A la vie à la mort

La première fois qu'elle m'a vu, elle a souri. Elle me sourit depuis que je suis tout petit. Elle s'était mise à genoux à côté de moi, m'avait pris dans ses bras et m'avait emmené avec elle. Elle m'a beaucoup souri, elle m'a grondé aussi, avec elle j'ai appris. Je connais tout d'elle, ses soupirs et ses traits tirés lorsqu'elle est fatiguée, le goût du sel sur sa peau quand on a couru puis chahuté, son rire encore quand elle a envie de s'amuser. Aujourd'hui pas de rire, pas de sourire. Juste de l'eau, beaucoup d'eau qui sort de ses yeux. Des grosses gouttes qui s'écrasent sur ma truffe, sur mes pattes et j'aimerais lui dire d'arrêter. Je l'ai déjà vue comme ça mais jamais aussi longtemps. D'habitude ça passe vite, pas là, c'est long, ça dure. J'ai l'impression que ça fait longtemps même si je n'ai pas la notion du temps. Elle est comme ça depuis qu'un soir elle est rentrée, que j'ai voulu la rejoindre et que je n'ai pas réussi. Comme quand j'étais tout petit, elle s'est agenouillée, elle m'a touché, palpé, caressé. Elle m'a posé tout un tas de question auxquelles je n'ai évidemment pas pu répondre, planté son regard bleu dans mes yeux à moi.

-Eh bien alors qu'est-ce qui t'arrive ?

Qu'est-ce qui m'arrive ? Je me le demande bien, d'autant qu'ils ont été nombreux, les bonshommes en vert à me poser la question. J'aimerais bien savoir moi aussi, pourquoi je tombe à chaque fois que j'essaie de me lever, pourquoi autour de moi, le monde n'arrête pas de tourner au point que ça me fiche la nausée.

Je suis couché sur une table et j'ai encore l'impression que je vais tomber ! C'est lui qui m'a porté là, mes 35 kg sont trop lourds pour elle. Il nous a accompagné chez un bonhomme en vert : LE bonhomme en vert. Celui-là je le connais bien aussi. La première fois qu'il m'a vu il m'a fait un câlin, a dit que j'étais très beau, tellement beau que je pourrais faire de la pub. Là, ils ont tous les trois de l'eau dans les yeux. Elle discute, parlemente, tente de comprendre et l'eau coule de plus en plus. Une main posée sur ma tête, elle me gratte doucement l'oreille, j'aime ça ! Son  autre main, posée sur ma patte, est toute mouillée, je la lèche pour la sécher, c'est doux, tiède et salé.

Leurs voix sont sourdes et cassées

-Il n'y a pas d'autre solution n'est-ce pas ? On ne fait pas d'erreur ?

-Je crains que ce soit la seule issue, c'est courageux ce que vous faîtes …

Sa main tremble, j'aimerais pouvoir la rassurer, lui dire de ne pas avoir peur, que je suis là avec elle, comme à chaque fois que je la sens angoissée mais dès que je lève la tête ça tourne, je ne peux plus, je voudrais que ça s'arrête.

-Il aurait dû aller mieux en 48h et là c'est de pire en pire, on ne peut plus rien faire. C'est la bonne décision… pour lui parce que c'est sûr que pour vous….

Elle baisse la tête et la pose sur la mienne

-Ne t'inquiète pas, ça va aller je suis là.

Il y a de plus en plus d'eau sur ses joues, je tente de la chasser à petit coups de langue rapides. Ca, ça marche encore, je suis content si ça peut la soulager.

Elle couvre ma tête de petits baisers légers, elle n'arrête pas de dire qu'elle est tout près de moi, que ça va aller. Je sens une piqûre, je ne suis pas inquiet, le gars en vert, il m'en fait souvent, et en effet, même si je sens le froid me gagner, j'arrête de tourner, j'ai l'impression que je vais pouvoir à nouveau courir et sauter. La dernière chose que j'entends c'est « je t'aime mon grand » et soudain c'est noir et calme. Je ne sens plus rien.

Je ne saurai pas, et c'est aussi bien, qu'elle repartie la tête basse, les épaules affaissées sous le poids de la décision qu'elle venait de prendre. Je ne saurai pas que pendant des jours, elle aura l'impression d'avoir trahi ma confiance. Je ne saurai pas que même une fois lavée et soigneusement pliée, ma couverture  a gardé mon odeur pendant des semaines et qu'à chaque fois qu'elle passait à côté, elle respirait un grand coup, sa gorge se serrait et ses larmes montaient. Je ne saurai pas que pendant des jours, les enfants m'ont réclamé au moment de se coucher s'inquiétant de savoir qui les protégerait… du loup, des sorcières, des monstres… bref de tous les méchants que depuis leur naissance, ma carrure et mes muscles imposants repoussaient soir après soir, nuit après nuit. Je ne saurai pas combien j'allais leur manquer….