À Monsieur D.

isa-bleue

Monsieur,

Je me suis rendue compte que je ne vous connaissais pas tant que cela. Je vous ai cherché, épié, mais au bout du compte, je n'ai gardé en mémoire que les traits premiers de votre visage. De votre silhouette également. 

Cheveux noirs, visage sévère comme coupé à la serpette, nez tel un pic. Je pourrais écrire toute une histoire sur votre nez ! Il tranche votre figure, vous dévisageant presque. C'est lui qui vous donne ce semblant de caractère odieux ! Pas fouineur, non, mais curieux. Du sain comme du malsain. Vos lèvres m'ont toujours agacée, car fermée, vous laissant silencieux et secret. Mais tout cela ne dit rien véritablement de vous, qui vous êtes ou ce que vous pensez.

Et puis, il y eut cet instant. Comme un moment de grâce qui me fit peur... Une scène de théâtre qui m'en dit long sur votre vie. Du moins, j'en eus l'impression. Je suis une femme qui ne pense pas. J'agis à l'instinct, je suis un peu animale. J'avance vers celui qui pourrait être mon maître, attends une caresse et je m'enfuis si la main qu'il me tend se fait brusque. On ne me parle pas, on m'apprivoise. Mais tout doucement. Je suis un panda roux, souvent une biche. Enfin je pique parfois comme un petit hérisson. On s'extasie sur moi ou on me laisse en boule, c'est selon la main qui vient vers moi.

C'était hier. Et mes yeux clairs ont éprouvé, plus que vu. J'ai senti, plus que réfléchi. Petite bête sauvage en ville a pris le métro. Fuyant une voiture bondée, je suis entrée dans celle d'à côté. Un homme tenant une énorme boule à facettes n'eut d'autre choix que de la poser. D'autres sont entrés derrière moi. Je fis la moue. En fait, on m'avait juste donné la priorité, mais ça poussait derrière. Un jeune maghrébin s'excusa de me bousculer en montant. Il n'en n'était rien, pourtant. J'ai l'impression de le revivre, alors que je raconte cet épisode. Trois ou quatre femmes noires, chargées de courses se précipitèrent et continuèrent une discussion à voix forte. L'une d'elles n'eut d'autre choix que de se glisser dans le couloir menant aux quatre places réservées aux femmes enceintes et personnes à mobilité réduite. Elle posa son bras sur le tube en alu du dossier du siège devant elle. Elle fit « pardon » au jeune homme assis sur le strapontin. Je remarquai l'action d'excuse, posai mes yeux sur le garçon. Sa vue me glaça le sang. C'était vous ! En plus jeune, j'en aurais mis ma main au feu. Mon Dieu ! Même expression posée, mêmes yeux vifs et nez proéminent. Le pardon accepté, vous retourniez à votre écran de portable. Je restai troublée, bouche bée. Je priai pour que vos yeux restent baissés. 

D'instinct, je scrutai les usagers dans la voiture. Pourquoi ? J'avais le sentiment que tout allait « tourner » autour de vous. À l'instant même où je vous reconnaissais, l'homme à la boule à facettes laissa échapper un « Aïe !!! ». Je me retournai. Il se tenait l'oreille en plissant les yeux.

« Ça va aller, ça va aller... » dit-il. Mon regard se reposa sur vous, toujours stoïque. Un adolescent vêtu entièrement de noir laissa glisser lentement sa main gantée sur la rampe verticale. Son visage était comme froid et concentré. Puis j'entendis un homme tapoter nerveusement sur sa valise. Un K-Way orange fluo sur le dos, il restait les yeux dans le vague. Seuls ses doigts jouaient d'un rythme rapide. Il semblait obsédé par les sons qu'il produisait. Je me surpris à lui murmurer de loin:

« Calme-toi... Tout va bien se passer... ». Il cessa progressivement sa percussion. Je savais qu'il entendait, qu'il allait ressentir tout ce que je lui conseillais. Quand tout s'apaisa, je m'occupai de nouveau de vous. Votre regard croisa le mien, sans véritable expression. Alors je me mis à observer les gens face à vous. Nouveau choc: c'était vous encore et vous plus vieux. La même tête avec des cheveux gris et des rides émaciant encore un peu plus vos joues. Juste à sa droite, une baraque. Debout. Qui vous dominait, au sens propre et certainement au sens figuré aussi. Mon cœur s'emplit d'effroi. 

Vous êtiez prisonnier, oui !

C'est ce que je ressentis immédiatement. Sequestré, poings liés, gardé par un mec qui n'avait pas l'air de rire. Vous jeune, vous vieux se faisant face. Comme deux parallèles temporelles. Ce que vous étiez, ce que vous serez. Moi au milieu, témoin de votre destin. De ce qui se passerait inévitablement. La chute, le néant, la soumission. 

Je vous ai vu donc et je me suis sentie triste, profondément perturbée par ce tableau irréel. Aujourd'hui, je voudrais vous revoir. Libre.



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