Ailleurs

louzaki

Il aura fallu que j'entende les notes du piano pour que je comprenne que tu était rentrée. Que tu poses de nouveau tes doigts sur les touches blanches. Le soleil sur la façade des maisons était doré. Étrangement doré. Je suis sortie du sommeil et la musique a envahi la chambre. Je n'ai jamais eu l'oreille musicale, contrairement à toi. Je n'ai jamais su quand tu jouais un peu faux. Je m'en foutais. J'ai mis plus de temps que je ne le voulais pour sortir de là. Pour m'avancer à ta rencontre. Le Cable car est passé dans la rue. Les touristes commençaient à affluer. C'est toi qui l'avais choisi cet appartement. Tu disais « Très Américain » avec un accent français adorable. Oui, je l'aimais. Les hautes maisons blanches, toutes semblables, côtes à côtes. Balcons noirs aux fenêtres. Le nôtre était au 9. Neuf. Tout en haut de cette rue immense. Cette rue immense et claire au haut de laquelle San Francisco nous offrait une vue imprenable. Debout, nous dominions la ville, le monde. Ce matin là, les notes de piano continuant de résonner, je me suis souvenue de notre choix. Pourquoi ici ? Par hasard. Paris, dans l'aéroport. Où on va ? Tu m'as dis « Vers l'Avenir » en me prenant la main. Je le voyais comme ça. L'Avenir avec un grand A. Un immense A qui touche les nuages.

Il aura fallu que j'entende les notes du piano pour que je comprenne que tu était rentrée. Que tu avais fini ton voyage. Je l'espérais. Je ne comprenais pas quand tu me disais que la ville t'empoisonnait, t'emprisonnait. Je n'ai toujours pas compris à vrai dire. Pour moi et mes rêves de gamine, c'était la ville-Paradis. Je savais que ça allait devenir ma ville. Elle est si grande cette ville... Bloquée entre les gratte-ciels s'élançant vers le ciel, je me sentais petite, immensément minuscule. Et je l'étais. Debout face aux routes, je me recroquevillais. Pourtant, j'étais heureuse.
Oui, tu y étais pour beaucoup. Énormément même. Mais...

Mais les gamins dessinant à la craie sur le trottoir en bas de la maison, des flèches et des mots que je ne comprenais qu'à moitié, le parc avec ses jets d'eau où les gens se jetaient, heureux, le soleil qui se levait, unique, les bulles et le sucre dans la bouche... Mais les autres en vadrouilles, sac à dos sur le dos, un coup de soleil sur le nez, avec qui on s'asseyaient en pleine rue pour parler livres... Ces choses aussi auront contribué à mon bonheur.

À pas de loup, je suis sortie du lit, de la chambre. À pas de loup, j'ai laissé la douceur du tapis sous mes pieds pour le bois. Il a craqué doucement, tout doucement. Et tu as su que je m'avançais vers toi. Dans la lumière du matin, tu étais là. Tes cheveux plus courts, tes yeux plus doux. Tu étais si belle. Moi, j'étais à peine réveillée. J'ai juste senti les larmes mouiller mes lèvres. Tu as laissé une dernière note s'éterniser. Le silence est tombé et tu t'es avancée. Tu as marché vers moi et tu as pris mon visage entre tes mains. Je suis une enfant entre tes mains.
Je t'avais tellement attendue, tellement pleurée. Je me retrouvais démunie, nue face à toi.

Je me suis souvenue des premiers jours. De toi qui te perdais près de la maison, incapable de différencier notre rue des autres. De nos éclats de rire en voyant ces gens hauts en couleurs, dont nous n'avions pas l'habitude dans notre grise Paris. De ce magasin de glace qui nous donnait tant envie, où nous étions rentrées. La glace avait fini par terre. Cuillères à la main, nos regards se sont croisés, paniqués. Les sourires se sont dessinés, les rires sont venus. De ces hamburgers énormes... Si énormes qu'on ne pouvait même pas croquer dedans.
De ces moments, je me souviens. Du soleil dans les bois aussi. Des plages et des rivières. Oui... Il y a une chose dont je suis sûre. Tout ce que nous avons vu, fait, entendu, tout ça avait une saveur différente. Celle de l'amour.

Le temps s'est figé. Le temps que mes mains touchent ta peau. Que nos lèvres se retrouvent. Le temps s'est figé le temps que nous le rattrapions. Je me suis jurée à ce moment de ne plus jamais te laisser partir.
Tu t'es reculée de quelques pas. Tu n'as pas lâché mes mains. « Tu as maigri ». J'ai baissé les yeux. La nourriture sans toi n'en était plus, j'aurais voulu répondre. J'ai baissé les yeux. Le silence a duré quelques secondes. J'ai vu ta valise. Lourde valise de cuir que tu aimais. Pleines de souvenirs, de noms de villes que je ne connaissais pas. Avec un pincement au cœur, je t'ai enviée.

« Allez, viens, on s'en va. J'ai trouvé mieux »

Je ne sais pas si je trouverais mieux. Si je ressentirais les mêmes émotions qu'ici, la même envie d'y vivre pour toujours. Nous nous en allons aujourd'hui mais je sais que les dessins à la craie des enfants seront toujours devant ma porte et que leurs flèches pointeront toujours le soleil qui se lève au dessus de San Francisco.



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