A en perdre le nord

salander

À EN PERDRE LE NORD

Je ne savais pas où se situait Pattaya. Chloé non plus. Comme elle préférait partir en vacances à l’ouest et moi à l’est, nous avons coupé la mappemonde en deux et avons mis le cap sur Copenhague.

Après deux semaines de smörrebröds, de rollmops, d’aquavit et de balades au bord d’une mer glaciale, notre voyage arrivait à son terme. Deux heures d’avion, puis nous reverrions Genève.

À l’embarquement régnait une effervescence inhabituelle. Beaucoup de monde se pressait aux guichets ou dans les couloirs menant aux terminaux mais, surtout, des policiers patrouillaient dans le périmètre, par grappes de quatre ou cinq, comme dans un film catastrophe.

À peine nos valises avaient-elles franchi le détecteur aux rayons X que plusieurs messieurs en costume, escortés de types en uniforme, nous encerclèrent. Le visage de Chloé prit une teinte de porcelaine chinoise. Tous les autres passagers nous regardaient, figés dans l’attente du dénouement. On nous emmena dans une pièce sans fenêtre qui sentait le déodorant et la friture. On nous fouilla, sans explication. Puis on nous abandonna durant une éternité, debout dans cet endroit que seul un misérable néon éclairait. Chloé se mit à pleurer. Je la pris dans mes bras.

- Ça va aller, lui dis-je, faussement rassurant.

- J’espère, larmoya-t-elle.

Les images de Midnight express assaillaient mon esprit comme autant de mauvais augures. Quand les hommes en costume revinrent, nous sursautâmes.

- Nous avons fouillé vos bagages, déclara un des cravatés.

- Et alors ?

- Nous n’avons rien trouvé…

Soulagement. Chloé sourit entre les larmes qu’elle avait tenté de dissimuler, étalant son maquillage comme de la confiture sur une tartine. Quelque chose se desserra dans ma poitrine.

- … Dans la valise de madame. La vôtre, en revanche, contenait un objet suspect.

Aussi heureux qu’un chien devant l’os qu’il vient de déterrer, un autre cravaté nous brandit alors un sachet transparent contenant un objet brun de forme phallique.

- Pouvez-vous me dire ce que c’est ?

- Un saucisson de marcassin. Nous l’avons acheté au marché couvert.

- Notre berger allemand y a détecté des traces d’explosif. D’après nos sources, un attentat est prévu dans le vol 245 en direction de Zurich.

- Mais nous embarquons dans le 210 pour Genève, s’insurgea Chloé.

- Peut-être, mais nous allons analyser la chose. Il est dans votre intérêt de collaborer, vous savez.

Ces barbouzes nous séparèrent. On me conduisit dans une autre pièce, pas plus accueillante que la précédente, où on me questionna. « Pour qui travaillez-vous ? Quelles sont vos revendications ? D’autres avions seront-ils pris pour cible ? » Je me sentais perdu, aveuglé par une ampoule de deux cents watts dirigée en plein visage. Voilà comment on poussait des innocents à avouer des crimes qu’ils n’avaient pas commis, songeai-je un instant.

Après d’interminables minutes d’un interrogatoire agressif, on frappa à la porte. Un type entra et parla à l’oreille de la brute chargée de mon cas. Haussements de sourcils. Hochements de tête. Le type ressortit, la brute tira sur le col de sa chemise, se moucha, tapota son paquet de cigarettes. La mine navrée qu’il afficha me sembla des plus factices.

- Nous sommes sincèrement désolés, cher monsieur, notre berger allemand n’est plus tout jeune et voilà, il s’est trompé, son odorat a comme qui dirait fourché, bref je suis au regret de vous apprendre que nous vous avons brusqués pour rien.

- Ah, réussis-je à dire, sans vraiment y croire.

- Vous comprenez, le climat international est tendu, nous devons être le plus attentif possible.

Il me brandit une main moite, que je serrai du bout de la mienne, avant de me souhaiter un bon retour au pays. Je pus récupérer mon saucisson et Chloé. Elle pleura de joie contre mon épaule. Je courus aux toilettes me vider – tension accumulée et excréments fuyant en groupe à travers la tuyauterie de l’aéroport. Enfin nous embarquâmes sur le vol 210 en partance pour Genève.

Le vol 245 pour Zurich explosa bien avant le décollage, alors que personne n’était encore à bord hormis l’employé chargé d’y placer les bagages. Les enquêteurs conclurent à une erreur de programmation de la bombe, cachée dans un lot de jambons. L’attentat ne fut jamais revendiqué.

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