Amours d'enfants
cerise-david
Il y a de ces histoires d’amour qui sont chiantes à mourir. Je n’ai pas la chance d’en avoir vécu, je ne sais pas ce qu’est rentré chez soi et voir la même tête tous les soirs. Je ne sais pas ce que routine veut dire, j’ignore le sens du terme fidélité. Je vis. J’ai commencé à draguer à quatorze ans ; consciente de mon potentiel de séduction, j’ai fait tourner la tête de centaines de garçons, j’ai rendu jalouses les filles de mon entourage. J’ai jamais eu froid aux yeux, toujours menti sur mon âge. Après tout entre 18 et 25 ans on fait les mêmes choses, alors autant apprendre. Apprendre à se maquiller, à mentir, à grandir, sans se poser de questions. Les études étaient faciles, ma vie d’une simplicité déconcertante. Y’avait ma sœur et mon frère, de 7 ans mes aînés ; un modèle de sobriété et de réussite pour l’une, un déjanté ivre de sensations fortes pour l’autre. Des jumeaux si différents c’était pas permis… et pourtant, inséparables. Ils m’ont donnés cet équilibre qui me sauve aujourd’hui. Elle m’a appris la rigueur, il a partagé sa folie. Doux. Mes doudous, mes amis de toujours. Confident, il a toujours gardé un œil sur moi ; moralisatrice, elle n’a jamais abandonné l’idée de me voir réussir. Ils sont ceux que j’ai de plus cher. Mes parents c’est autre chose, trop occupé dans leurs vies moroses d’adultes, ils m’ont oublié dans les bras de ma nourrice, puis les jumeaux ont pris le relais… Je ne sais pas si on choisit de grandir, je sais juste que certaines personnes refusent leurs responsabilités. Mes parents font partis de cette catégorie, peu importe. On vit mieux sans eux, la liberté est partout dès la porte d’entrée franchie… l’envol possible, dès mes pieds sur le trottoir de la rue Iéna.
Ce matin, je prends un an au compteur. Je tire sur mes yeux dans la glace, le reflet me renvoi une grimace… J’esquisse un sourire. Trente ans. Les cernes hérités de ma mère m’en donnent cinq de plus. Je suis fatiguée, de jouer. Pas de fard à paupières aujourd’hui, pas de masque. Il faudra de toutes manières reprendre mon rôle ce soir, cette journée je vais la passer ailleurs. J’ai débranché le Blackberry, je suis descendu à la cave et j’ai décroché un vieux vélo à la chaîne rouillée. Un coup d’huile et quelques coups de pédale plus tard je m’élance vers l’Hôtel de ville. Assis au comptoir des artistes, je déguste un tartare et un verre de blanc.
Je me rappelle, je me souviens. C’’est ce moment que tu avais choisi pour rentrer dans ma vie. Une tignasse ébène laissant entrevoir deux émeraudes… un dos en triangle, cambré qui te donnant cette allure rassurante. Tu t’étais assis à côté de moi, j’avais repris un verre de vin. Tu m’avais demandé si le tartare était à la hauteur de mes désirs. J’avais répondu que malgré mon exigence naturelle ce repas était de loin mon favori… tu avais sorti ton carnet à croquis et commencer par dessiner la fourchette dans ma bouche, puis mon nez, puis mes yeux et la mèche qui à la fâcheuse manie de venir en cacher un. Puis, commandé un fondant au chocolat et offert un verre de vin. Tu m’avais tendu ta cuillère dégoulinante de crème anglaise et j’avais croqué dans le paradis. Sourire. Sur le croquis, était griffonné un numéro. Mon repas et notre gourmandise réglés, tu étais sorti en disant qu’une femme est toujours plus belle lorsqu’elle n’est pas maquillée…
Je ne me rappelle pas le trajet du retour, lorsque j’ouvre la porte de l’appartement mon frère est là, bronzé, souriant, de retour d’Australie pour une journée qu’il ne rate jamais. C’est une promesse, il tient celles que mon père oublie. Il cache quelque chose dans son dos… une petite boîte orange. Il dit qu’il est en avance mais qu’il ne peut plus attendre, que si j’attrape la boîte, ce qu’elle renferme sera à moi. Il m’a toujours donné le goût de l’effort, j’aime jouer au jeu du plus fort ; je lui saute dessus et on vient s’écraser dans le canapé. Eclats de rire. J’attrape le paquet et défait doucement le ruban. C’est une montre, de la maison Hermès. Cela fait plusieurs années que je la réclame. Il me répond qu’aujourd’hui je suis presque une femme. Je le regarde et je crois qu’il comprend que quelque chose à changer. Je repense à mon peintre… on sonne à l’interphone. Avec frénésie ; ma sœur, enjambe les marches quatre à quatre avant d’enfoncer la porte d’entrée sous le regard médusé de ma mère… C’est pas le genre de comportement qu’elle affectionne. Mais aujourd’hui tout est permis. Pas de compromis. Elle m’entraine dans ma chambre et renverse le contenu d’un énorme sac Longchamp sur mon lit. Elle dit qu’elle a fait du tri, qu’elle ne peut pas donner ses chaussures à n’importe qui, et qu’à presque quarante ans, il ya des choses qu’on ne peut plus se permettre de porter. On dirait notre mère… Dans le lot, une paire que je reconnais bien. On avait acheté cette paire de Louboutin ensemble, le jour où tu es parti, la semelle rouge attire mon regard qui doucement devient humide.
- On ne sait jamais quoi t’acheter, tu as tout ce qu’il faut alors comme je sais que mes affaires te plaisent, elles sont à toi. C’est un petit bout de féminité qu’on partage comme ça. Tu es trop gâté !
- C’est bien vrai, renchérit mon frère.
- Et quand bien même… l’important c’est que je vous aime.
Au moment où je prononce ces mots, je te revois… tu me manques. Je chasse ton souvenir en relevant la mèche capricieuse qui me cache les yeux. J’enfile les immenses talons et lace la montre à mon poignet. Le temps semble s’être arrêté… j’attrape mon sac et les clefs. On opte pour un japonais, la simplicité c’est important. J’ai jamais manqué de rien, aujourd’hui j’aurais pu être comblé. Il ne manque que toi. Alors que le repas s’achève, le patron du restaurant dépose devant ma mine ébahie un immense saladier où flotte une trentaine de petites bougies. Des dizaines de lotus illuminent mon visage… dessous nage un petit poisson comète. Larmes. Mes parents me regardent, ils sont touchants à vouloir me faire plaisir.
- Notre petit poisson a trente ans, ce n’est pas rien… dit ma mère émue.
C’est vrai, ça. J’ai trente ans, cinq passé avec toi, cinq à t’attendre ; avant ça ne compte pas. Tu m’avais offert le même poisson, au début. Lui aussi m’a quitté. Le plus drôle c’est qu’il s’appelait sushi. Le plus drôle c’est qu’ici personne n’a jamais su. Toujours gardé le silence, pour nous protéger. J’aurais du craindre de te perdre et j’aurais du hurler. On me voyait marier à un avocat, je rêvais de te faire l’amour dans les couloirs du Louvre. On me voyait mère de trois enfants, je ne voulais être que ta muse. J’avais vingt ans, je rêvais d’amour, d’eau fraîche, de voyages en bateau… tu as quitté le port sans ta sirène. On t’a demandé de ne plus revenir dans ma vie ; tu as, par amour, accepté de l’argent. On t’a payé grassement pour t’aider à disparaître. Tu as ouvert une galerie dans le marais. Je ne suis même pas invité aux vernissages. Tu étais un amour de jeunesse, je n’avais pas la tête sur les épaules…
Leurs rires m’extirpent de mes cauchemars. Mon frère me serre la main sous la table. Il sait que je cache quelque chose depuis des années. Il m’aide à remettre mon manteau.
- Tu es magnifique, chaque année plus belle. Je t’emmène quelque part. Rien que toi et moi.
- Tu me sauves la vie…
- C’est toi, ma vie.
Il dit toujours ça. On prend sa voiture, il roule vite, grille plusieurs feux rouges, on traverse le pont Marie. On va dans le marais, il se gare. Une exposition. Des cœurs dans une vitrine.
- C’est quoi l’amour pour toi ? me demande t-il en entrant.
- J’en sais rien, c’est fort. C’est beau, c’est abstrait. C’est un peu comme l’art.
- C’est de la jalousie aussi…
Je ne comprends pas où il veut en venir. Mon frère a de ça qu’il part toujours plus loin dans son raisonnement, le commun des mortels ne le comprend pas. J’ai souvent du mal à le suivre.
- J’explique, parce qu’apparemment... Je t’aime, comme un frère aime sa sœur. Je t’aime parce que tu es ma chaire et mon sang. Je t’aime aussi fort que ta sœur même si tu n’es pas ma jumelle. Jusque là tu es toujours d’accord.
- Je t’aime aussi fort que ça…
- C’est très bien, heureusement que tu réponds ça… sinon nous serions reparti… donc je disais, sachant que je t’aime autant qu’il m’est permis de t’aimer, devrais-je être jaloux de ne pas connaitre tes secrets, de découvrir que tu m’as caché quelque chose ?
Je reste silencieuse. Je ne sais pas ce qu’il attend de moi, je ne comprends pas ce qu’il veut comme réponse, comme aveux, comme explications.
- Je ne te suis pas ?
- Sans doute ne vois-tu pas de quoi je parle. Admettons, montons à l’étage, je vais te montrer quelque chose qui te mettra sur une piste.
On grimpe à l’étage où une série de tableaux sont exposés… l’un d’eux est immense, au centre un visage, je m’approche…
- Avoue que j’ai le droit de me poser des questions quand, un pote m’appelle et me dit que ma sœur a servi de modèle à un peintre contemporain pour une série sur l’amour… je ne sais pas si tu as remarqué mais tu es partout dans la pièce… et qui plus est, sous toutes les coutures.
- …
- Oui, je comprends. Se voir exposer dans le simple appareil ça doit faire bizarre, mais selon « lui » tu étais consciente et consentante…
- Selon « lui » ?
- Tu croyais pas que j’allais laisser un mec exposé des croquis de ma sœur à poil sans rien dire…
- J’étais d’accord… c’était y’a si longtemps… mais j’étais d’accord…
- Tu te décides à m’expliquer ou j’appelle papa et je lui demande de faire fermer l’expo ?
Je l’ai trainé dehors, je me suis engouffré dans le premier café que j’ai trouvé. J’avais besoin d’un bon verre de vin, peut-être même de quelque chose de plus fort. J’ai opté pour une vodka. J’ai commencé par notre rencontre, les larmes ont commencés à rouler sur mes joues doucement. Comme si on ouvrait une boîte, qu’on renversait un sablier. Le silence nous tut. Tout doucement, je me suis replongé dans des souvenirs que j’avais cadenassés. Et j’ai tout dit. Je voyais le visage de mon frère se raidir, puis se détendre. Je sentais qu’il m’en voulait. Pas de lui avoir caché, non. Juste d’avoir souffert toute seule. De souffrir encore. Il m’a dit qu’il était désolé. J’ai fini en lui disant que je n’avais plus de nouvelles, que la seule chose qui me restait de « lui » c’était ce foutu croquis, dans une vieille boîte. Je lui ai fait promettre de ne rien dire à papa. J’ai promis de sécher mes larmes, et nous sommes rentrés… Quand il m’a laissé en bas de mon appartement, il m’a tendu un bout de cahier déchiré.
- Celui sur le croquis ne doit plus être d’actualité… peut-être que ça te servira, peut-être que ça finira dans la vieille boîte avec l’autre. Quelque soit ton choix, je serais là. Tu es une femme, la plus forte et la plus belle que je connaisse. Après ta sœur qui est mon égal…
- Merci, dis-je en souriant.
- Je t’aime, à plus tard. Je te laisse te préparer. On passe te prendre dans une petite heure, ta sœur veut aller au Barrio… on avisera, on se fait vieux.
- On est de grands enfants…
J’ai claqué la porte de mon appartement et j’ai glissé le long du mur. Le bout de mes Louboutin est devenu flou. Je ne voyais plus les aiguilles de la montre, tout s’est brouillé. Tout était noir. Je ne savais plus. Je me suis trainé jusqu’à la salle de bain, mon visage dans la glace était déformé par l’eau de mes yeux. J’ai passé une main sur mes joues, j’ai pris le papier froissé dans ma poche. J’ai appuyé sur les touches du Blackberry, doucement. J’avais peur, peur de me tromper, peur qu’il m’est oublié, peur qu’il soit parti, peur qu’il aime ailleurs, une autre. Juste peur comme une gamine qui sort en boum pour la première fois, peur comme pour un premier slow, un premier baiser. Les amours d’antan laissent des traces… c’était il y a cinq ans. Première sonnerie ; je devrais raccrocher. Deuxième sonnerie ; il m’a certainement oublié. Troisième sonnerie ; c’est une mauvaise idée.
- Allo ?
- …
- Allo ?
- Marc…
- Oui, c’est moi. Qui est à l’appareil ?
- … je, j’ai vu l’exposition… j’ai trouvé ça magnifique… je ne pensais pas qu’un jour…
- Lisa ?
- Oui…
- Tu as vu les toiles ? Tu étais à l’exposition ?
- Oui, c’était mon cadeau. Mon frère t’as appelé je crois…
- Je l’ai supplié de ne pas t’y emmener… je vois qu’il n’a pas tenu compte de ma demande.
- Il l’a fait pour moi. Pour que tout ça se termine.
- Peut-être qu’il a eu raison.
Des éclats de rires, rire d’enfant. Juste dans son dos. Il s’est tut. Il avait continué sa vie, l’avait réussi. Il aimé quelqu’un. Pas aussi fort que moi, il ne m’avait pas oublié. Mais cet hommage c’était une façon de me dire au revoir. Et dans mon cœur, y’a eu comme un soulagement. On avait rouvert les robinets. L’air circulait à nouveau. Je me suis sentie bien, mieux. J’en avais fini d’attendre. J’avais connu l’amour, celui qu’on compare à des erreurs de jeunesse, celui qu’on oublie jamais… celui qui a fait ce que je suis… c’était bon, de pouvoir tourner la page. Ensemble. J’ai raccroché, en promettant de passer à la galerie, dans quelques temps. Juste pour dire bonjour et finir l’exposition. Il m’a dit merci. Que cette expo, il me l’a devait…
J’ai pris une douche et après avoir pesé le pour et le contre, j’ai reposé le rimmel. Sur le bord de l’évier, comme il y a dix ans. J’ai trente ans et le cœur bien, peut-être que je ne retrouverais pas l’amour d’un peintre. Peut-être je n’aurais pas d’enfants, peut-être que j’oublierais de me marier. Peu importe. On a sonné à l’interphone, j’ai dévalé les marches. Ce soir, on sera de grands enfants, oubliant un peu ces amours qui nous rendent si tristes et qui pourtant, nous façonnent doucement.
T'as eu raison, j'ai beaucoup aimé ce texte. Tout ce qui pue le remord et le deuil j'adore ça. Et la fin est tout simplement sublime, bien écrite, touchante et elle nous ramène presque à une remise en question, presque ;).
· Il y a presque 12 ans ·Vu que t'as lu maintenant plusieurs de mes Journaux de bar avec le personnage au sky, je te joint le premier épisode, au cas ou il te prendrait l'envie de les lire dans l'ordre. A plus!
Bryan V
Par curiosité, je remonte au hasard le fil de tes textes, et encore un que j'aime. J'adore ton style, je peux le,dire dis, Cerise ?
· Il y a plus de 12 ans ·Alice Neixen
suite!!!!: écoute je ne sais pas ce que j'en penserai dans quelques heures, mais la je l'ai lu d'une traite, plus court ça aurait été con, plus long ça aurait été chiant. c'est pas émouvant c'est bien fait putain, c'est maitrisé, ça sentirai presque l'exercice tellement ça respire les règles d'une nouvelle. ( c'est un compliment )Je sais pas ce que les éditeurs reçoivent en ce moment, mais avec tout ce que je lis, c'est tellement rare de pas soupirer ou de ne pas se demander si le paragraphe suivant va nous faire définitivement abandonner la suite, pourtant c'est pas les synopsis prometteurs qui manquent ! Voila c'est personel, et j'écris à vif... je kifff *smille*
· Il y a presque 14 ans ·jone-kenzo
suite: mais putain PU-BLI-CA-TION je me suis pas fait chier, c'était un décor paraissant idyllique j'ai tremblé en voyant le portrait famillial ayant peur du mille fis vu de l'attendu... Bien sur je reconnais des choses de toi,
· Il y a presque 14 ans ·jone-kenzo
ALORS LA ! petite enfoirée ! Tu m'as fait lire je ne sais combien de texte pour mettre celui là au milieu! C'est la meilleure chose que tu n'ai jamais écrite !!!! ENCORE ENCORE ENCORE !!!yeahhhhhhhhhh !!!!!
· Il y a presque 14 ans ·jone-kenzo
Superbe ce texte. Merci à toi Cerise pour le partage...
· Il y a presque 14 ans ·denis-saint-jean
La fin est magnifique, et que de vérités ! Sublime. Merci Cerise pour ce "vrai" retour en beauté !
· Il y a presque 14 ans ·Lézard Des Dunes
Suis à 100 % d'accord avec Agathe. Que c'est bon de te retrouver joli fruit !!!
· Il y a presque 14 ans ·bibine-poivron
Contente de te retrouver cerise. C'est très beau et émouvant ce texte...
· Il y a presque 14 ans ·agathe
Contente de te retrouver cerise. C'est très beau et émouvant ce texte...
· Il y a presque 14 ans ·agathe