A deux centimètres

miroska

Le diagnostic était tombé en 1927, elle avait à peine 6 ans. Giuseppina ne pourrait pas vivre comme vous et moi. Elle était née avec une malformation cardiaque. Son cœur serait trop gros pour sa cage thoracique. Plus elle grandirait, plus il prendrait de place.
Et Giuseppina avait beaucoup grandi. Elle que chaque jour condamnait avait déjà atteint à ses dix-sept ans un mètre quatre-vingt.
A cet âge adolescent c'était d'ailleurs sa taille qui la dérangeait le plus. Son cœur elle en avait fait son affaire. Demain, elle ne serait peut-être plus là, mais demain était un autre jour. Ce qui l'intéressait c'était ce jour supplémentaire que l’azur des cieux avait accepté de lui offrir. Ce jour où peut-être, enfin, elle rencontrerait un homme. Un Italien voulait son père. Un Italien préférait sa mère.
Elle était très blanche, frêle et beaucoup trop grande à son goût. Son cœur l'empêchait de danser aux bals des officiers mais pire encore, sa taille lui interdisait de porter les semelles compensées qui finissaient la silhouette des autres femmes. Elle avait pourtant une allure folle, une gueule à en crever sous son cheveu noir épais relevé dans un chignon porté bas.
Sa taille fut certainement ce qui permis à Giuseppina de focaliser toute son attention sur une autre souffrance, plus superficielle, plus attendue. Certaines se plaignaient de leurs vilains nez, d'autres de leurs cheveux qu'elles auraient souhaités blonds pour ressembler à la splendide Veronica Lake, Giuseppina détestait ce corps décidément trop long.
Elle avait ainsi des obsessions, des idées fixes, des croyances, des règles qui guidaient sa vie et faisaient autorité sur celle des autres. Elle avait par exemple décidé qu’elle ne tournerait jamais à gauche en hommage à son cœur libertaire. Elle était donc capable de faire le tour de tout un quartier en suivant une logique implacable « si je tourne à droite, puis encore à droite et à droite encore, j’arriverai à bon port ». Parfois, lorsqu’elle était seule, Giuseppina enfreignait cette règle, elle me l’a avoué. Mais avec le temps, elle la respectait avec de plus en plus de rigueur. Une rigidité qui l’avait ainsi plusieurs années plus tard empêché d’avancer sur le rond-point de l’étoile alors qu’elle savait à peine conduire. Face à la furie des autres automobilistes et de l’agent de circulation, elle avait préféré abandonner sa voiture au milieu de la chaussée en confiant les clés au policier, resté coi. « Puisque c’est comme ça, je prends le métro », lui avait-elle balancée de sa hauteur naturelle.  
C’est cette détermination, ce « jusqu’au boutisme », ces sorties sans appel, qui m’avaient tant plu chez elle. Je l’ai aimée lorsque que je l’ai surprise à penser à relever le menton avant d’ouvrir la bouche. Nous avions été présentés lors de la communion de mon petit cousin Giaccomo. Ma tante avait rencontré son père quelques mois plus tôt chez un ami. Lui avait été le saucier du tsar de Russie puis il avait ensuite fait fortune avec un restaurant très prisé à Cannes avant d’être dépossédé de tous ses biens par le gouvernement français, à la fin de la guerre. Il n’avait conservé de cette période faste que le mode de vie et certaines habitudes. Il ne mangerait pas sur une table sans nappe blanche, ne sortirait pas sans boutons de manchette en or et ne marierait pas sa fille à un Français. Ma tante avait saisi ce dernier commandement comme un signe du destin pour moi son neveu qu’elle avait élevé comme un fils. Elle avait donc invité Giuseppina et ses parents à célébrer avec nous la première communion de Giaccomo. Tout un symbole. Mais lorsque j’ai vu Giuseppina, j’étais ravi du culot de ma tante.
Nos deux familles sont très vite convenues d’un accord. Le mariage aurait lieu à Cuneo, ville d’origine de la famille de Giuseppina. La cérémonie se ferait en octobre pour éviter les chaleurs de l’été qui auraient fatigué la jeune épouse et mon futur beau-père ferait appel à ses anciens commis de cuisine qui lui étaient restés fidèles pour préparer le repas. Nos deux initiales P et G étaient déjà brodées sur les draps de notre futur lit conjugal. Pourtant Giuseppina ne semblait pas heureuse. Lorsque je m’approchais d’elle, Giuseppina se dressait sur la pointe des pieds comme pour mesurer de plus haut notre légère différence de taille. Comme si elle est examinait le moindre défaut d’une pierre précieuse, elle plissait les yeux et pinçait les lèvres avant de dire « ce ne sont que deux petits centimètres ».
Je tentais alors de lui faire oublier ces deux centimètres en lui faisant découvrir Paris, ses fêtes, ses dîners, ses originaux et ses recoins. Un soir pour la divertir je lui avais proposé de nous accompagner un ami et moi à voir le spectacle donné par des basketteurs dans la veine des Harlem Globetrotters.
Mon ami Jean-Baptiste était fou des Harlem Globetrotters. Ils avaient eu la chance d’assister à plusieurs de leurs représentations aux Etats-Unis. Pilote de chasse dans l’armée américaine il avait mené grande vie là-bas. Jusqu’à ce que le paludisme l’empêche de piloter. Il était alors rentré à Paris.
Giuseppina avait accepté cette invitation parce que sa voyante le lui avait conseillé. Sa voyante était devenue sa seule amie, sa seule confidente. Elle voulait désormais confier l’orientation de sa vie aux jours comptés à cette femme. Ce soir-là, Giuseppina n’avait jamais été aussi bavarde et curieuse. Elle posait des tas de questions à Jean-Baptiste. « Et comment sont les américaines ? Sont-elles grandes ? Et qu’aimez-vous faire dans la vie ? » « Je suis un solitaire, j’aime la chasse et la pêche », lui avait répondu Jean-Baptiste.
Ce sont des années plus tard que j'ai su ce que lui avait annoncé sa voyante ce jour-là. Elle lui avait dit : « vous allez rencontrer un homme plus grand que vous, venant d’au-delà des mers et dont les initiales sont S.T. ».
Quelques semaines après cette soirée, mon ami Jean-Baptise Toureille s'appelait SYlvain et Giuseppina l'épousait. Devant l'autel, "Sylvain" semblait à peine plus grand qu'elle.

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