mouchoir et poussa un retentissant juron :

- Par le cul de Dieu ! J’crois bien que je me suis pissé dessus !

- Heu… pardon le chat… je ne voulais pas te choquer, ajouta t-il, l’air penaud.

Arsène détourna la tête avec dégoût, ne sachant du blasphème ou du dérèglement urinaire ce qui l’horrifiait le plus. De plus Jules puait la vinasse. Il réalisa subitement que son incapacité congénitale à parler lui avait jusqu’à présent permis d’être le témoin discret des confidences des humains. Que ne dit-on à un chat dont on doute qu’il comprenne le sens des paroles et dont on est sûr qu’il sera bien en peine de les répéter. Oui, mais voilà… un chat qui non seulement comprend mais parle devient irrémédiablement suspect. D’animal inoffensif de compagnie, son statut se transforme en traître potentiel, en dangereux rapporteur. Arsène se jura de prendre des précautions avant de renouveler l’expérience. Avec Jules, c’était trop tard. Encore pouvait-il espérer qu’en retrouvant ses esprits le cantonnier enfouirait au fin fond de sa mémoire leur discussion de peur de passer pour un cinglé. Il fallait donc compter ses mots.

- Primo, comme tous ceux de ma race, je déteste la pluie et la présence humaine me rassure puisque vous avez inventé le paratonnerre. Deuxio, la parole m’est venue parce qu’il y a des choses que l’on ne peut taire et vous n’êtes pas sans savoir que partir à la recherche de sa parole aliénée est au cœur même de toute résilience. J’ai lu Boris Cyrulnik, moi le chat abandonné par sa mère. Tertio, je crains que vous ne buviez trop…

Il ne s’en était pas trop mal sorti. Difficile de dire à une personne que l’on apprécie, qu’elle n’est qu’un incorrigible pochard, un bois-sans-soif, un insatiable vide-bouteille. Il lorgna en direction de Jules pour vérifier l’effet produit. 

Le bonhomme se grattait la tête en proie à une insondable détresse. 

- Ben ouais, j’picole un peu, juste pour respecter une longue tradition familiale… finit-il par avouer, en toute mauvaise foi.

Puis, subitement, il adressa au lapin de gouttière un franc sourire.

 - Concluons un marché : je ne révèle à personne que tu sais parler et en échange si je tire un peu trop sur la bibine, tu tousses une fois pour me mettre en garde. Si t’es d’accord, tope là !

Il tendit une paluche large comme un couteau à enduire dans laquelle la fine patte d’Arsène vint sceller la promesse.

C’est ainsi qu’un chat devint pour un poivrot patenté un fidèle et parfait éthylotest. Vous êtes libre de ne pas me croire. Se pourrait-il que j’ai un peu forcé sur la dive, avant de pondre ces quelques lignes ?

  • @ Colette... et de deux... ;-) une suite ou d'autres aventures d'Arsène? Etant donné le temps que je consacre en ce moment à l'écriture, peut-être de courtes saynètes... je vais y réfléchir, Bises à toi
    @ Mysteria, merci pour ton passage ici et désolée pour les coupures que je ne m'explique toujours pas ♥
    @ Sally, oui tu as raison et je suis bien placée pour le savoir, ayant lu beaucoup de contes où les chats sont omniprésents... Aymé, Colette etc. Gros bisous à toi♥♥♥

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Locq2

    Elsa Saint Hilaire

  • voici un chat de toute "botté"...du perron à Perrault, tu contes l'apéro d'une voix soprano...mdr!
    non Elsa, les chats ne parlent pas que dans les livres d'enfants, car si je compte bien, les contes n'ont pas d'âge
    ... sinon de 7 à 77 ans?
    merci pour ces jurons rafraîchissants. Le "pute borgne" tombe à pic comme deux glaçons "al dente"!

    Bisous à toi.

    · Il y a plus de 11 ans ·
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    sally-helliot

  • très jolie histoire! très agréable à lire!

    · Il y a plus de 11 ans ·
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    Karine Géhin

  • Merci Sophie et Camomille... Une suite, pourquoi pas? Tu m'aides à l'écrire Sophie? Et merci pour les CDC♥♥♥

    N.B: contrairement à ce que je croyais il manque aussi un tout petit bout de phrase quand on clique sur lire... Je renonce... :-))

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Locq2

    Elsa Saint Hilaire

  • Très jolie fable qui mériterait bien une suite! J'imagine sans peine les aventures rocambolesques de Jules et Arsène!

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Adam orig

    sophie-l

  • Phrases coupées par l'éditeur entre page 3 et 4; puis entre 4 et 5... Donc cliquer sur Lire pour le texte en entier.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Locq2

    Elsa Saint Hilaire

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