Le Radeau

sophie-dulac

Le radeau

L’été arriva avec son doux alanguissement. La ville s’était vidée de toute effervescence, le petit parc, son square et son unique balançoire semblaient apathiques. Beaucoup étaient partis à l’assaut des plages.

La mère avait été internée à l’hôpital psychiatrique. On  essayait divers traitement, on leur avait demandé des visites régulières, le grand père amenait la petite tous les samedis.

Ils rentraient par les petites routes, la deux-chevaux asthmatique sentait le gros rouge et le tabac à pipe, décapotée elle embaumait les vacances.

Un samedi, le vieux fit un détour par le petit bois et stoppa la voiture prés d’un grand châtaigner. Il lui indiqua  pudiquement une échelle de corde qui pendait de branches enchevêtrées. Dans une fourche dessinée par le tronc se trouvait perché un plancher. Elle escalada l’échelle bringuebalante le cœur battant la chamade. La plateforme craqua délicatement sous son poids. Des planches de bois grossièrement assemblées composaient une balustrade asymétrique qui  ceinturait le plateau. De ce curieux parapet partaient deux poteaux qui fixaient le toit. Un vieil édredon en plumes formait une banquette de fortune improbable. On voyait le jour et la ramure des arbres entre chaque planche de la couverture mais qu’importe, le grand père, avec du bois de récupération  de chantier lui avait fabriqué une cabane. Elle en était comblée.

Les jours d’été s’égrenèrent chauds et atones cependant que la petite passait du bon temps dans son arbre.

Elle avait expérimenté avec bonheur une technique d’évasion imparable. Sitôt installée sur son plancher, elle s’étendait sur l’édredon, ses pieds nus dépassaient de la balustrade, elle happait les rayons du soleil qui filtraient dans l’interstice des planches. Avec les feuillages de l’arbre et la brise d’été qui caressait les ramages, les traits de lumières se déclinaient en spirales vertes et or, elle se laissait emporter dans ces volutes.

 Les premiers temps elle avait voulu voir la mer, elle était partie à la pêche aux moules  à Ouistreham, la jupe retroussée, les deux bottes dans la vase, puis elle avait marché dans le dune du Pilat, dévalé la pente avec des enjambées d’ogre, aspirée par l’océan. Elle avait fini la journée dans les calanques de Cassis où elle s’était baignée dans l’eau cristalline et la pinède odorante.

Le lendemain, plus hardie, elle avait décidé de pousser jusqu’à la capitale qu’elle n’avait jamais visitée. Elle passa un moment sur la Tour Eiffel à compter les toits de Paris, fit un détour par Barcelone et  la Sagrada Familia, la basilique inachevée, obliqua vers Rome, tourna autour du Colisée, jeta une pièce dans la Fontaine de Trevi pour y faire un vœux. De Rome, elle visa Venise, Capri, Florence et  Pise où elle monta dans la tour pour embrasser le ciel de Toscane. Elle n’avait eu qu’un seul bon point à l’école cette année, il représentait la Statut de la liberté, toute droite, toute fière brandissant sa torche enflammée. Elle l’avait agrafé sur la balustrade  au dessus de sa couche. Un matin, elle se sentit prête pour la grande traversée, elle arriva sur le Pont de Brooklyn avec une vue plongeante sur Manhattan, au loin sur l’embouchure de la rivière Hudson, Lady Liberty lui fit la révérence.

La gamine qui n’avait pas voyagé plus loin que la Préfecture de son département croqua dans  l’Amérique toute entière, redessina les lettres d’Hollywood et dansa sur le Walk of Fame.

De Los Angeles elle arriva à Monterey, prit un bateau de pêche pour voir des baleines à bosse. Elle se balada à San Francisco à vélo de Fisherman’s Wharf au Golden Gate, crapahuta autour du Grand Canyon, caressa des Sequoias à Yosemite et des dauphins à Miami.

Elle faisait parfois une escale quand le grand père rentrait plus tôt des chantiers pour goûter, les poches pleines de cerises ou de pains d’épices.

Contre toute attente, quand la rentrée des classes arriva, la petite reprit l’école avec entrain. La mère était dans une énième cure de sommeil, on leur interdisait les visites. Les feuilles commençaient à prendre des teintes d’automne chamarrées, il y aurait encore de beaux mercredis sur le radeau, le mât en enluminures, les voyages se feraient plus lointains, il suffirait de secouer l’édredon pour éloigner les oursins, le châtaignier avait donné ses fruits.

Des années après, lors d’un voyage à New York, sur Liberty Island dans la couronne de la statue, elle comprit qu’elle ne serait jamais aussi libre que cet été là sur son radeau.

Pour mon grand père et les gamins qui ne verront pas la mer cet été.

  • une vraie bouffée de nostalgie en 3D et en Odorama ... merci

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Img 5684

    woody

  • Je ne connais pas tous ces souvenirs, s
    ces moments d'émotions, mais en un instant je me suis immaginée les vivre alors merci, merci vraiment...CDC

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Images

    aurevoir

  • Merci Arzel et Axelbodu pour vos lectures et vos commentaires

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Flottins orig

    sophie-dulac

  • J'aime beaucoup ! L'idée, le choix des mots, la simplicité. Moi aussi mes rêves simples et ma candeur d'enfant me manquent. A qui ils ne manquent pas ?

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Axel bolu ab avatar

    axelbolu

  • Joli texte. les voyages les plus beaux sont sans doute les voyages rêvés....

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Default user

    arzel

  • un conseil :ne me remarcies pas , tout le plaisir est pour moi, te lire est déjà une récompense même si par manque de temps je ne laisse pas toujours de com'!

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Mariage marie   laudin  585  orig

    franek

  • @will T. Merci pour la petite visite
    @franek Merci d'être passer aussi et merci d'être là toujours présent indulgent et affable

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Flottins orig

    sophie-dulac

  • gamin , j'ai aussi fabriqué des cabanes pas toutes dans les arbres mais quels moments d'évasion avec mon frangin, que de souvenirs ton texte me rappelle!!!
    nous ne laissons plus les enfants jouer et rêver, leur imagination n'est plus stimulée que par l'angoisse et la peur ou des histoires d'extra terrestres qui n'ont rien d'extra!!
    un gros cdc pour ce texte magnifique!!

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Mariage marie   laudin  585  orig

    franek

  • J'aime bien l'idée.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Images

    compteferme

Signaler ce texte