Le bunker
Fanny Chouette
Amourhaineuse.
Cet adjectif n'existe pas. Pas sans le trait d'union qui fait s'attirer les opposés.
Alors puisque la mode est aux catégories, aux cases de polystyrène dans lesquelles il est doux de s'installer sous peine de représailles à grands coups d'étiquettes particularistes, je me range. Mais pas avant d'avoir visité la grande bibliothèque humaine, ces vastes étagères classant des esprits trop complexes pour être définis selon des critères artisanaux qui rassurent. Comment te définirais-tu ? Quel est ton principal trait de caractère ? Ce petit mot qui plane au-dessus de toi, partout, quand les gens parlent de toi ? Dis-le moi bon sang, c'est important. Tu ne sais pas encore à quel point. Hier, j'ai mis les pieds dans le bunker des âmes estampillées. Je m'en souviens comme si c'était demain.
Une vaste pièce en sous-sol, somme toute assez sobre. La sainte Objectivité doit y régner en maître ; attention gamin, on ne plaisante pas avec ces choses-là. Ses quatre murs dégoulinent de boîtes, toutes parfaitement identiques. Figée au centre, tendue comme un arc, je balaie d'un coup de pupille tout l'éventail humain, vu de l'intérieur. Autour de moi, le Catalogue des traits d'Esprit m'ouvre les pages d'un roman sans titre. Depuis le départ, personne ne sait vraiment quelle histoire raconter, mais il est de mise d'en connaître tous les chapitres. C'est déjà ça, se ranger.
Les boîtes obéissent à un classement qui n'a de nom que l'apparence maniaque de leur disposition. Aucun ordre alphabétique, pas l'ombre d'un code couleur. L'Inconscient a un raisonnement propre qui nous dépassera toujours. Il faut se faire à l'idée. Les scientifiques du Monde entier peuvent perfuser tous les rongeurs qu'il croiseront, ils n'éradiqueront jamais ce point d'interrogation. Ici en sous-sol, nous ne sommes plus une science exacte. La ponctuation n'a rien d'anodin.
Je toise le box des Fleur bleues. Ce doit être poétique de vivre ici, bercée entre deux notes de piano et un film livré avec dévideur de mouchoirs. J'hésite longtemps avant de l'ouvrir. La curiosité des parfums guide finalement mon geste. A l'arrivée, c'est un mélange sucré de pub pour Tahiti Douche et Ushaïa. De la nature, de l'utopie, une vie qui sent bon la pulpe de goyage. Un peu trop lisse pour moi, la boîte m'échappe des mains.
En face, le clan des Rebelles ne moufte pas. Et pourtant il m'attire. Se foutre de tout, ne rien respecter de ce qui nous détourne de notre Essentiel, dire merde à tout avec le sourire, c'est vendeur. Mais je me résigne à ne pas tenter la moindre approche. Quand j'enverrai promener la prochaine petite vieille qui me grille à la caisse sous prétexte qu'une boîte de petits pois passe plus vite que mes courses de la semaine, je postulerai. Peut-être.
L'écrin des Rêveurs, Artistes et autres Modeleurs de Réalité capte mon regarde. Il l'aimante, presque. Leur boîte n'est pas plus grande que les autres, et pourtant je crois y percevoir l'immensité d'un univers dont la carte de fidélité ne quitte jamais mon sac à main.
Je dissèque, lentement, la grandeur intime de cette pièce avant de me rendre à la douce l'évidence. Si une partie de mon encéphale doit rester ici, ce sera dans une autre boîte. Une nouvelle. Chevilles gonflées, caprice de star, égo surdimensionné ? Rien de tout ça. Les gens changent. Constamment, ils se rangent pour se déranger ensuite. Combien de fois ai-je vu une boîte s'ouvrir sous la pression pour qu'un esprit malin en profite pour déménager sur une autre étagère... Ces choses-là arrivent partout, tout le temps. Elles sont simplement plus visibles en sous-sol.
J'attrape une boîte vide, une étiquette vierge et ce crayon mal taillé. En quelques secondes, le crayon sur l'étiquette, l'étiquette sur la boîte et un morceau de moi dedans. Sur l'étagère. Me voilà rangée.
Cet écrin sera celui du trop plein de sentiments. Ceux qui vous retournent le coeur pour se loger au creux du ventre.
Il est si facile d'en rester à une lecture sommaire de l'Étiquette. Aucun risque, un jugement objectif. Et partout ces gens qui effleurent leur vie, trop occupés à rester aussi loin que possible de l'ouverture d'une boîte.
Et vous, je vous déteste de trop vous aimer. Je tombe si vite dans vos filets. Chaque pas que vous faites vers moi, ces morceaux d'étiquettes qui volent en éclats sont autant de mots que j'aligne sur le papier. Pour vous, à cause de vous.
Je ne saurai jamais rien faire d'autre que vous écrire. Vous raconter et vous décrire. Parce que je vous aime assez pour vous haïr.
Je ne tiendrai pas longtemps dans cette boîte. Bientôt, elle s'ouvrira sous ma pression et je m'en échapperai. Mais pour y revenir, qui sait.
Car je ne sais faire que ça. Aimhaïr le Monde, de toute ma boîte.
(c) 2011.
Grande idée, et superbe écriture...
· Il y a environ 11 ans ·yahn
Texte impressionnant de maîtrise : le vocabulaire est millimétré, l'imagination tellement foisonnante (l'idée des boîtes pour chaque caractère, quel régal !), le ton aussi oscille entre drôlerie et constat amer ! CDC.
· Il y a plus de 11 ans ·PS Je vous dirais bien qu'on ne peut que tomber amoureux de vous... mais je risque d'avoir l'étiquette "prédateur pervers planqué derrière son clavier" collé à jamais sur le front ! Pourtant, le vertige des rencontres, je l'ai vécu !
matt-anasazi
videntier sera sur ma boîte. absolurelatif sur une secondaire. J'aime bien les boîtes
· Il y a presque 12 ans ·jom
Grandiose l'idée de précipice, pour marquer le relief de nos sentiments. Ton texte donne l'impression que nos sentiments s'imbriquent comme dans "Cube". Chacun à sa logique pour faire son classement...
· Il y a presque 12 ans ·Belle envolée lyrique, profondeur de l'investigation émotionnelle. Talent incontestable... MM.
ulysse42