Alfred

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Tout petit déjà, Alfred était systématiquement en retard à l’école. Pour lui apprendre, ses professeurs lui tapaient sur les doigts avec une règle métallique aux rebords affûtés, tranchant parfois une phalange ou deux, mais sans méchanceté. Il faut croire que les méthodes d’éducation de l’époque n’étaient pas très au point, car lorsqu’il obtint son bachot, à l’âge de vingt-sept ans, Alfred n’avait plus de doigts du tout. Ce n’est pas grave de ne plus avoir de doigts, disait-il, car je sais compter de tête au moins jusqu’à mille, et c’est bien suffisant.

Il était aussi en retard à la messe, car il avait beaucoup de mal à se lever le dimanche, à cause du réveil qui refusait pour des raisons syndicales de sonner ce jour-là. Le curé, saint homme doté par son créateur d’un organe puissant, le fustigeait durant l’homélie, exhortant les fidèles à l’enduire de goudron et de plumes à la sortie. Ce n’est pas grave, disait-il, car si je ne mange point avant la communion, je ne me lave qu’après.

Bien entendu, il fut également en retard au bureau toute sa vie. Ses patrons successifs, courroucés de la chose, lui firent avaler chacun qui une montre, qui un beffroi, qui un cadran solaire, avant de le renvoyer avec pertes et fracas. Cela n’a pas d’importance, disait-il, car le travail est nuisible à la santé.

Le jour de son dépucelage, et contre toute attente, il fut en avance. Comme cela n’eut pas l’air de plaire à la dame qui pour l’occasion lui prêtait ses appas, il jura bien de se comporter à l’avenir comme à l’accoutumé, et fut en retard toutes les fois suivantes, à la satisfaction générale.

Même le jour de sa mort, il ne put se résoudre à être à l’heure. Lassée de poireauter, et ayant pas mal à faucher par ailleurs, la Mort elle-même l’oublia pendant quelques années.

Ce n’est pas grave, disait-il. Je ne suis pas pressé.

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