J'ai encore marché
miroska
Il m'avait pourtant suppliée d'accepter de le revoir. Je l'ai écouté me parler de son voyage, j'ai regardé toutes ses photos feignant de m'y intéresser, j'ai souri, j'ai plié, je l'ai embrassé.
Je crois que c'est à ce moment là qu'il a demandé l'addition. Une fois payée, il a joué le rôle de l'homme déchiré et a couru prendre le dernier train qui pourrait l'emmener chez lui, chez eux.
Je suis restée plantée là, clouée sur cette chaise…sans plus savoir où je me trouvais vraiment…les mots, les images, les mots, les photos, les mots, les clichés…tours à tours, tout autour, me brouillaient la vue…les phares jaunes, le verre aigu, contre un autre verre, la nuit et les phares jaunes, les rires, les couteaux qui grincent, les lumières jaunes sur l’asphalte, le menu du jour, la note de la trois, et le jaune et le rouge puis le vert et rouge puis le vert et… je pensais, pensais à lui, je pensais, parce que je ne pouvais rien faire d’autre, rien d’autre que de penser, penser que c’était vrai.
J’ai cherché les bras de ma mère…commandé un verre…les bras de ma mère, ma tête sur son sein chaud, sa main dans mes cheveux blonds…j’ai cherché les bras de ma mère, une canne blanche, un sol droit, un repère…j’étais là, clouée sur cette chaise, seule, au bord du vide, seule, à la marge du temps, seule, et j’aurais pu mourir aujourd’hui et ils s’en foutent, j’aurais pu ne pas être née, et ils s’en foutent…et je pensais, pensais que toi, toi aussi tu t’en foutais, tu t’en foutais et c’était bien vrai…et je restais là, clouée…et je me rappelais les mots tendres, les mots, le vent, le son des flons-flons, le souffle chaud, les mots qu’on dit, les mots qu’on oublie, les mots qu’on oublie d’avoir dit, les refrains populaires, les refrains qu’on chante tous en chœur…Don’t play that song, don’t play it no more… it said…Darling, I love you, you know that you lied…les chœurs…Darling, I love you, you know that you lied…et je me rappelais les mots, ils se cognaient dans ma tête, je les ai cherchés autour de moi, j’aurais voulu les toucher du doigt, mais j’étais là, clouée…
Je suis restée plantée là, seule, incapable, jusqu'à ce que le serveur dise "On ferme mademoiselle". Ce sont les seuls mots qui m'étaient adressés depuis des heures. "Fermes la ouais", j'ai pensé.
Le coeur lourd, le corps lourd, les jambes lourdes, la tête lourde, j'ai marché. Marché. Marché. De la flotte plein les yeux, j’ai marché les bras serrés contre mon torse. J’ai entendu les bagnoles, les klaxons et j’ai serré plus fort encore. J’ai marché et prié peut-être. Marie, mère de Dieu… J’ai alors senti mes cheveux flotter, mon pas se ralentir, mon corps se faire plus léger. J'ai levé les yeux. J'ai vu le vent dans les feuilles, la nuit en dentelle et le petit matin. J'ai vu le ciel fait de rose et de bleu et l'horizon merveilleux, le bout de ma rue.
De l’autre côté de la porte de la maison j’entendais la télé restée allumée devant ma sœur endormie. Les enfants dormaient eux aussi. Quand ils se réveilleront je leur dirai que cette fois Papa ne reviendra pas.
Cruel et particulièrement mufle, de faire venir pour admirer ses photos, puis fuir comme un lâche, avec pour seul remords, offrir ce repas. La vérité sera si dure pour les enfants qu'ainsi que les nuits...seule. je t'embrasse, pour cette nouvelle, qui fait si mal, aux abandonnées.
· Il y a environ 13 ans ·Yvette Dujardin
Déchirant et tellement réaliste! Bravo, Miroska !!!
· Il y a environ 13 ans ·Pascal Germanaud
Joliment cruel...
· Il y a environ 13 ans ·arnaud-luphenz