A l'aube, la lumière (suite et fin !)

Il doit certainement être mort car il se retrouve maintenant allongé sur une table d'opération, la poitrine béante. Le chirurgien peine à trouver son cœur. « Vous pouvez refermer, ordonne-t-il à l'interne. Cet homme n'a pas de cœur. Faisons-lui passer toutefois un scanner, car cette anomalie en fait un objet d'étude indiscutable ! » ajoute-t-il en secouant la tête de perplexité.

La machine scrute minutieusement son organisme. Aucune résonnance pourtant qui pourrait indiquer le moindre signe d'humanité. Le radiologue diagnostique sur un ton péremptoire : « Cet homme ne possède pas de carte des émotions, ces dernières sont régulées systématiquement par son cerveau lequel refuse d'exprimer quoi que ce soit sinon de la froideur. C'est tout sauf un être humain !»

Le verdict est tombé : il n'est pas un être humain. Mais alors, qui est-il ? Pire : qu'est-il donc ? L'équipe chirurgicale l'a laissé seul dans le bloc opératoire. Seul avec cette image de lui qu'il découvre dans un miroir fixé au plafond. Au fait, qui l'a placé là ? Il ne se reconnaît pas dans les conclusions des médecins.

Certes, il admet toujours avoir mis en place une infinie variété de stratégies de contrôle et d'évitement des émotions. Ce n'est certainement pas lui qui se laissera émouvoir ! Il n'est pas peu fier d'être parvenu à ce conditionnement, et de réussir, au prix de beaucoup d'efforts, à inhiber ses sentiments. Surtout ceux positifs. Cette tactique lui va bien : plus question de s'engager dans des relations dont on sait qu'elles comportent souvent un versant douloureux. Pas de crainte de se faire démasquer, ému jusqu'aux larmes par la grandeur d'un paysage ou l'intensité de l'amour. Il est bien au-dessus de toutes ces faiblesses, c'est sûr…

Si sûr que cela ? murmure une voix quasi-inaudible mais qui ressemble étrangement à la sienne.

Le bruit d'un verrou qui saute, celui d'une porte qui s'ouvre à toute volée : d'où proviennent-ils donc ? De lui-même ? Il n'a pas le temps de comprendre qu'il fond en larmes, un torrent de pleurs, une véritable crue. Il s'écroule, submergé sous le poids de cette révélation impensable : sa peur irraisonnée de donner de l'amour autant qu'en recevoir. Une peur qui le sclérose, l'étouffe, l'empêche de vivre et qui remonte aussi loin qu'il se souvient.

Insoutenable douleur d'être, insoutenable douleur de l'être. Il ferme les yeux pour éviter la noyade à son âme en souffrance. Il attend longuement que se calme cette marée de bouleversements profonds. Elle a tout emporté, mais aussi tout nettoyé, tout aplani. Ne reste plus qu'une terre vierge, à ensemencer.

Le temps a suspendu son souffle pour lui laisser le temps de reprendre le sien, et quand il ouvre ses yeux, la lumière du projecteur s'est faite plus douce pour qu'il voie celle, colorée, qui monte en lui.

Encore secoué de hoquets et de sanglots, il se relève, animé d'un élan vivifiant. Il va réécrire sa vie, jeter sa carapace aliénante, reprendre le cours de son histoire, réparer ce qui peut l'être encore.

Elle deviendra, Elle, la scénariste de leurs rêves. Il en dessinera les chemins qu'ils illumineront ensemble de couleur. L'ombre et le froid seront proscrits, l'amour sera l'invité permanent au banquet de la vie. La fluidité de l'amour qu'il éprouve pour Elle, lui donnerait presque le vertige. Un instant, il se demande comme Elle va réagir, mais une confiance en l'avenir, nouvelle et structurante, l'habite désormais.

Il jette sa veste sur son épaule et s'élance vers sa destinée devenue si limpide. Ils ont désormais tant à vivre ! Tout excité à l'idée de retrouver celle qu'il aimait depuis toujours, il ne s'aperçoit pas combien il est devenu lumineux…